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Le précédent article consacré à la Bibliothèque municipale de Bourges avait exposé la situation actuelle, assez pénible, de cet établissement, dans un local vétuste et inconfortable, et le projet de son transfert dans l'hôtel Témoin, donné à la Ville de Bourges en 1947 ; après un bref historique et une description de cet hôtel, j'avais présenté, dans ses grandes lignes, le plan d'aménagement.
D'assez importantes modifications au plan primitif étant survenues depuis lors, par suite de diverses circonstances, M. MARTY, président de l'A.B.F., me demande de reprendre le même sujet, en l'étoffant un peu et en exposant les nouveaux projets relatifs à la future Bibliothèque.
Après avoir évoqué les tribulations passées de la Bibliothèque de Bourges, j'en viendrai donc ensuite à parler d'un avenir désormais prochain, et, espérons le, heureux.
La misère, tant au point de vue du local lui-même que de toute l'installation matérielle, n'a jamais cessé d'être le lot de la Bibliothèque de Bourges, depuis ses origines. Que de livres anciens et précieux ont été perdus, abimés à tout jamais (ou volés) dans les dépôts constitués à la suite des confiscations révolutionnaires ! Le 25 thermidor an IV, des professeurs de l'Ecole Centrale du Cher se plaignaient au Ministère : « Il y a, disaient-ils, 60 000 volumes dans trois locaux où ils sont rongés par les rats et insectes et se dégradent par l'humidité» (le total des collections s'élevant à environ 24 000 volumes en 1871, on peut juger des pertes subies). Que dire du fait suivant, signalé en 1816 au maire de Bourges par le bibliothécaire : on avait entassé de nombreux volumes pendant la Révolution « dans une tour de la préfecture » (vestiges des remparts gallo-romains). « La tour s'étant écroulée, on tira ces livres des décombres, remplis de chaux et de poussière. On les transporta dans une chambre du palais épiscopal qui est au-dessus des cuisines, et on les jeta en tas dans ce local. Pendant le séjour de M. le maréchal MAC DONALD (2) , les cuisiniers ont été en activité ; alors, soit que la cheminée fût percée, soit qu'il y eût un autre conduit, je n'ai jamais été visiter ces livres sans étouffer de fumée ».
Mais le détail le plus pittoresque, et le plus inouï, est fourni par une réponse du commissaire MALFUSON à une question du Ministre de l'Intérieur (3 floréal an VII) : signalant les défectuosités du dépôt de l'Archevêché (humidité, fumée, poussière ; pas de plafond ni de carrelage), il ajoute ce trait : « Deux fois par an, on est obligé d'ôter les livres, de démonter un grand rayon, de percer un mur pour faire entrer un ramoneur dans une des cheminées..., ce qui occasionne encore beaucoup de poussière et de malpropreté au moment de la démolition, et beaucoup d'humidité au moment de la reconstruction du mur » !
C'est à l'Archevêché et dans de pareilles conditions que, malgré de nombreux projets de transfert, tous restés à l'état velléitaire, la Bibliothèque de Bourges, constituée par le rassemblement des livres contenus dans tous les dépôts (ou de ce qu'il en restait) devait loger jusqu'en 1871 ! Elle occupait plusieurs pièces du rez-de-chaussée, côté jardin, à l'emplacement de la salle actuelle du Conseil municipal (l'Archevêché étant devenu mairie depuis la Séparation), pièces sombres et humides, avec un sol en terre battue : un plancher ne fut posé que vers 1836, date à laquelle M. de RAYNAL, dans son rapport au Conseil municipal se livrait à de pénibles constatations : les portes et les fenêtres, dit-il, ne ferment pas, il manque des vitres, les boiseries sont pourries, les tables surchargées ; les rayons, ployant sous le fardeau, « décrivent un demi-cercle » !
