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Le rôle éducatif des bibliothèques et l'information politique, économique et sociale : Problèmes et perspectives d'action

1961

    Le rôle éducatif des bibliothèques et l'information politique, économique et sociale : Problèmes et perspectives d'action

    Par Jean Hassenforder

    I. - La nécessité de l'information

    La valeur dominante dans les sociétés traditionnelles est la notion de continuité, de permanence. Dans le dur combat contre une nature souvent hostile, la civilisation incarne la continuité entre les générations qui passent. Ce sont les anciens qui gouvernent grâce à l'expérience acquise. L'instruction est le privilège d'une élite gouvernante. Les connaissances évoluent peu. La culture change peu.

    La valeur dominante dans les sociétés modernes est la notion de progrès. L'évolution est permanente, rapide. Il y a de fréquents conflits entre générations, car les jeunes acquièrent des connaissances nouvelles, incarnent des valeurs nouvelles. L'instruction est généralisée et on parle de « culture de masse ». La culture évolue rapidement. Dans ce monde moderne, le problème de l'information prend une place capitale. Seule l'information permet de remédier à de dangereuses disparités.

    On assiste en effet à un triple décalage.

    Tout d'abord, il y a un décalage entre la découverte d'une part, sa vulgarisation et son application de Vautre. Un économiste réputé, Jean Fourastié, écrit à ce sujet : « L'homme rencontre les problèmes de l'information, comme jamais l'humanité ne les a rencontrés... La découverte se fait plus vite que l'information... Voilà le drame fondamental de l'humanité. Si nous ignorons même l'information scientifique il n'est pas élonnant que nous ignorions aussi les techniques qui en résultent, et il est encore moins étonnant par conséquent que nous soyons surpris des transformations que ces techniques impliquent clans la réalité économique et sociale... Le monde est tellement complexe et les interconnexions entre les faits si nombreuses que pour agir correctement, il faut être informé d'une foule de faits dans leur réalité mouvante... (2) »

    Ce décalage entre la découverte et sa vulgarisation est coûteux économiquement et humainement. Cela est évident dans le domaine des sciences pures et appliquées.

    Si par exemple une découverte médicale reste longtemps le privilège d'un petit nombre de savants, des hommes mourront qui auraient pu être sauvés.

    Ce qui est vrai dans ce domaine est également valable dans le domaine économique et social. Une vulgarisation insuffisante des données de la science économique dans l'opinion et dans le corps dirigeant qu'elle s'est choisi, entraîne des réactions mal éclairées, aux conséquences fâcheuses. Un autre économiste réputé, Alfred Sauvy, écrit ainsi : « Les Français auraient sans doute un revenu national de moitié supérieur à ce qu'il est, si, sans rien abandonner de leurs opinions politiques et doctrines respectives, ils avaient, depuis une génération, connu les données de fait des questions dont ils s'occupent » (3) . Il pose ainsi le problème de la vulgarisation et de l'information économique et sociale.

    I1 y a également un décalage entre le monde en évolution et la représentation de ce monde dans l'esprit de beaucoup de gens qui ne perçoivent pas les transformations et s'attardent à des images anciennes ne correspondant plus à la réalité. Un tel décalage est singulièrement dangereux, car il engendre de l'angoisse, des réactions passionnelles parfaitement inadaptées dont les conséquences sont néfastes. Les exemples abondent dans le domaine éducatif, dans le domaine politique. Le monde de 1960 est bien différent du monde de 1930 : on assiste à la participation croissante de l'Asie et de l'Afrique au concert mondial, à la disparition des anciens privilèges coloniaux. Ne pas être conscient de cette évolution, s'y opposer avec violence c'est provoquer des tensions coûteuses. A la base, il y a un manque d'information.

    Enfin, on notera une troisième disparité liée au degré inégal d'information des différents groupes sociaux.

    Certains groupes sont bien informés et ont une attitude évoluée. D'autres sont mal informés et ont une attitude inadaptée qui ne correspond pas à la réalité du monde. Des attitudes différentes, opposées, il résulte des tensions coûteuses, une inharmonie profonde du corps social.

