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L'avenir des Bibliothèques Centrales de Prêt peut-il être assuré ?

1962

    L'avenir des Bibliothèques Centrales de Prêt peut-il être assuré ?

    Par Madeleine Thomas, Directrice de la B.C.P. de l'Isère

    La visite de la Bibliothèque Centrale de Prêt de l'Isère, en Juin 1961, par ceux de nos collègues que réunissait le Congrès de l'A.B.F., m'avait permis de leur soumettre certains de ces problèmes qui sont devenus l'objet constant des préoccupations du personnel des Bibliothèques Centrales de Prêt. Au cours des dernières années, peut-être parce que des modifications importantes intervenaient dans l'aménagement culturel des départements et que des besoins nouveaux se manifestaient, il est apparu que la place et le rôle des bibliothèques centrales de prêt dans une organisation d'ensemble des bibliothèques françaises devraient être définis avec plus de précision.

    Les bibliothécaires qui dirigent une bibliothèque centrale de prêt, sont tous conscients de la situation apparemment sans issue dans laquelle ils se trouvent. Parce qu'ils ne disposent ni du personnel, ni des locaux, ni des moyens financiers ou matériels indispensables, leurs efforts aboutissent tous à des impasses. Ils comprennent que leur service ne peut fonctionner à peu près normalement que s'ils limitent strictement leurs objectifs, mais, en même temps, il leur est impossible de fixer ces objectifs. Leur bibliothèque sera-telle bibliothèque centrale pour les écoles et les collèges d'enseignement général ? Sera-t-elle bibliothèque d'étude et de documentation pour les travailleurs intellectuels et les étudiants éloignés des grands centres ? Sera-telle plus simplement bibliothèque de lecture publique, c'est-à-dire, en fait, bibliothèque populaire dans le sens le plus strict, et, dans ce cas, à quel niveau fixera-t-elle son action ?

    Alors que seize années se sont maintenant écoulées depuis la création des bibliothèques centraels de prêt, il est impossible de fournir une réponse satisfaisante à ces questions et je ne crois pas trop m'avancer en affirmant qu'à l'heure actuelle, personne ne serait en mesure d'y répondre.

    A l'origine, les bibliobus devaient permettre de développer en France ce qu'on a appelé la « lecture publique ». Ils desserviraient les communes dont le budget n'était pas suffisant pour assurer le fonctionnement normal d'une bibliothèque municipale, celles dont le chiffre de population n'excédait pas quinze mille habitants. Il paraissait logique d'aider ces communes en organisant des bibliothèques circulantes, plutôt qu'en leur accordant des subventions qui n'auraient pas toujours été utilisées à bon escient.

    Bibliothèques rurales, bibliothèques populaires, telles seraient donc les bibliothèques centrales de prêt, qui fonctionneraient dans le cadre administratif du département. Romans, livres d'enfants et ouvrages de grande vulgarisation constitueraient l'essentiel de leurs collections. On y admettrait sans doute quelques ouvrages de référence et on ne refuserait pas d'acquérir les oeuvres que les éléments les plus cultivés de la population pourraient demander, mais on n'empiéterait certainement pas sur le domaine tout à fait différent qui est celui des bibliothèques d'étude. Des bibliothèques d'un type nouveau, dites bibliothèques régionales, deviendraient des bibliothèques d'étude et compléteraient ainsi le réseau des bibliothèques françaises.

    La suppression des bibliothèques régionales dès avril 1946, avant même qu'elles ne fussent entrées en service, remit tout en question. Sans que cela eût jamais été précisé, les bibliothèques centrales de prêt furent contraintes de jouer un rôle qui ne leur avait pas été originairement dévolu. Leurs bibliothécaires pouvaient-ils refuser d'acquérir l'ouvrage indispensable au travailleur intellectuel isolé et prétendre consacrer uniquement leurs crédits à l'achat d'oeuvres romanesques, parmi lesquelles une place privilégiée serait faite aux romans sentimentaux et aux romans policiers ? Bien évidemment non. Mais dès lors, les bibliothèques centrales de prêt, emprisonnées dans le cadre rigide de leur organisation primitive, ne disposant d'aucune règle précise d'action, ne pouvaient aboutir qu'à l'impasse où elles se trouvent maintenant acculées.