Telle était la Bibliothèque municipale ! Telle la virent, entre autres visiteurs, MICHELET le 22 septembre 1835 (Cf. son Journal récemment édité), le sinistre LIBRI qui, heureusement pour Bourges, ne commit pas de méfaits lorsqu'il feuilleta nos manuscrits le 1er août 1844, LAMARTINE, venu en 1849 témoigner au procès des insurgés du 15 mai qui se déroulait à Bourges (il laissa à la Bibliothèque son portrait en estampe, dédicacé). Telle la vit aussi STENDHAL qui passant dans notre ville le 21 juin 1837, écrivait dédaigneusement :« J'oubliais la bibliothèque, qui est fort mal placée dans quelques salles humides de l'Archevêché. Heureusement, Monseigneur (3) ne veut point de ce voisinage immonde. Du reste, ce sage prélat ne devrait pas s'effrayer du progrès des lumières : j'ai trouvé trois lecteurs au milieu de tous ces vieux bouquins, plus propres à arrêter l'essor de l'esprit humain qu'à lui donner des ailes... ». Il est vrai que, pour compenser tant soit peu cette ironie malveillante et assez injuste, notre « touriste » décoche aussitôt un compliment au conservateur : « Le bibliothécaire de Bourges est un homme fort capable, autant qu'en peut juger mon ignorance ; je n'ai pas osé lui demander son nom (4) . Il a fait une fort bonne copie du compte des dépenses occasionnées par la représentation d'un mystère (5) ». (STENDHAL, Mémoires d'un touriste, n. éd. Paris, Calmann-Lévy, 1879, t.l, p. 258).
L'incendie de la nuit du 24 au 25 juillet 1871, qui ruina le palais épis-copal, devait enfin contraindre la municipalité à transférer la bibliothèque dans un autre local. La majeure partie de nos collections put être sauvée du feu, grâce au dévouement des artilleurs, qui enlevèrent en une heure, par la fenêtre, 20 000 volumes entourés par les flammes. Mais les livres furent alors entassés dans les combles de la cathédrale, puis entreposés dans une maison particulière ! Inutile de dire que tous ces voyages leur nuisirent grandement : les lacunes constatées au catalogue ne peuvent toutes s'expliquer par les pertes dues au feu ou à l'eau. La disparition d'ouvrages intéressants ou rares, qui date probablement de cette époque, a certainement une autre raison !
Enfin, la Bibliothèque fut installée en 1873-1874 dans l'hôtel AUBERTOT, rue de la Monnaie... où elle est encore. J'ai parlé, dans mon précédent article, de l'incommodité de ce local. Il est certain que son caractère peu attrayant est l'une des causes du développement tardif, et très relatif, de la lecture à Bourges. La vie (?) de notre établissement à la « belle époque » a été dépeinte, avec une douce ironie, par Jules BERTAUT, dans son amusant petit livre, Ce qu'était la province française avant la guerre (Paris, La Renaissance du livre, 1918). Les traits de cette description sont à peine forcés, au témoignage de personnes ayant fréquenté la Bibliothèque de Bourges avant 1914. « La Bibliothèque municipale de CLARMONDE (6) est fort belle. Elle est classée, je crois, parmi les cinq ou six plus belles bibliothèques de France, et la loi de séparation qui lui a attribué les livres du Grand Séminaire a encore accru sa valeur (7) . Personne, cependant, ne songe à venir troubler le repos du bibliothécaire et de son gardien de bureau qui sommeillent tout doucement dans la grande pièce tapissée de bouquins (8) . A part quatre ou cinq gamins du lycée qui feuillettent sournoisement le Larousse aux mots défendus et aux articles croustillants, à part une vieille demoiselle anglaise qui s'obstine à lire Pope, et à M. le Conseiller THIBAUDEAU de la THIBAUDIÈRE qui manie d'une main fiévreuse les belles éditions du XVIIe et XVIIIe siècles (9) qui pourrait s'aviser de venir à la Bibliothèque ? L'aristocratie n'y songerait pas un instant (10) , les professeurs ont celle du lycée (11) , les vagabonds ont la littérature du café et la petite comme la grande bourgeoisie ignore les livres ». Sur ce dernier point, la situation s'est quelque peu améliorée depuis 1914, mais est loin d'être satisfaisante, hélas ! Et Jules BERTAUT de continuer, inexorable : « Dès lors, le bibliothécaire qui classe ses fiches apparaît comme un être inutile, et le garçon de bureau qui coupe la Revue des deux mondes, comme une mécanique sans intérêt. De ce fait, l'un et l'autre sont aussi étrangers aux livres qu'on peut l'être. Le bibliothécaire est un ancien marchand de vins qui a fait, jadis, de mauvaises affaires, s'est lancé dans la politique et a décroché tout naturellement la seule place pour laquelle il fut incompétent (12) . Quant au garçon de bureau (13) ce fut autrefois un vague apprenti tailleur de Barouille, qui lui servait d'enfant de choeur dans les offices laïques que célébrait ce patriarche (14) . Ce sont là des souvenirs qui vous lient deux hommes pour la vie. Rien d'étonnant, par conséquent, à ce que Sagnasse soit garçon de bureau avec le titre officiel de sous-bibliothécaire, encore qu'à peu près illetré... ». Tout cela va désormais appartenir au passé, grâce à l'installation prochaine de la Bibliothèque dans l'hôtel TÉMOIN.