    D'autre part, par suite du manque d'information et de connaissances, la participation des masses à la vie des institutions politiques s'avère insuffisante. Il y a là une menace au bon fonctionnement de la démocratie.

    Il est évident que l'homme est une unité où interfèrent l'intellectualité et les facteurs affectifs. L'information, pour être efficace, ne doit pas revêtir un aspect uniquement intellectuel. Ce qui est en cause, ce ne sont pas seulement les idées, mais aussi les images, les attitudes. Les moyens employés seront donc variés. A côté de la lecture, il faut prévoir l'emploi des moyens audiovisuels, la part des relations humaines. Des recherches ont montré l'efficacité des groupes de discussion qui parviennent à modifier durablement les attitudes des participants. La lecture du journal, du magazine, du livre reste le moyen privilégié de l'étude personnelle, de la documentation réfléchie.

    II. - Attitude des bibliothécaires

    L'action des bibliothèques à rôle éducatif doit s'insérer dans cette perspective d'information.

    Nous devons contribuer à une prise de conscience de ces perspectives par tous les bibliothécaires et pour cela bien marquer notre originalité par rapport à la mentalité traditionnelle.

    I1 y a actuellement une crise de la culture française. L'idéal du « lettré » implicitement présent dans la représentation de l'existence par une large fraction de la bourgeoisie française ne répond absolument pas aux exigences du monde moderne. Lettres, histoire ancienne, beaux-arts délimitent une forme culturelle devenue trop étroite. Les attitudes scientifiques, techniques, expérimentales sont encore trop souvent minoritaires.

    Le retard des sciences humaines, l'intérêt insuffisant porté à la vulgarisation scientifique, la place mineure accordée aux techniques dans la formation générale, le retard de la conscience statistique et documentaire, le retard de l'éducation pour adultes sont des symptômes parmi d'autres d'une inadaptation de notre culture. Cette situation apparaît avec évidence dans notre secteur d'activité. Elle ressort d'une étude sur la politique d'acquisition des bibliothèques municipales. En 1957, 30 bibliothèques municipales recevaient la Revue de métaphysique et de morale ; 19, la Revue des études latines. Par contre 9 seulement recevaient l'importante revue économique de l'I.N.S.E.E. : Etudes et conjoncture ; 1, Homme et technique ; 1, Jeune patron.

    Cette situation ressort également des témoignages de militants et d'animateurs d'éducation populaire qui ne trouvent pas, dans beaucoup de bibliothèques municipales, la documentation dont ils ont besoin pour leurs activités militantes.

    Notre groupe doit donc avoir pour but de provoquer une prise de conscience et de susciter l'adhésion de la majorité des bibliothécaires à ces perspectives d'action.

    Notre groupe doit donc avoir pour but de provoquer une prise de conscience et de susciter l'adhésion de la majorité des bibliothécaires à ces perspectives d'action.

    Il est évident que ces perspectives ne sont pas sans soulever un problème d'ordre éthique. Comment être objectif dans un domaine si controversé ? Ce problème n'est pas particulier aux bibliothécaires. Il intéresse tous les éducateurs qui veulent promouvoir une culture en relation avec la vie.

    On notera que les bibliothécaires sont plus favorisés que les autres éducateurs. En effet, ils n'interviennent pas directement. Ils proposent une documentation variée sur laquelle s'exerce la réflexion personnelle des lecteurs. La bibliothèque est le champ d'action éducatif dans lequel il est le plus facile de respecter la neutralité, sans mettre aucune question entre parenthèses.

    Il est évident que se pose également un problème de formation. Le choix des livres, les conseils à donner aux lecteurs, éventuellement la conduite de groupes de discussion exigent une certaine formation qui sera acquise peu à peu. Notre groupe met au premier plan cette action de perfectionnement.

    III. - Les moyens

    Le périodique, l'ouvrage documentaire, le roman sont les sources de cette information politique, économique et sociale.

    Le périodique. - Dans les bibliothèques françaises, l'intérêt porté aux périodiques est trop souvent insuffisant. On y trouve trop rarement ce qui existe presque toujours dans les bibliothèques publiques britanniques, une salle spéciale pour les journaux et les hebdomadaires. Par là, la bibliothèque publique anglaise contribue à l'éducation civique de son public qui est ainsi à même de comparer la présentation de l'information dans les journaux de différentes tendances. Cette formule, appliquée dès l'origine dans certaines bibliothèques municipales anglaises, date peut-être, mais elle marque une orientation fondamentale sur laquelle il serait bon de réfléchir.

