Lorsqu'on m'a demandé de venir ici vous parler des « Problèmes de l'histoire de la presse », ma première réaction fut d'y renoncer. En effet, sachant que je suis moi-même très loin d'être spécialiste en ce domaine, je ne pouvais que rester assez sceptique à l'égard de l'intérêt qu'un tel entretien vous apporterait. Néanmoins, je me suis laissée convaincre, mais ce n'est pas sans crainte que j'aborde ces « Problèmes» devant vous. J'espère toutefois que ce bref exposé vous permettra de connaître quelques-unes des questions qui passionnent les historiens de la presse à l'heure actuelle et qu'ainsi vous n'aurez pas tout à fait perdu votre temps.
D'abord, je voudrais rappeler devant vous ce qu'est l'Histoire de la presse, car c'est là un terme très général qui se divise en deux sections distinctes : la presse au service de l'histoire et l'évolution historique de la presse elle-même. La première section est évidemment de loin la plus importante. En effet, ce n'est qu'assez récemment que les historiens se sont aperçus quels sont les trésors que l'on trouve couramment dans la presse, et j'entends par là les journaux et les revues. Gomment étudier l'histoire littéraire du XVIIe et du XVIIIe siècles sans tenir compte du Mercure galant ou de la Gazette de Théophraste Renaudot ? Comment dégager les événements historiques de la révolution de 1789 sans étudier les innombrables journaux parus à cette époque ? Comment aborder l'histoire de la science sans interroger le Journal des savants ou les multiples revues scientifiques ? Mieux que le livre, ces publications périodiques offrent une image vivante de l'évolution historique dans chaque domaine. Aussi est-il d'une extrême importance de révéler aux historiens, actuels et futurs, l'existence et l'intérêt de la presse, travail qui se fait d'ailleurs dans plusieurs universités, et ici même à la Sorbonne. Nombreux sont déjà les diplômes concernant l'histoire de la presse ayant été soutenus à Paris ou en province. La liste de ces diplômes révèle la diversité des sujets choisis et donne ainsi un aspect de toutes les possibilités de recherches historiques que la presse met à la disposition des chercheurs. Pour faciliter ces recherches, les bibliothèques doivent avant tout mettre l'effort sur la publication de répertoires, de catalogues, etc., afin de faciliter l'accès des collections, car c'est là la première condition pour développer cette Histoire par la presse. A cela on doit évidemment ajouter les collections de coupures de journaux sur un sujet déterminé ou le dépouillement des articles, instruments de travail très précieux pour celui qui doit se documenter rapidement sur tel ou tel sujet, par exemple le journaliste qui, du jour au lendemain, doit écrire un article sur un personnage ou sur un fait historique. Pour l'historien pur, la première nécessité reste toutefois la connaissance précise des collections dans lesquelles il puise les faits qui l'intéressent.
La deuxième partie de l'histoire de la presse concerne donc l'évolution même de la presse et garde ainsi un caractère beaucoup plus restreint. Une telle étude est également utile et intéressante mais s'adresse à un petit nombre de spécialistes.
Les problèmes que suscitent l'une et l'autre sections sont régulièrement étudiés et débattus dans le cadre de l'Association internationale des études et recherches sur l'information et dans celui de la Commission internationale d'histoire de la presse qui, cette année, a été admise, très justement, dans le cadre du Comité international des sciences historiques.
Lors du XIe Congrès international des sciences historiques, cet été à Stockholm, un colloque fut consacré tout spécialement à l'histoire de la presse. En effet, la Commission internationale d'histoire de la presse put ainsi réunir des délégués d'un grand nombre de pays tels que l'Allemagne occidentale et orientale, l'Italie, la Belgique, la Suède, la France, Israël, les Etats-Unis, l'Union Soviétique, le Canada, etc. Pendant 48 heures, des spécialistes de l'histoire de la presse purent confronter leurs idées et leurs recherches ; de même, ils eurent l'occasion d'exprimer leurs désirs concernant l'établissement de nouveaux instruments de travail, ce qui devait retenir particulièrement mon attention en tant que représentante d'une grande bibliothèque dont les collections périodiques servent couramment de base aux recherches des historiens.
Les deux jours de travail comprenaient un certain nombre de rapports généralement suivis de discussions animées. Parmi ces rapports, je retiens d'abord celui présenté par M. Harold Nelson, de l'Universiré de Wisconsin, qui parla de la Liberté de la presse dans les colonies d'Amérique. Son étude nous permit de voir l'évolution de la presse américaine du XVIIIe siècle vers sa liberté tant souhaitée par l'opinion publique. L'auteur nous montra comment la prudence des rédacteurs et l'indifférence des imprimeurs disparurent au moment du Stamp Act (1765). La figure la plus célèbre parmi ces rédacteurs-imprimeurs prudents fut certainement celle de Benjamin Franklin appelé souvent the prudent printer. En raison de la menace économique, le public, les rédacteurs et les imprimeurs s'unirent alors dans l'opposition au Stamp Act qui devait céder la place à la liberté de la presse dans les années qui suivirent.
