Notre objet sera de faire ressortir les aspects essentiels de la lecture publique en U.R.S.S. d'après les observations prises au cours d'une mission accomplie en U.R.S.S. du 15 au 30 novembre 1960 (1) . Pour cela, notre exposé comprendra deux parties. Dans la première, nous donnerons un rapide aperçu, d'après certains livres et articles récents, de la place et du rôle joués par les bibliothèques publiques dans le régime soviétique. Dans la seconde, nous examinerons cette place et ce rôle en comparant les bibliothèques soviétiques que nous avons visitées (2) aux bibliothèques que nous avons vues aux Etats-Unis, en Allemagne et en Suisse. Nos conclusions seront nécessairement prudentes, vu la brièveté de notre séjour et l'obligation pour nous d'avoir recours partout à des interprètes.
La lecture publique est une activité à laquelle le gouvernement soviétique attache la plus grande importance. Dans l'actuel plan septennal le Conseil des Bibliothèques de l'U.R.S.S. a, en effet, surtout insisté dans sa première réunion des 17 et 18 mars 1959, sur la nécessité d'améliorer encore les services destinés aux populations des villes et, des campagnes (3) . En contrôlant la lecture ainsi que l'enseignement, le gouvernement soviétique espère réformer l'état d'esprit des masses et les concilier au nouveau régime (4) . Par ailleurs la réduction, en 1956, de la journée de travail et l'institution au cours de la même année de l'enseignement gratuit dans les écoles secondaires et supérieures ont entraîné la création d'écoles à plein temps, d'un enseignement par correspondance et de cours du soir pour les jeunes paysans et ouvriers avec congés pour les études et les examens (loi de décembre 1958 sur le renforcement des liens entre l'école et la vie pratique). Pour revenir aux conceptions de Lenine, qui avaient été négligées progressivement au temps de Staline, sont rétablis les ateliers scolaires supprimés en 1937. Les élèves ont désormais un enseignement moins abstrait et moins dogmatique avec moins d'exercices écrits à la maison et avec des travaux manuels (reliure, menuiserie, travail du métal) pendant les heures, dans les écoles à plein temps, non consacrées à la classe. Les enfants de 15 et 16 ans mettent désormais à profit leurs deux dernières années d'études secondaires pour accomplir des stages partiels dans les usines ou dans les kolkhoses. Enfin, pour réagir contre les exercices scolaires, qui ne faisaient appel qu'à la mémoire, une plus grande part est faite à l'enseignement polytechnique et à la culture générale par la lecture en classe et en dehors des classes, en liaison avec les bibliothèques, des oeuvres classiques des écrivains russes et étrangers (5) . Cette nouvelle forme d'enseignement à l'école, les cours du soir et l'enseignement par correspondance accroissent sensiblement le rôle des bibliothèques publiques. Désormais les bibliothécaires sont appelés à servir d'intermédiaires entre l'élève des écoles à plein temps ou le travailleur autodidacte et le professeur. Ils doivent les guider et leur faire acquérir l'habitude du travail personnel avec l'aide des livres (6) .
Pour assumer ce rôle, les bibliothèques soviétiques doivent être très nombreuses, posséder un grand nombre de volumes et avoir un personnel important. D'après des Statistiques sur les bibliothèques, relatives à 117 pays, publiées en 1959 par l'Unesco dans sa série Rapports et études statistiques (7) , l'U.R.S.S. aurait, en 1957, 144 300 bibliothèques publiques avec 652 637 000 volumes, alors que les pays occidentaux les plus développés sur le plan de la lecture publique seraient nettement moins favorisés (7 871 bibliothèques publiques aux Etats-Unis en 1958 avec environ 200 000 000 volumes. 1 348 bibliothèques publiques au Danemark en 1956 avec 580 réseaux de bibliothèques publiques en 1958 au Royaume-Uni avec 12 894 000 volumes). Pour la seule année scolaire 1959-1960, d'après un article paru dans le Bulletin de l'Unesco à l'intention des bibliothèques (8) , 40 000 étudiants sont préparés à la profession de bibliothécaire.