    Un rapport rendant compte d'une étude de marché effectuée pour le Cercle de la librairie montre que la majorité des Français s'intéresse avant tout à cette forme de documentation qui leur apparaît comme plus « actuelle ».

    41,5 % de l'échantillon lit à la fois livres et périodiques, 51,5 % lit uniquement des magazines et des journaux. Une des motivations dominantes de la lecture est la recherche de l'actualité. Il faut donc utiliser cette motivation, conduire par étapes le lecteur du périodique au livre qui lui fournira un moyen de mieux comprendre les faits quotidiens.

    Pourquoi par exemple ne pas présenter régulièrement, à côté de quelques photos de magazines, les livres permettant de mieux comprendre tel ou tel événement d'actualité : le Congo, les élections américaines, etc. ?

    Isoler le livre des autres formes de documents réduit considérablement les possibilités d'une élévation du niveau culturel de la masse indifférente aux livres. En dehors de l'hebdomadaire et du magazine, il existe d'ailleurs de bonnes revues accessibles au grand public et riches de contenu en ce domaine.

    D'autre part, on mettra ici l'accent sur l'intérêt présenté par certaines publications de la Documentation française : Notes et études documentaires en particulier. Il y a là une documentation précise et variée qui peut répondre au désir de beaucoup de compléter leur information.

    Le roman. - Le roman est une source de documentation dans le domaine qui nous préoccupe. Une vaste fraction du public est rebutée par le caractère abstrait de l'ouvrage documentaire. Le roman, au contraire, fait appel non Feulement à l'intelligence, mais aussi à la sensibilité de l'individu.

    A cet égard, il faut noter la technique des cercles de lecture mise au point par le mouvement d'éducation populaire « Peuple et Culture ». Un montage de textes est présenté et au cours de la discussion qui suit,le public prend conscience des problèmes posés par le livre. Il est possible d'indiquer à la fin de la réunion des ouvrages complémentaires : romans et ouvrages documentaires permettant d'approfondir la question étudiée.

    Les ouvrages documentaires. - Les ouvrages intéressant la documentation politique, économique et sociale sont nombreux, mais beaucoup ne sont pas directement accessibles au grand public.

    Au cours de notre enquête sur la lecture de l'ouvrage documentaire, plusieurs bibliothécaires avaient relevé des lacunes dans l'édition en ce domaine. Il y aurait une recherche très intéressante à mener sur l'attitude du lecteur moyen face aux ouvrages de cette catégorie et sur les méthodes à employer pour développer la lecture de ces ouvrages. Ainsi, dans les bibliothèques publiques de New-York sont organisés des cycles de réunions de discussion portant sur des essais intéressant les sciences politiques.

    Notre réflexion doit déboucher sur des perspectives d'action. Il faut renforcer les liens entre les bibliothèques et les autres secteurs éducatifs : l'enseignement, l'éducation des adultes, les mouvements de jeunesse. Il faut renforcer les liens entre bibliothèques de lecture publique et centres de documentation spécialisés afin que le lecteur moyen puisse, comme dans d'autres pays, se procurer rapidement les ouvrages d'étude qui peuvent être absents dans les bibliothèques en contact avec le grand public, afin aussi que ce lecteur moyen puisse bénéficier d'une orientation bibliographique complète. La documentation doit être organisée de la base au sommet. Enfin, il faut créer les instruments de travail indispensables : bibliographies spécialisées, expositions et mettre au point les techniques propres à intéresser le lecteur.Cette première confrontation est donc un point de départ.

    (1). Exposé fait a la Section des petites et moyennes bibliothèques à rôle éducatif, le 5 décembre 1960. retour au texte

    (2). Fourastié (Jean), Le Grand espoir du XXe siècle, Paris, P.U.F., 1952, p. 223. retour au texte

    (3). Sauvy (Alfred), La Nature sociale, Paris, A. Colin, 1957, p. 279. retour au texte