La communication de M. Francesco Fatorrello de Rome, sur les Journaux de guerre du XVIIe siècle nous fit connaître les résultats des recherches menées par l'auteur dans l'importante collection de ces feuilles volantes conservée à la Bibliothèque Estense à Modène. M. Fattorrello put ainsi constater que chaque feuille n'avait qu'un seul rédacteur qui vivait au milieu des événements, à peu près comme le font aujourd'hui nos correspondants de guerre. A la suite de ce rapport le Dr Vladimir Klimeš, de Prague, suscita l'idée d'une étude comparée des différentes éditions de ces journaux militaires, car grâce à une telle étude on pourrait connaître un aspect de l'évolution du journalisme dans les différents pays.
La première journée du colloque fut également consacrée à deux études intéressantes prononcées par deux délégués de la France.
M. Jacques Godechot, de la Faculté des lettres de Toulouse, nous parla de la Révolution occidentale et du développement de la presse. Il démontra l'influence des mouvements révolutionnaires sur la liberté de la presse en Europe et ailleurs et rejoignit ici l'étude faite par le professeur Nelson. L'Angleterre institua déjà légalement cette liberté, en 1776, par le Libel Act, tandis que les autres pays obtinrent la liberté de la presse après 1789. En outre, la Révolution entraîna la multiplication des journaux (par exemple, en Allemagne alors que 260 journaux sont publiés dans la décennie 1740-1750, il y en a 410 entre 1760 et 1770, 718 entre 1770 et 1780 et 1 255 dans la décennie suivante ; en France, le nombre des gazettes passe de 35 en 1789 à plusieurs centaines en 1792, et aux Etats-Unis, il passe d'une vingtaine vers 1770 à 43 en 1783 et 60 en 1780). De même, à la suite de la Révolution, on vit apparaître les journaux dans des pays où ils étaient jusqu'alors inconnus, par exemple en Egypte (Le Courrier de V Egypte et La Décade égyptienne) et en Turquie (La Gazette française de Constantinople).
M. Godechot insista sur la nécessité d'établir un recueil des lois sur la presse édictées entre 1770 et 1815. Il souhaita également la constitution d'un catalogue complet des journaux révolutionnaires (même au-delà de la France), et la discussion qui suivit ce rapport montra l'accord des spécialistes sur le besoin de connaître les collections de journaux dans les différents pays.
M. Pierre Guiral, de la Faculté des lettres d'Aix-en-Provence, traita de la Presse française et de la conquête de l'Algérie (1830-1848). Son étude était fondée sur des journaux comme la Démocratie pacifique, l'Algérie, la Gazette de France, la Presse, le Sémaphore de Marseille, etc. Il montra comment la presse française était, dans son ensemble, favorable à la conquête de l'Algérie, bien que conservant toujours une attitude critique. L'auteur pro posa également d'utiliser la presse pour l'étude historique de la colonisation. Après la France en face de l'Algérie, on pourrait, par exemple, étudier la Belgique en face du Congo, et ainsi de suite.
Comme vous pouvez le constater, cette première journée réunit surtout des exposés sur des sujets historiques assez précis en insistant sur les problèmes provoqués par l'absence ou l'insuffisance d'instruments de travail appropriés.
On dut attendre le deuxième jour du colloque pour voir traitées les questions et les problèmes mêmes que suscite l'étude historique de la presse. Ici les deux orateurs furent M. Folke Dahl, de Gôteborg, et M. Jacques Kayser, de l'Institut français de presse.
