Dans la ligne de nos deux dernières réunions sur le rôle éducatif des bibliothèques consacrées, l'une à l'information politique, économique et sociale, et, la seconde à la vulgarisation scientifique, la troisième est consacrée à l'éducation esthétique.
Une heureuse coïncidence a voulu qu'en l'espace de ces quinze derniers jours, j'aie été me replonger dans les chefs-d'oeuvre artistiques de Rome, puis de la Hollande, comme un bain vivifiant pour mieux vous convaincre.
Qu'entend-t-on tout d'abord par « éducation esthétique » ?
Le mot « esthétique » a son origine dans le verbe grec qui signifie « sentir ». Il a été créé par l'allemand Baumgarten, disciple de Wolf, qui nomma ainsi cette science parce qu'il considéra l'idée du beau comme une perception confuse ou un sentiment. Littré en donne cette définition : « Science qui détermine le caractère du beau dans les productions de la nature et de l'art ». Kant qualifie d'« esthétique » le jugement qui considère les formes des choses de manière à en tirer un sentiment de plaisir.
Mais je ne suis pas là pour faire un cours sur l'esthétique... tous ceux qui en ont le loisir peuvent écouter celui de M. Souriau, radiodiffusé le mercredi depuis l'amphithéâtre de la Sorbonne. D'autre part, un petit volume de la collection « Que sais-je ? » est intitulé L'Esthétique, oeuvre de M. Denis Huisman.
Si l'éducation est action d'élever, de former, l'éducation esthétique est non seulement enseignement de l'art, mais formation du coeur et de l'esprit afin qu'ils soient sensibles au beau, recherche des moyens propres à provoquer chez autrui l'intérêt pour les arts. Tel est le problème qu'il convient de traiter ici très succinctement, vu l'ampleur du sujet et le temps dont nous disposons.
J'ai glané dans les Propos sur l'esthétique, d'Alain, ce grand penseur qui connaît la faveur du public, une phrase qui résume en sa simplicité, comment l'art est une porte ouverte, une libération : « L'esprit dans la chose, dit-il, voilà le dieu. Une horloge en ses rouages et accrochages me raconte l'idée de l'horloger ; mais il n'y a point de merveilles là-dedans ; chaque roue ne dit qu'une chose. Au lieu que la Joconde en dit bien plus que le peintre ne savait. Une belle statue signifie sans fin ; les arceaux d'un cloître ont des milliers d'aspects, tous parents de nous-mêmes. Un quatuor de Beethoven prend plus de sens d'année en année ».
Quelle place l'histoire de l'art tient-elle dans l'enseignement ? bien maigre, me semble-t-il, et il est fort dommage qu'il y ait tant de chefs-d'oeuvre inconnus d'une si grande masse de gens dans l'éducation desquels l'art n'a pas compté. Ceci est une lacune d'importance, et c'est nous, bibliothécaires, qui avons la mission d'apporter à ce public privé d'une grande source d'élévation spirituelle et de jouissance, la possibilité de s'instruire de l'oeuvre des artistes afin de mieux comprendre et goûter les richesses mises, grâce à leur génie, à notre disposition (1) .
Nous allons envisager, maintenant, comment orienter et sensibiliser le public dans la masse des informations. Il s'agit de le canaliser vers certains chenaux : expositions, musées, bibliothèques spécialisées, livres et revues...
Voici quelques idées pour tenir au courant de l'actualité artistique et entraîner le public :
En ce qui me concerne j'ai l'intention, pour obtenir les plus intéressantes d'entre elles, d'écrire au directeur d'un certain nombre de musées et galeries, pour leur demander de me faire le service de leurs affiches afin de les exposer dans ma bibliothèque, pour faire connaître au public leurs activités. J'en ai dressé une liste de quinze que voici, à titre purement indicatif : Bibliothèque Nationale, Galerie Charpentier, Institut National Pédagogique, Maison de la Pensée Française, Musée du Louvre, Musée des Arts Décoratifs, Musées des Arts et Traditions Populaires, des Monuments Français, de la Marine, National d'Art Moderne, d'Art Moderne de la Ville de Paris, Jacquemart-André, du Costume, Cognac-Jay, Palais de la Découverte (2) .
Sans les exposer toutes à la fois, on peut opérer un choix suivant son public et ses centres d'intérêt, et joindre une note bibliographique de ce que la bibliothèque possède sur le sujet, ou même sortir les livres des rayons et les exposer sous l'affiche. Comme vous vous en êtes aperçu, cette liste ne comprend pas que des expositions purement artistiques : le Palais de la Découverte, par exemple, renseigne les esprits curieux dans le domaine scientifique.
Citons encore le philosophe Alain : « L'Homme n'a guère de jugement, dit-il, mais l'Humanité montre un jugement infaillible. Qui va aux Salons, il est perdu ; qui va aux Musées, il est guéri ». Souvent nous courons aux expositions qui passent parce qu'elles ne durent qu'un temps et qu'on veut pouvoir donner son avis sur les activités actuelles, et nous négligeons les musées eux-mêmes où sont accumulées tant de richesses. Personne n'ignore le Louvre (il s'avère pourtant que si), et encore dans quelle mesure fréquen-tons-nous les différents Départements, mais combien connaissent le Musée des Monuments Français et le Musée de la Fresque, au Palais du Trocadéro, où se trouvent d'admirables reconstitutions des plus belles pièces de l'art français, pour n'en citer que quelques-unes : Les fresques de Saint-Savin, les portails d'Autun et de Vézelay, de nombreux chapiteaux du Moyen-Age : Cluny, Autun, Vézelay, le Puits de Jacob de Dijon, etc.