Rappelons la situation topographique de l'hôtel TEMOIN : un corps de logis à deux étages, dont un mansardé, sur la place des Quatre-Piliers ; une cour, avec galerie à l'étage au nord, lui faisant suite, un autre corps de logis à étage dans le fond, donnant par derrière sur la rue de l'Equerre. Les prévisions d'aménagement de l'hôtel lui-même n'ont à peu près pas changé : dépôt, réserve des manuscrits et loge du concierge au rez-de-chaussée ;salle de lecture (enfants ?) au fond de la cour ; au premier étage, bureaux, salons d'exposition, galerie de prêt ou de catalogues ; salle de lecture (étude) au fond ; au 2e ,logements.
Le grand changement survenu depuis un an concerne les immeubles voisins, au sud. En effet, en vue de l'édification des magasins de livres, la Ville avait acheté la maison située au n° 8. Le plan de l'architecte prévoyait à cet emplacement la construction de six niveaux (dont un en sous-sol), le 2e niveau communiquant avec le rez-de-chaussée de l'hôtel, et le 4e, avec le premier étage.
Or, les travaux de démolition de l'immeuble n° 8 montrèrent qu'il était quasi impossible d'envisager un sous-sol ; bien mieux, on dut interrompre ces travaux, qui menaçaient la solidité, très précaire, de l'immeuble n° 10, faisant l'angle de la place des Quatre-Piliers et de la rue de Linières, et occupé par un cinéma. (Pareil voisinage, soit dit en passant, n'était pas sans soulever de sérieuses objections de la part de certains conseillers municipaux, ni sans donner des appréhensions à l'architecte... et au bibliothécaire).
Trois séries d'arguments militaient donc en faveur de l'extension du domaine de la future bibliothèque vers le sud, par l'acquisition de l'immeuble n° 10 :
Après négociation, une transaction intervint entre la Ville et la propriétaire du cinéma, qui consentit à céder son immeuble (à un assez bon prix) et à se retirer dès expiration du contrat passé avec le circuit distributeur de films. Depuis le 1er février 1961, la Ville est entrée en possession des locaux ; et les travaux de démolition ont pu recommencer.
L'architecte a dû en conséquence repenser ses projets, et voici quel sera l'aménagement du nouvel immeuble adjacent à l'hôtel TÉMOIN, compte tenu de certaines servitudes (alignement, hauteur maxima à respecter du côté de l'étroite rue de Linières) :
Le nouveau projet est nettement supérieur à l'ancien sous bien des rapports :
Sans doute, tout n'est pas parfait dans ce projet. La distance à parcourir pour gagner la salle de lecture « érudition », à travers une salle dite « d'exposition » et la galerie du nord, reste la même ; la multiplication des salles publiques posera des problèmes de personnel - mais est-ce vraiment un mal ? Enfin, l'aménagement de l'hôtel, de la cour et des dépendances, sans nuire à l'unité stylistique de l'ensemble, amènera cependant quelques modifications regrettables : suppression d'une fontaine non dépourvue de charme, de fenêtres mansardées à jambages de bois sculptés ; surtout le rehaussement, nécessaire, du 2e étage, entraînera le remaniement de la toiture à forte pente, si caractéristique. Par ailleurs, la conception, pour l'immeuble adjacent, d'une façade « dans le même style » que celle de l'hôtel, soulève bien des critiques : une façade de caractère plus neutre n'aurait-elle pas été préférable ?
Il est difficile, avec la meilleure volonté du monde, d'adapter un ancien immeuble à une fin pour laquelle il n'avait pas été conçu, et d'ajouter du neuf à du vieux, sans causer le moindre dégât, ni laisser échapper la moindre fausse note.
Pour terminer, il n'est que juste de rendre hommage à M. Julien CAIN, directeur général des bibliothèques, grâce aux interventions duquel le projet « TÉMOIN » peut enfin aboutir ; et aussi à M. BOISDÉ, député-maire de Bourges, qui, en décidant d'acquérir le cinéma, nous a fait sortir de l'impasse. Si aucun nouvel obstacle ne vient arrêter la marche des travaux, il est possible dès à présent de prévoir l'aménagement de la Bibliothèque municipale dans ses nouveaux locaux pour le courant de l'année 1963, soit sept ans après la prise de possession de l'hôtel TÉMOIN par la Ville de Bourges.