Mais pour que les bibliothèques jouent un rôle à la fois politique et pédagogique, le nombre ne suffit pas. Encore faut-il y attirer de nombreux lecteurs, surtout dans les campagnes ou les usines, là où le travailleur n'a pas d'autre source de distraction et n'a qu'une instruction du niveau primaire. Les méthodes alors employées pour stimuler l'intérêt du lecteur sont celles que l'on retrouve dans toutes les démocraties populaires, en Pologne (9) , en Roumanie (10) , en Tchécoslovaquie (11) ; visites rendues aux paysans à domicile par les bibliothécaires, cercles de lecture avec conversation dirigée par le bibliothécaire à propos des livres qui ont été lus, séances de cinéma, soirées littéraires ou musicales ou de discussion sur certains livres, au cours desquelles des écrivains, des agronomes, des médecins analysent des ouvrages artistiques, littéraires ou de vulgarisation scientifique déjà empruntés par les lecteurs qui les écoutent ;propagande visuelle au moyen d'affiches, d'expositions, pour commémorer d'illustres savants, écrivains ou compositeurs ou des événements mémorables (12) . Mais pour stimuler la lecture, la méthode qui est encore la plus caractéristique des bibliothèques des démocraties populaires, et plus particulièrement des bibliothèques soviétiques, est celle de la diffusion par le département méthodologique organisé depuis 1950 dans le cadre de la Bibliothèque Lenine à Moscou, de fiches imprimées et annotées, de catalogues-types, de bibliographies, de livres choisis et de guides de lecture pour adultes et enfants. Ce département a, dès l'origine, essentiellement porté son attention sur la lecture publique et en premier lieu sur les bibliothèques des villages et de districts (13) .
Ces diverses méthodes employées pour stimuler la lecture, en particulier les séances cinématographiques, les soirées littéraires et artistiques, supposent, tout comme dans les autres démocraties populaires (14) , une collaboration étroite avec d'autres organismes culturels. La liaison existe généralement avec les maisons de culture de villages, de districts, d'usines et de syndicats, qui possèdent des groupes de ballet, un théâtre, des salles de concert, de conférence et de cinéma. Cette liaison existe également, depuis la loi de décembre 1958, avec les universités populaires, instituées soit à l'intérieur de la maison de culture soit même, en partie, à l'intérieur de la bibliothèque.
Cette activité culturelle implique, chez les bibliothécaires, une formation non seulement technique mais aussi pédagogique. Le bibliothécaire, nous dit en effet un manuel sur « l'activité de toutes les bibliothèques comprises dans la province » (15) , doit connaître tous ses lecteurs et faire en sorte que ces derniers ne quittent pas la bibliothèque sans avoir lu ou emprunté un livre. Pour cela un bibliothécaire, quel qu'il soit, doit rester au moins trois ou quatre heures par jour en contact avec le public. En somme, d'après ce manuel, la tâche d'un bibliothécaire soviétique a plus un caractère pédagogique que technique. C'est pourquoi l'enseignement donné actuellement pendant cinq ans dans les instituts de bibliothéconomie et pendant un an et dix mois dans les collèges techniques bibliothéconomiques comporte essentiellement une connaissance de la pédagogie, de la psychologie et des principes du travail culturel et éducatif (16) . C'est pourquoi cet enseignement doit comporter aussi des stages dans les bibliothèques avec divers travaux ayant trait, à la propagande en faveur du livre (17) .
Connaissant la place et le rôle de la lecture publique dans le régime soviétique, essayons maintenant de le définir de façon plus précise d'après les bibliothèques, que nous avons visitées, comparées avec celles que nous avons vues aux Etats-Unis, en Allemagne et en Suisse. Dans ces derniers pays, nous choisirons celles qui nous ont paru les plus développées et les plus caractéristiques.