Le rapport du premier s'intitula : Description et inventaire des documents journalistiques. M. Dahl, grand spécialiste de l'histoire des premiers journaux, donna des indications utiles sur la méthode à appliquer dans l'étude historique des premiers documents journalistiques. Il avait divisé son rapport en deux parties : les documents écrits (written documents), à savoir les lettres, les décrets, les proclamations royales, etc., et les documents imprimés (printed documents) tels que les nouvellesj imprimées, les pamphlets, les poèmes satiriques et, surtout, les journaux. L'exposé de M. Folke Dahl avait été illustré par une belle exposition à la Bibliothèque royale de Stockholm, inaugurée la veille par l'Administrateur de cette bibliothèque. Je voudrais insister sur cette exposition, intitulée Naissance de la presse européenne et établie par les soins de M. Dahl, car elle permit aux participants du colloque de voir un ensemble étonnant des premiers journaux imprimés en Europe. En effet, les collections de journaux de la Bibliothèque royale de Stockholm sont très riches pour cette époque, et cela sur un plan international. Ce n'est pas sans fierté que l'on vous cite cette phrase qu'un visiteur étranger aurait prononcée un jour : « La Bibliothèque royale est la Mecque de l'historien des journaux ! » Et pour quelle raison cette bibliothèque dispose-t-elle d'un si grand nombre de journaux du XVIIe siècle ? Il semble que, déjà au XVIe siècle, une tradition fut instituée par le roi Gustave Vasa (1496-1560) qui demanda aux jeunes nobles suédois faisant leurs études dans les universités étrangères de lui envoyer des nouvelles à la main. Ces lettres furent conservées aux archives royales et, plus tard, lorsque les premiers journaux imprimés firent leur apparition, les jeunes étudiants suédois les envoyèrent au Roi ou au Conseil qui les joignirent aux nouvelles à la main conservées aux archives. Ainsi ces premiers journaux échappèrent aux diverses perturbations ou destructions.
A la fin du siècle dernier, ces collections furent transférées à la Bibliothèque royale et constituent ici un trésor incomparable pour l'historien qui désire, par exemple, étudier le même événement historique à travers les gazettes des différents pays d'Europe. L'exposition pour laquelle M. Folke Dahl avait élaboré un excellent catalogue, nous donna l'occasion de voir un exemplaire d'un des premiers journaux imprimés allemands, la Gedenckwürdiger Zeitung de 1610, un exemplaire de 8 courants imprimés pendant la même semaine (du 27 août au 2 septembre 1645) à Amsterdam, un exemplaire des Nouvelles ordinaires de divers endroits, du 31 octobre 1631, par Louis Vendosme, un exemplaire du 3 décembre 1632, de la Gazelle de Théophraste Renaudot, etc.
A l'issue de l'exposé de M. Folke Dahl, le délégué de l'Allemagne orientale fit savoir que l'on élabore actuellement à Leipzig un catalogue des journaux du XVIIe siècle comprenant aussi les pamphlets les plus anciens. Un catalogue analogue est élaboré à Brème mais sur un plan plus vaste. Il serait souhaitable, semble-t-il, de créer un centre d'information et de recherches pour l'inventaire et la description des journaux.Le rapport de M. Jacques Kayser traita de la Méthodologie de l'histoire des journaux imprimés et de la valeur de la documentation journaliste pour l'historien. M. Kayser forma ici quelques voeux à réaliser dans le cadre de la Commission internationale d'histoire de la presse. Il souhaita d'abord l'élaboration d'histoires nationales de la presse qui pourraient ensuite servir de base à son histoire internationale. Ces travaux devraient être menés de façon scientifique. Une commission pourrait mettre sur pieds un schéma concernant les recherches des historiens de la presse. M. Kayser fit la proposition suivante : Etablir un résumé sous forme de questionnaire, faire ensuite la synthèse de toutes les remarques exprimées au sujet de ce résumé et soumettre enfin cette synthèse à tous les membres de la Commission internationale d'histoire de la presse.
L'Assemblée générale, dernière étape du colloque, adopta la proposition de M. Kayser.
Ainsi au cours de la deuxième journée du colloque, problèmes, propositions et solutions prirent forme. Participants et rapporteurs furent d'accord sur la nécessité d'établir des répertoires, des catalogues collectifs, des études comparées, des monographies etc., afin que l'Histoire de la presse, cette jeune branche des sciences historiques, puisse disposer d'instruments de travail adéquats. La coopération internationale est ici, comme ailleurs, d'une importance très grande.
Par conséquent, ce colloque en marge du grand Congrès international des sciences historiques fut très apprécié par tous les participants. Bien des spécialistes ne se rencontreraient jamais si de telles réunions internationales n'avaient pas lieu, et les conversations échangées à cette occasion ajoutaient certainement à l'intérêt du colloque.
Je ne sais si j'ai su dégager ici quelques problèmes et quelques idées suscités à Stockholm, mais j'espère que vous avez malgré tout senti que cette discipline, si utile, peut être passionnante et passionne en effet des érudits dans le monde entier. A l'heure actuelle où la presse tient une place de plus en plus importante dans les activités politiques, scientifiques, littéraires, etc., il est temps de s'occuper aussi de son évolution historique. Mais la presse doit avant tout faire partie des études historiques en général, puisqu'elle enferme l'histoire de l'instant et de tous les jours mieux que tout, autre moyen de diffusion.