    Assez curieusement, il ne semble pas que la Direction des Bibliothèques ait jamais véritablement cherché à fixer une « doctrine » des bibliothèques centrales de prêt. Avec un libéralisme qui laisse peser tout le poids des décisions sur les épaules des bibliothécaires, elle leur a en somme abandonné la responsabilité de choisir l'orientation qu'ils entendraient donner à leur service. La situation ainsi créée, depuis longtemps difficile, est devenue toujours plus critique et pourrait fort bien, dans un avenir proche, entraîner des conséquences sérieuses non seulement pour les bibliothèques centrales de prêt, mais aussi pour l'ensemble des bibliothèques publiques.

    A l'heure actuelle, des organismes toujours plus nombreux tendent à se substituer aux bibliothèques et à leur personnel dans des domaines qui devraient cependant rester sous leur contrôle. Dans le seul département de l'Hérault, notre confrère Pitangue a pu récemment dénombrer vingt-six directions ministérielles relevant de huit ministères différents qui, à des titres divers, s'occupaient de questions éducatives et culturelles. Ces services annexeront tout naturellement la lecture et la diffusion des livres dans le cadre de leurs activités. Les animateurs de centres culturels, qu'il s'agisse de maisons de jeunes, de foyers ruraux ou de comités d'entreprise, estiment volontiers que les bibliothécaires ont très suffisamment répondu à ce qu'on est en droit d'attendre d'eux, lorsqu'ils ont mis à la disposition des éducateurs véritablement compétents les livres qui leur sont nécessaires.

    Peut-être objectera-t-on que les activités d'un bibliothécaire sont effectivement d'un tout autre ordre, même lorsqu'il dirige une bibliothèque centrale de prêt, instrument de culture populaire.

    Il est seulement regrettable que la nécessaire qualification du bibliothécaire ne s'impose pas non plus dans des domaines qui, cette fois, lui sont propres, et que des bibliothèques spécialisées dont le caractère de bibliothèques d'étude est évident, puissent être confiées à un personnel dont les titres universitaires sont incontestables, mais qui ne peut justifier d'aucune formation professionnelle particulière. Pour ne parler que des seules bibliothèques centrales de prêt, on verra ainsi s'amenuiser leur influence, bien qu'elles aient à leur tête des bibliothécaires du cadre scientifique, au bénéfice, par exemple, des bibliothèques des Centres Régionaux Pédagogiques qui tendent à devenir des bibliothèques d'études importantes

    En réalité, il faut nous convaincre de la nécessité d'une réforme fondamentale des bibliothèques centrales de prêt qui leur permette de s'adapter aux conditions nouvelles de l'organisation économique et culturelle des départements. Si les bibliothèques publiques ne sont pas en mesure de répondre partout aux besoins d'une population que la décentralisation éloigne des grandes villes, rien n'empêchera la prolifération de bibliothèques qui échapperont au contrôle de la Direction des Bibliothèques. Il deviendra dès lors facile, en s'appuyant sur des exemples précis, de mettre en cause l'existence de notre profession en tant que telle.

    Les bibliothécaires des Bibliothèques centrales de prêt savent fort bien qu'aucun aménagement partiel de leur service ne serait satisfaisant. L'avenir des bibliothèques centrales de prêt, je serais tentée de dire l'avenir de nos bibliothèques, ne pourra être assuré que dans le cadre d'un plan rationnel d'équipement établi pour l'ensemble du pays. Lorsqu'existe une bibliothèque centrale de prêt, il devient très vite évident qu'elle devrait jouer à l'égard de la population du département, un rôle analogue à celui d'une grande bibliothèque municipale à l'égard de la population d'une ville, être véritablement bibliothèque départementale et comporter un ensemble de services allant de la bibliothèque populaire et de la section enfantine à la bibliothèque d'étude et aux services de documentation.

    Les difficultés, qui devraient être surmontées, sont certainement très grandes. Quelles que soient cependant ces difficultés, il paraît urgent d'entreprendre enfin la réforme des bibliothèques centrales de prêt et d'apporter à leur structure les modifications dont la nécessité s'impose.