En ce qui concerne plus particulièrement l'importance du stock de livres et du personnel, les heures d'ouverture et la fréquentation, nous prendrons, pour avoir une comparaison valable, parmi les bibliothèques soviétiques, celles qui desservent, presque à elles seules, la population d'une ville ou d'un village ; par contre, nous écarterons celles des grandes villes comme Moscou ou Leningrad, où des statistiques sont plus difficiles à établir, la lecture publique étant assurée par des catégories plus nombreuses et plus variées d'institutions, bibliothèques municipales, bibliothèques de masse, avec dépôts dans les immeubles, bibliothèques pour enfants, bibliothèques syndicales, bibliothèques d'usines, avec dépôts dans les ateliers, bibliothèques techniques, etc. Tout d'abord nous n'aborderons pas les difficiles comparaisons de caractère budgétaire. Il faudrait tenir compte, en effet, des différences de pouvoir d'achat, en particulier en ce qui concerne les livres, beaucoup moins chers en U.R.S.S. qu'ils ne le sont en d'autres pays, des différences de traitement du personnel (18) et enfin des différences de conception dans l'installation même des bibliothèques, souvent moins attrayantes et par conséquent moins coûteuses qu'elles ne le sont parfois en d'autres pays (19) . En nous limitant aux chiffres relatifs aux collections, au personnel, à la fréquentation et aux heures d'ouverture nous n'envisagerons donc qu'une bibliothèque de village, celle de Chapki (du district de Tosno et de la province de Leningrad) et deux bibliothèques de districts, celle de Tosno et celle de Klin (de la province de Moscou). Ces trois bibliothèques desservent à elles seules la ville ou le village, à part cependant la bibliothèque de district de Klin qui fonctionne concuremment avec une bibliothèque municipale, dont nous tiendrons compte également, une bibliothèque indépendante pour enfants et vingt-deux bibliothèques syndicales. Rappelons qu'en Union soviétique, les bibliothèques de village et de districts sont rattachées les unes et les autres, tout comme les bibliothèques municipales, les bibliothèques de masse et les bibliothèques pour enfants au Ministère de la Culture. Les bibliothèques de villages dépendent des bibliothèques de district, et les bibliothèques de districts de bibliothèques régionales ayant leur siège au chef-lieu de la province.
En nous limitant à ces trois exemples de Chapki, de Tosno et de Klin, nous constatons que le chiffre du stock de livres dépasse généralement celui du nombre d'habitants desservis, ce qui n'est pas le cas dans les bibliothèques allemandes et suisses que nous avons visitées et seulement dans un certain nombre de bibliothèques américaines (20) . Nous constatons, d'autre part, que les accroissements annuels en livres sont très supérieurs à tout ce que nous avons vu ailleurs (21) . Le personnel est supérieur, numériquement, à ce qu'il est dans les bibliothèques américaines que nous avons visitées, surtout si l'on tient compte de la décentralisation qu'exige l'affectation d'un bibliothécaire à chaque village, décentralisation qui n'existe dans aucun pays autre que l'U.R.S.S. et les démocraties populaires (22) .
Un personnel aussi nombreux peut assurer un horaire d3 prêt aussi long qu'aux Etats-Unis et plus long qu'en Allemagne et en Suisse (23) . Compte tenu de l'importance du stock de livres, des accroissements, du personnel et de la longueur de l'horaire du prêt, le nombre des livres communiqués annuellement, par habitant, est supérieur à ce qu'il est en Allemagne et ne s'écarte pas beaucoup de ce qu'il est dans les bibliothèques américaines que nous avons visitées, avec un plus fort pourcentage de non-romans, si ce n'est pour la bibliothèque de village (24) . Nous y trouvons également un nombre comparativement très élevé des emprunteurs, à la fois par rapport au nombre des prêts et par rapport au nombre d'habitants. Il représente en effet, entre un cinquième et un quart de la population suivant un rapport sensiblement le même qu'à Genève, à Baltimore, à Montclair- New Jersey près de New York et à Knoxville Tennessee et beaucoup plus fort qu'il ne l'est généralement dans les bibliothèques vues en Allemagne (25) .
