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    La Décentralisation en Bibliothéconomie

    Par P. Logié

    Centraliser la documentation peut paraître comme l'un des objectifs à atteindre lorsque l'on veut favoriser la recherche scientifique : n'est-il pas du plus haut intérêt de rassembler en un même point tous les documents dont ont besoin les chercheurs et ceux-ci ne doivent-ils pas rendre grâces aux organisateurs qui leur épargnent des démarches épuisantes en mettant fin, dans la mesure du possible, à une trop grande dispersion des sources à consulter ? Si le professeur de province aspire à être nommé dans un lycée de la région parisienne, n'est-ce pas souvent parce qu'il sait qu'ainsi il aura sous la main les livres et les pièces d'archives qui lui permettront enfin de venir à bout de travaux littéraires ou scientifiques demeurés en suspens faute d'une documentation suffisante ?

    Les bienfaits de la centralisation sont indéniables, aussi bien dans le domaine de l'érudition que dans celui de l'administration civile et des entreprises industrielles. Nos pères en étaient bien convaincus, eux qui ne cachaient pas leur admiration pour les intendants de la monarchie absolue et les préfets créés par Napoléon, eux qui ont fait converger vers Paris les routes nationales et les grandes lignes de chemins de fer, eux qui ont également concentré dans la région parisienne les industries essentielles ; n'étaient-ils pas fiers aussi du nombre impressionnant de kilomètres de notre Bibliothèque Nationale, qui était alors seule à bénéficier des ressources du Dépôt légal ?

    Pourtant cette centralisation à outrance avait déjà ses détracteurs. Dans l'administration du territoire, on n'a pas attendu le XXe siècle pour donner des pouvoirs étendus aux maires élus des communes et, là où la centralisation existait, on l'a adoucie par des mesures de décentralisation. Mais il a fallu attendre plus longtemps pour prendre conscience des inconvénients de la convergence des routes sur Paris et s'apercevoir de l'incompatibilité de ce système avec la multiplication des véhicules rapides : il est paradoxal de constater qu'au siècle de la vitesse on aboutit à une paralysie de la circulation aux abords et à l'intérieur de la capitale.

    Les industriels ont compris depuis peu qu'il était nécessaire de décongestionner la région parisienne et ils multiplient maintenant leurs installations en province, à une distance assez considérable de Paris. L'affluence toujours croissante des étudiants a amené l'Université à se décentraliser, elle aussi, et, en même temps que les Facultés parisiennes essaiment en banlieue, on crée en province de nombreux centres universitaires, ainsi que de nouvelles Académies, accompagnées de la création de nouvelles Bibliothèques Universitaires, d'où une première décentralisation en bibliothéconomie.

    Cet accroissement numérique des bibliothèques en province, étant corrélative d'une augmentation très sensible du nombre des étudiants, n'a pas pour effet immédiat de décongestionner les bibliothèques parisiennes, la principale d'entre elles, la Bibliothèque Nationale, étant encore peu accessible aux chercheurs, au moins à certains moments. Il semble que la décentralisation devrait être plus systématique et accroître la participation à la vie intellectuelle des grandes bibliothèques municipales aussi bien que des bibliothèques universitaires de province.

    Tout en maintenant à leur niveau actuel les bibliothèques parisiennes et en en améliorant encore le fonctionnement, on devrait faire porter l'effort sur une utilisation plus rationnelle des bibliothèques de province et faire en sorte que le chercheur non-parisien ait pratiquement à sa disposition - sans être contraint de se rendre à Paris et d'y séjourner, ce qui lui est parfois impossible - l'équivalent de ce que l'érudit parisien trouve sur place. Il ne s'agit pas de faire un effort financier démesuré, tel que celui qui consisterait à doter les bibliothèques des départements d'un nombre d'ouvrages se rapprochant de celui des livres que l'on trouve à Paris, mais plutôt d'employer au mieux les moyens de communication et de reproduction qui, au siècle des voyages interplanétaires, restent trop souvent encore rudimentaires. Si l'on établissait un plan d'ensemble, les bibliothèques de province ne demanderaient certainement pas mieux que de procurer effectivement aux chercheurs une documentation proche de l'exhaustivité.