Il n'est pas question de faire ici un inventaire de nos musées parisiens ou même provinciaux, mais les bibliothécaires doivent être en mesure d'indiquer, que ce soit au public des bibliothèques municipales comme aux jeunes des lycées, ce qui existe. On pêche, le plus souvent, par ignorance ; or, dans notre profession plus que dans toute autre, nous n'avons pas le droit de ne pas être informés (3) .
Cette constatation, qui nous met tous plus ou moins mal à l'aise, car il y a toujours des choses qui nous échappent, nous oblige non seulement à posséder de sérieuses connaissances bibliographiques, mais encore, dans le domaine de l'art, qui est tout particulièrement le nôtre ce soir, à savoir guider les chercheurs que nous ne serions pas en mesure de satisfaire, vers les bibliothèques spécialisées.
A Paris, deux bibliothèques sont ouvertes à tous :
Envisageons maintenant la question de l'art dans nos revues et livres.
A ma bibliothèque, les statistiques ne sont pas brillantes : ne sortent par semaine qu'entre 7 et 17 volumes de la catégorie 700 dans la classification décimale Dewey sur un ensemble de 220 documentaires, ce qui est très peu. Quelle en est la raison ? Tout d'abord, le fonds de prêt de cette section est vieux, les reproductions sont noires, l'ensemble, il faut le dire, n'est pas attirant ; or, la majorité du public qui fréquente la bibliothèque est peu cultivée. Ainsi, bien que relié en rouge, le livre intitulé L'enfer et le ciel de Bernard Buffet, de Georges Hourdin, dans la collection « Tout le monde en parle » est sorti trois fois dans l'année 1960. Les peintres naïfs, de Jakovsky, pas une fois. Mais ces livres n'offrent pas l'attrait de reproductions en couleurs ; jusqu'à maintenant, c'était le privilège des usuels : les beaux livres ne sortaient pas. Or, le public a d'autant plus besoin d'être éduqué esthétiquement qu'il est plus populaire. Il s'agit de le subjuguer, de l'attirer par d'excellentes reproductions, une bonne présentation, un texte clair. N'ayant pas le privilège de la comparaison, possible seulement à partir d'un certain niveau de connaissances, il ira à ce qui frappe, d'instinct vers la beauté des couleurs et des formes. La Bibliothèque Municipale de Neuilly, dont le public comporte d'ailleurs une "majorité d'étudiants et de professions libérales, remporte un vif succès en prêtant la collection « Le Goût de Notre Temps », éditée chez Skira. Ceci est une expérience qu'il convient de retenir et que, pour ma part, je compte faire avec le public levalloisien. Sont également à recommander les volumes du «Zodiaque» : l'Art Roman, l'Art Gaulois, et du point de vue valeur du texte, la très sérieuse collection, bien que d'apparence fort modeste, chez Larousse, « Arts, Styles et Techniques ». Mentionnons aussi Les Impressionnistes, de Claude-Roger Marx, dans la collection « Tout par l'Image», chez Hachette. Dans les usuels, une très bonne série est celle intitulée « La Galerie des Hommes Célèbres », éditée par Mazenod : deux volumes pour les architectes, deux pour les peintres, un pour les sculpteurs, sans oublier, naturellement à la base l'Histoire de l'art, d'André Michel. Il y a des moyens indirects de mener à l'art : 1) par les biographies d'artistes et leur correspondance. Celles qui remportent le plus de succès sont celles de Perruchot : Vies de Van Gogh, de Cézanne, de Manet, de Toulouse-Lautrec, et les correspondances de Delacroix et Van Gogh : Lettres à son frère Théo ; 2) par les voyages et les albums de photographies sur une ville, une région, un pays : Albums des Guides Bleus, Collections chez Nathan « Pays et Cités d'Art » : Versailles, Venise, la Yougoslavie, l'Espagne ; « Merveilles de la France et du Monde », « Merveilles de l'Art » ; 3) par l'introduction de reproductions de tableaux, dessins anciens, etc. dans la présentation de certains livres, tels ceux de la collection « Encyclopédie Essentielle », série « Sciences » (Le Ciel, Le Soleil), édités par R. Delpire (format oblong).
Parmi les revues, la plus accessible à tous est Jardin des Arts, la meilleure, à mon avis, Connaissance des Arts, également très lues à Levallois : Maison et Jardin et Plaisir de France (5) .
J'emprunterai ma conclusion à André Siefgried qui, dans son livre Aspects du XXe siècle, au chapitre intitulé « L'Age du prototype » dit ceci qui me paraît essentiel : « L'avantage des méthodes de reproduction et de transmission est si évident qu'il ne comporte aucune discussion : chacun peut avoir chez soi les plus beaux tableaux, entendre la plus belle musique et les plus grands orateurs, bénéficier sous la forme la plus comestible de l'information la plus généralisée. Le danger serait, le danger est que la reproduction se croit l'original, que la technique absorbe la culture, que le moyen comme c'est si souvent le cas, devienne le but ». Il est donc « excellent de reproduire les belles choses, et l'éducation du public y trouve son compte, mais c'est affaire d'éducation. S'il s'agit d'art, la série ne joue plus et l'original, qui n'est pas un prototype, retrouve tous ses droits » (6) .