En somme, si nous considérons tous ces chiffres, il semble que la lecture publique soit au moins aussi développée en U.R.S.S. qu'aux Etats-Unis. Toutefois, dans le détail, certaines différences apparaissent. Les bibliothèques américaines n'ont pas des accroissements annuels dépassant, en moyenne, le dixième de leurs fonds. Par contre nous pouvons citer le cas de la bibliothèque de Tosno et celui de la bibliothèque de masse visitée par nous à Moscou, où cet accroissement atteint environ le quart des collections totales (26) . D'autre part le stock de livres nécessaire pour alimenter un bibliobus rural américain est loin de représenter l'ensemble des collections des bibliothèques soviétiques de villages pour les besoins d'une population d'importance égale (27) . Il en est sans doute de même dans les villes où, en dehors des bibliothèques publiques avec tous leurs dépôts mobiles, il faut signaler les bibliothèques syndicales ou d'usines, autrement plus développées qu'elles ne le sont en d'autres pays, avec des annexes dans les ateliers et également des dépôts mobiles. Le contraste est le même pour le personnel, qu'il s'agisse de celui des bibliothèques syndicales et d'usines, de celui des bibliothèques de villages ou de celui des bibliothèques d'une ville de 50 000 habitants comme Klin, où aux cinq employés de la bibliothèque de district il faut ajouter ceux de la bibliothèque pour enfants, de la bibliothèque municipale et des vingt-deux bibliothèques syndicales (28) . Or, malgré un renouvellement plus considérable des stocks d'ouvrages, malgré des collections et un personnel plus importants à la campagne et à l'usine, la circulation des livres ne semble pas tellement plus importante en U.R.S.S. qu'aux Etats-Unis. On peut même penser, au moins pour la campagne, qu'à effectif égal de personnel et stock égal d'ouvrages, cette circulation est plutôt plus forte aux Etats-Unis (29) . Il en serait de même non pas pour le personnel, mais pour les stocks de livres en ce qui concerne les bibliothèques municipales, de masse, syndicales et d'usines visitées par nous à Moscou et à Leningrad. La moyenne de circulation par livre y est parfois de un et ne dépasse guère le chiffre de 2, alors qu'il est généralement plus près de 3 dans les bibliothèques américaines que nous avons visitées en 1950 à Baltimore, à Nashville et Knoxville en Tennessee et dépasse même 4 comme à Kingsport en Tennessee, à l'instar de ce qui existe généralement en Europe avec les chiffres de 5 à Francfort en 1955 et de 7 à Genève en 1959. Ces bibliothèques européennes qui jouissent généralement d'un budget inférieur à celui des établissements russes ou américains ont, du reste, une plus grande circulation, non seulement pour un petit nombre de volumes, mais aussi pour des effectifs en personnel comparativement plus faibles qu'ils ne le sont ailleurs. C'est le cas, en particulier à Genève où, en 1959, les bibliothèques ne disposent que de 18 personnes pour assurer la circulation de 478 000 livres. Il en faut, comparativement, au moins deux à trois fois plus dans les bibliothèques russes et américaines que nous avons visitées.
Si la circulation des ouvrages n'augmente généralement pas en proportion avec la richesse des moyens en livres et en personnel, il faut supposer que le prêt n'absorbe pas, en U.R.S.S., pas plus qu'aux Etats-Unis, comme il le fait souvent en Europe, la plus grande partie de l'activité des bibliothèques publiques. Leur rôle, en U.R.S.S. est, nous l'avons dit, également pédagogique. Il s'agit non seulement de prêter des livres, mais aussi d'instruire la population adulte qui ne l'est encore qu'imparfaitement, à savoir celle des usines et des campagnes. De là, nous l'avons fait ressortir, les méthodes employées pour stimuler l'intérêt du lecteur, dont certaines existent également aux Etats-Unis. Il faut solliciter en effet l'attention de toute personne qui n'a pas l'intention ou l'occasion de lire. Pour cela, le bibliothécaire est assisté d'un grand nombre d'assistants bénévoles ou activistes (30) recrutés souvent dans la jeunesse des komsomols qui font une propagande, qui peut nous paraître excessive, auprès des habitants pour qu'au moins un membre soit inscrit par famille (31) et vont porter au village les livres à domicile ou, en été, dans les champs (32) et plus généralement chez les malades et les infirmes (33) . Ces activistes