    Comment y parvenir ? Puisque le rêve d'un immense catalogue collectif est irréalisable, mieux vaut que chacun, se spécialise plus ou moins, mais vise à obtenir dans son domaine des résultats aussi complets que possible. La création de fonds spéciaux, alimentés par les subventions d'un organisme central tel que la Forschungsgemeinschaft, se conçoit peut-être mieux dans la République fédérale, composée de « Laender » semi-indépendants, que dans notre pays : il n'est pas indispensable de faire de grosses dépenses et de réunir ouvrages et revues en nombre considérable, l'essentiel étant qu'il y ait, en un endroit connu, quelqu'un - un bibliothécaire - capable de procurer rapidement au chercheur ce dont il a besoin, dût-il recourir au prêt interbibliothèques, à la photocopie, au microfilmage pour rendre le service qu'on attend de lui.

    Une enquête pourrait être menée auprès de chaque bibliothèque universitaire ou municipale classée afin de savoir dans quel domaine le bibliothécaire serait disposé à se documenter lui-même - afin d'être en mesure, par la suite, de documenter les chercheurs - d'une façon aussi complète que possible, compte tenu des particularités de la région et des fonds spéciaux existant déjà dans son établissement. Imaginez, par exemple, qu'une bibliothèque du Nord décide de se spécialiser dans la documentation relative à la chimie de la houille : il recherchera les bibliothèques traitant de cette question et les enverra ensuite à ses collègues de toute la France (et même d'une partie des pays étrangers) et les priant d'y porter la cote des ouvrages qu'ils possèdent. Il aura ainsi la possibilité d'établir un catalogue collectif limité à un domaine restreint et les chercheurs lui sauront gré d'avoir « localisé » les sources indiquées dans les bibliographies. Peu importe, en effet, à un chercheur de savoir qu'il existe tel livre particulier sur la question qui l'intéresse s'il apprend seulement qu'il a des chances de le trouver dans une Bibliothèque Nationale que les circonstances - l'éloignement, par exemple - ne lui permettent pas de fréquenter assidûment. Au contraire, sachant que telle bibliothèque de province le possède, il peut demander au bibliothécaire de sa résidence de le lui faire parvenir au moyen du prêt inter-bibliothèques ou d'un microfilm. Ne peut-on aussi considérer que - à condition d'assouplir au besoin les règles du prêt - il pourra emprunter chez lui un ouvrage qu'il serait hors de question d'emprunter à une bibliothèque parisienne : disposer d'un ouvrage dans son propre cabinet de travail est bien plus commode et souvent plus profitable que de s'astreindre à travailler dans une salle de lecture.

    Il est normal que les bibliothèques universitaires se « spécialisent » dans quelqu'une des grandes disciplines enseignées dans l'Université ; ,il est normal également que les bibliothèques municipales classées s'attachent avant tout à ce qui est régional, en entendant par là non seulement ce qui touche à l'histoire et à l'archéologique locales, mais aussi à ce qui a trait à la documentation technique et scientifique : le bibliothécaire d'un chef-lieu de département s'efforcera d'établir un catalogue collectif local, de concert avec les bibliothécaires des villes voisines, mais ne dédaignera pas non plus de prendre contact avec la Chambre de Commerce et d'Industrie pour se mettre à la disposition des techniciens ayant besoin d'une documentation particulière.

    Toutefois, à notre avis, le bibliothécaire municipal, moins pris que le bibliothécaire universitaire par des besoins administratifs peut - en dehors du domaine purement local - se préparer pour créer chez lui un centre de documentation spécialisée, à partir d'un fonds particulier que sa bibliothèque possède, par exemple à titre de legs : nous ne voulons pas dire par là qu'il achètera tout ce qui paraît sur un sujet déterminé, mais il s'efforcera de se renseigner sur les lieux où l'on peut trouver tel livre ou tel article de revue complétant les documents qu'il a déjà sous la main. L'institution du Dépôt légal régional a déjà permis aux principales bibliothèques municipales de se constituer certains fonds appréciables, et une liaison entre les Centres du Dépôt légal devrait favoriser, par des envois réciproques, l'homogénéisation d'une partie de ces fonds particuliers, sans dépenses exagérées. Ce serait être « régionaliste » dans un mauvais sens et aboutir à un dépérissement des bibliothèques municipales classées que de cantonner celles-ci dans ce qui est « local » et leur interdire d'avoir des vues générales, ne serait-ce que dans un angle limité de notre univers.

    En résumé, ce que nous préconisons, c'est une décentralisation des bibliothèques, aboutissant à donner au chercheur, résidant loin de Paris et travaillant ainsi dans des conditions moins trépidantes, l'équivalent de la documentation qu'il trouverait dans la capitale, et cela sans dépenses excessives, grâce à la compétence de bibliothécaires sachant utiliser les moyens modernes d'information.