s'occupent, d'autre part, des dépôts mobiles à la campagne, dans les kolkhoses et les sovkhozes et, en ville, dans les administrations, les magasins, les usines et auprès des gérants d'immeubles. Ce sont également ces activistes qui conseillent, avec peut-être un peu trop de sollicitude, le lecteur pour la consultation des catalogues et des livres sur les rayons (34) . Le nombre de ces aides bénévoles peut être considérable, de 150 dans la bibliothèque syndicale attachée à la maison de culture du district de Viborsk à Leningrad, de 75 dans une bibliothèque de masse du district de Leninski à Moscou, de 48 dans la bibliothèque du village de Chapki de la province de Leningrad. Leur rôle ne consiste pas seulement à transporter des livres. Ce sont ces activistes qui, parfois, comme dans le village de Chapki, organisent avec le bibliothécaire des lectures à haute voix et des conférences (35) . La façon de faire ces conférences est définie par le département méthodologique de la Bibliothèque Lenine à Moscou. Elles consistent généralement en un exposé, par un instituteur ou un agronome dans un village, ou en ville par un professeur ou l'auteur lui-même sur un livre acheté à de nombreux exemplaires pour être prêté aux lecteurs plusieurs semaines à l'avance. Ces conférences existent dans la plupart des bibliothèques que nous avons visitées, celle du village de Chapki, celle du district de Klin, celle de masse du district Leninski, à Moscou, la bibliothèque municipale de Leningrad et même la bibliothèque pour enfants de la Bibliothèque Lenine. Les critiques des lecteurs, émises au cours de ces conférences, en particulier à Moscou, peuvent avoir une influence sur les écrivains et les maisons d'édition et servir à la mise au point d'encyclopédies scolaires (36) . Ces conférences ont trait, surtout dans les villages, à des ouvrages techniques, mais aussi plus généralement, c'est le cas dans les villes, aux oeuvres d'écrivains russes ou aux ouvrages relatifs à des célébrités nationales ou locales (37) . L'action pédagogique du bibliothécaire s'exerce non seulement par des conférences de lecteurs, mais aussi par des expositions et des affiches avec des panneaux-types qu'il est recommandé de reproduire (38) . Les expositions se font sous vitrines ou sur les rayons pour souligner certaines subdivisions de la classification méthodique (39) . Elles portent, comme les conférences, sur les nouvelles acquisitions et plus particulièrement sur des thèmes techniques ou politiques comme «Lenine», «Le Congo», «La paix sans armement», « L'athéisme », sur des commémorations de grands événements, de naissance ou de mort de célébrités soviétiques ou étrangères, telle la décade ukrainienne à Moscou, et le cinquantenaire de la mort de Tolstoï et de Mark Twain. Elles portent aussi sur les musées, monuments et célébrités locales, comme à la bibliothèque municipale de Leningrad ou dans les bibliothèques de district de Klin et de Tosno. Ces expositions peuvent être très nombreuses, jusqu'à atteindre le chiffre de 373 par an à la bibliothèque syndicale du district de Viborsk, à Leningrad. Mais plus encore que les expositions, il faut signaler les affiches qui recommandent certains ouvrages sur des sujets déterminés. Ces affiches sont plus caractéristiques, à notre sens, des bibliothèques soviétiques. Leur nombre est considérable, quel que soit le genre de bibliothèque, bibliothèques pour enfants (40) autant que bibliothèques d'adultes, bibliothèques de syndicats et d'usines, autant que bibliothèques relevant du Ministère de la culture. L'accent est porté plutôt, surtout dans les bibliothèques pour enfants, sur la propagande politique et patriotique avec les titres : « Education socialiste », « Travail de l'homme soviétique », « Aimer sa patrie », « Héros de notre patrie », « Aujourd'hui et demain », « Les enfants et la paix ». Les titres reflètent toutefois tous les autres aspects de l'éducation scientifique (énergie atomique, Mendeleev), artistique (Watteau, Corot, le peintre Perov), musicale (anniversaire de la mort de Tchaikovski), littéraire (Alexandre Block, Tolstoï) et mentionnent le plus souvent les produits de l'industrie ou de l'agriculture locale soumis au plan septennal (produits chimiques, tissus synthétiques, verre, tricotage à Klin, construction, menuiserie, bétail, lait, blé, pommes de terre, fruits et légumes à Tosno).
Les conférences de lecteurs, les expositions de livres existent également dans les bibliothèques américaines, quoiqu'elles ne cherchent pas tant à instruire, comme en U.R.S.S., qu'à attirer le lecteur à la bibliothèque. C'est pourquoi les revues de livres, bien que faites par des spécialistes, ne sont pas l'objet d'une préparation aussi minutieuse (41) . C'est pourquoi les expositions sont faites, moins pour instruire que pour éveiller, par leur apparence, l'imagination d'un jeune public (42) et ne sont pas doublées d'affiches à caractère de propagande. Pour attirer le lecteur, les bibliothèques américaines prêtent également des films et des disques et organisent parfois des concerts et des séances de cinéma. Mais ici se limite leur rôle éducateur. En U.R.S.S., au contraire, les bibliothèques publiques d'adultes, tout au moins celles des grandes villes, sont le siège d'universités populaires ou leur sont étroitement rattachées. Des cours du soir ont lieu une fois par semaine, à la fois pour les lettres, les arts et les techniques, faits par des professeurs d'Université ou des conservateurs de musées. Ils sont destinés à instruire, c'est plus particulièrement le cas des bibliothèques syndicales et d'usines, de jeunes ouvriers qui veulent devenir techniciens et ingénieurs. De là le nombre généralement élevé des jeunes lecteurs entre 16 et 23 ans (43) . Ces bibliothèques syndicales et d'usines sont le plus souvent rattachées du reste, à des maisons de culture où l'ouvrier trouve non seulement bibliothèque et de nombreuses salles de conférences, mais aussi cours gratuits de danse et d'instruments de musique, théâtre et salle de cinéma. La plus importante que nous ayons visitée est la maison de culture syndicale du district de Viborsk, à Leningrad, qui avait en 1960 un budget annuel de 9 millions de roubles, un personnel de 250 salariés et 570 activistes, jeunes et retraités, était ouverte tous les jours de 9 à 24 heures et avait une fréquentation de 6 000 entrées par jour. Elle comportait, en dehors de ses six salles de théâtre, de cinéma, de concert et de conférence, près d'une centaine de salles pour des cercles et des clubs. S'y réunissaient, en effet, neuf cercles d'art, d'orchestre symphonique, d'orchestre populaire d'instruments, de danses populaires, de théâtre populaire qui organisaient quinze concerts et six à huit spectacles par mois. S'y réunissaient, d'autre part, des clubs d'amateurs photographes qui organisaient des expositions de photographies, de touristes participant à des voyages en groupe et de retraités qui organisaient des rencontres avec des compositeurs et des écrivains et des cours de gymnastique médicale. Pour toutes ces diverses activités, la bibliothèque est là pour fournir des livres et une documentation. Ce lien étroit qui existe dans les grandes villes et plus particulièrement dans les usines, entre la bibliothèque et tous les organismes culturels compris souvent dans le même corps de bâtiment, existe également à une échelle plus réduite dans les petites villes et dans les villages. Ainsi à Klin, ville de 50 000 habitants de la province de Moscou, il existe une maison de culture qui travaille en collaboration avec les bibliothèques de la ville. A cette maison sont données des séances de radiodiffusion, des soirées artistiques avec emprunt de disques au musée Tchaikovski et des cours faits par des instituteurs et des conférenciers envoyés par la Société pour la vulgarisation des sciences, des techniques et de la littérature, société qui a son siège à Moscou, avec de nombreuses filiales dans les autres villes. De même la bibliothèque du village de Chapki, de la province de Leningrad travaille, elle aussi, avec un club qui, tout comme une maison de culture, dispose d'un local où il organise, quatre à cinq fois par semaine, des séances de cinéma, des concerts et des conférences.
Rattachées à des clubs, à des maisons de culture ou sièges d'universités populaires, les bibliothèques soviétiques ont donc essentiellement un rôle pédagogique à jouer. Ce rôle se dégage par ailleurs, dans toutes les manifestations de leur activité. Depuis le moment où sollicité chez lui, nous l'avons vu, par l'activiste et inscrit à la bibliothèque de son quartier, qui n'est pas nécessairement celle de son choix (44) , jusqu'à sa sortie du bureau de prêt avec des livres sous le bras, le lecteur russe est guidé dans toutes ses démarches. Il n'y a d'abord généralement, à sa disposition, en dehors du catalogue alphabétique par noms d'auteurs, qu'un catalogue systématique (45) , dont la consultation est plus difficile que pourrait l'être celle du catalogue analytique par noms de matières. Pour l'utiliser, le lecteur doit consulter les activistes et les bibliothécaires. Ces derniers n'hésitent pas à dissuader les jeunes lecteurs de lire certains ouvrages, tels des romans de George Sand, et leur font remplir des bulletins de demande d'information bibliographique, les questions portant le plus souvent sur des sujets historiques et politiques du programme scolaire (46) . Le catalogue systématique est remplacé, pour l'âge pré-scolaire, par de grandes fiches, sur lesquelles sont collées des couvertures de livres et, pour les enfants un peu plus âgés, par des fichiers munis de fiches-guides illustrées notamment par des portraits d'écrivains (47) . Dans les salles d'adultes, il existe également des recueils systématiques sur les numéros des revues et livres qui viennent de paraître ou qui intéressent la région (48) . Ces recueils systématiques sont constitués parfois avec des coupures de journaux mais, le plus souvent, avec des notices faites d'après les fiches annotées imprimées par la Chambre du livre de Moscou et le département méthodologique de la Bibliothèque Lenine. Sont imprimés par ce centre méthodologique non seulement les fiches annotées, mais des manuels, des tables et des catalogues-types de classification systématique dressées pour toutes les catégories de bibliothèques de masse, en particulier les bibliothèques de districts, de villages et d'enfants. Est publié, toujours par le même organisme central en collaboration avec la Chambre du Livre, un bulletin hebdomadaire d'information où sont recensés, par des sigles appropriés, les livres recommandés aux bibliothèques municipales, de provinces, de districts et de villages. Qui plus est, ce département édite des brochures bibliographiques ou guides du lecteur sur toutes sortes de sujets : livres pour les jeunes classés par classes, livres sur les écrivains soviétiques, les héros de nos jours dans les oeuvres des écrivains soviétiques, sur l'art, le théâtre, la musique, brochures de caractère politique sur l'athéisme, sur la République chinoise, sur la famille et la société soviétiques, la lutte contre l'indiscipline, la paix et l'amitié entre les peuples, brochures sur le bétail, les plantes, les outils agricoles. Ces brochures sont souvent placées sur des rayonnages, chacune intéressant la division systématique du rayon où elle est située. D'autres listes, plus réduites, sont reproduites sur des liseuses distribuées aux lecteurs. De semblables notices sont éditées, parfois avec un plus grand luxe dans la présentation, par les maisons de culture de syndicats ou d'usines, telles celles de l'usine Likhachev à Moscou ou la maison syndicale du quartier de Viborsk, à Leningrad, qui portent sur les matières traitées dans les cours de l'Université populaire ou sur les manifestations de la semaine, comme la décade ukrainienne à Moscou, par exemple. De semblables listes choisies existent également dans les bibliothèques allemandes et surtout américaines, mais consacrées plus qu'en U.R.S.S. aux loisirs, aux sports et à la famille, elles sont généralement plus attrayantes et ont un caractère moins didactique et édifiant. Une plus grande initiative est laissée, d'autre part, aux bibliothécaires qui n'ont pas, comme en U.R.S.S., à suivre très exactement les recommandations d'un Institut comme le département méthodologique de la Bibliothèque Lenine. La sollicitude des bibliothécaires soviétiques ne consiste pas seulement à guider le lecteur dans le choix des livres au catalogue, mais aussi sur les rayons, car depuis 1958 des brochures éditées, toujours par le département méthodologique de la Bibliothèque Lenine, recommandent pour la première fois l'accès libre aux rayons, accès qui semble se généraliser dans toutes les salles de prêts que nous avons visitées (49) . Il semble toutefois que les lecteurs aient besoin, ici encore, d'être renseignés sur la façon de faire leur choix. Des brochures (50) et des affiches leur font valoir que cet accès leur donne la possibilité de choisir, le plus tôt possible, le livre nécessaire sur n'importe quel sujet, les livres étant placés sur les rayons par ordre des sciences sociales, naturelles, techniques, belles-lettres, etc. Elles leur recommandent d'avoir recours également au catalogue systématique, aux listes bibliographiques, aux expositions de livres et de consulter le bibliothécaire de service (51) . Une fois le livre choisi, l'emprunteur, avant de sortir, va faire enregistrer son livre au bureau de prêt où la bibliothécaire conserve une fiche de lecteur où sont inscrits par ordre systématique tous les livres qu'il a empruntés pendant une longue période. Elle peut contrôler, ainsi, les lectures de ses emprunteurs si elle ne l'a pas suffisamment fait jusque-là et les guider encore une fois par ses conseils. Dans les grandes bibliothèques publiques, telle que la bibliothèque municipale de Leningrad ou la bibliothèque syndicale du district de Viborsk dans la même ville, il y a même plusieurs bureaux de prêts suivant différentes catégories d'ouvrages ou suivant différentes catégories de lecteurs. Ainsi à Viborsk, il y a trois bureaux de prêt, l'un pour les techniques, l'autre pour les sciences sociales et politiques, le troisième pour les belles-lettres. A Leningrad il y en a sept, quatre pour les jeunes (celui des dernières classes des écoles de dix ans, celui des élèves des technicums, celui des élèves des instituts, celui des jeunes ouvriers) et trois pour les adultes (celui des spécialistes : ingénieurs, médecins, professeurs, celui des employés et ouvriers non diplômés et celui des retraités). Des expositions sont organisées pour chacun des groupes de jeunes et d'adultes afin de rester en contact individuel avec le lecteur et le guider dans ses lectures.
Ainsi, depuis son entrée à la bibliothèque jusqu'à sa sortie, l'emprunteur n'est pas laissé à lui-même. Cela influe-t-il sur la liberté de son choix ? Il serait difficile d'apporter une conclusion précise sur ce point. D'après les nombreuses statistiques de prêts que nous avons pu recueillir, il semble bien que la proportion des livres prêtés qui ne soient pas des romans, est plus forte que dans les bibliothèques européennes et américaines que nous avons visitées, la proportion augmentant, dans les deux cas, avec l'importance des bibliothèques (52) . Par ailleurs la littérature historique et politique ne semble pas être aussi demandée que pourrait le justifier sa place dans les catalogues et sur les rayons et aussi sur les affiches, dans les expositions de livres et les brochures du département méthodologique de la Bibliothèque Lenine (53) . Elle ne semble pas être plus empruntée, en tout cas, que ne l'est généralement la littérature technique et relative aux sciences naturelles.
En conclusion, il est incontestable que les bibliothèques publiques avaient, dans l'esprit des fondateurs du régime et plus particulièrement de Lenine (54) , un rôle à la fois politique et éducatif à jouer. Mais peu à peu, à partir de 1936, un fossé s'est dessiné entre la vie pratique et l'enseignement, devenu trop abstrait et trop dogmatique. En 1937 les ateliers scolaires sont supprimés, l'écolier n'ayant plus ainsi les moyens d'appliquer ses connaissances. L'étude de la littérature se limite désormais à des exercices de mémoire sans aucun contact, même avec les oeuvres des écrivains russes et étrangers (55) . C'est l'époque où il n 'y a pas encore d'accès libre aux rayons dans les bibliothèques et où les belles-lettres constituent à peine le quart de la totalité des fonds (56) . Mais un retour en arrière se dessine à partir de 1958. Avec les écoles à plein temps, l'enseignement du soir et par correspondance consacrés moins à la théorie qu'à l'application, avec moins d'exercices écrits faits à la maison et une culture plus générale faisant appel à la lecture, les bibliothèques soviétiques ont désormais, plus qu'auparavant, un rôle pédagogique à jouer en collaboration avec l'école et l'université. Pour cela, elles emploient des moyens déjà utilisés à l'étranger et en particulier dans les pays anglo-saxons, où la lecture publique est très développée : listes de livres, expositions, revues de livres étroitement contrôlées, il est vrai, par un organisme central, le département méthodologique de la Bibliothèque Lenine. Elles ont même recours à ce qui pourrait paraître le plus contraire à la discipline imposée par le régime, le libre accès aux rayons avec un fonds qui, pour être attrayant, comporte plus d'ouvrages littéraires que d'ouvrages politiques, scientifiques et techniques. Néanmoins, la circulation des volumes, quoique très considérable, ne correspond pas tout à fait à l'importance des moyens employés soit en livres, soit en personnel. Le fait peut être déjà constaté pour les bibliothèques américaines. Il peut l'être davantage encore pour les bibliothèques soviétiques.