Index des revues

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    Défense de la " Conservation "

    Par Jacques Lethève

    Ce sont propos de journalistes, mais il n'est pas certain qu'ils ne correspondent pas à une opinion assez répandue. Selon Le Monde du 9 mai 1963, si « les Français empruntent cinq fois moins de livres aux bibliothèques que les Anglo-Saxons ou les Russes », c'est parce que les bibliothèques françaises ont encore « une conception trop étroitement liée à l'idée de conservation »

    Cette affirmation d'un grand journal du soir est présentée comme l'unique leçon qui se dégage de la journée d'études organisée à Marly le dimanche 6 mai par la Section des petites et moyennes bibliothèques de l'A.B.F. Heureusement d'autres enseignements peuvent être tirés des entretiens de cette journée, dont on trouvera dans le présent Bulletin un compte-rendu plus détaillé !

    Mais il reste grave qu'on attribue à notre Association une vue aussi simpliste et aussi fragmentaire des besoins divers et parfois contradictoires auxquels doivent faire face les divers types de bibliothèques. Et si certains de nos membres - les oreilles peut-être échauffées par des propos qui nient l'importance et le rôle des bibliothèques de lecture publique - ont pu à l'occasion soutenir une telle opinion, nous tenons à prévenir ici l'exploitation qui risque d'en être fait.

    Demandons-nous si ceux qui parlent ainsi ont une réelle expérience des bibliothèques françaises de la deuxième moitié du XXe siècle. Ils n'ignorent sans doute pas, puisqu'ils les interrogent et font état de leurs réponses, l'activité actuelle de tant de municipales parisiennes ou provinciales, le rôle des centrales de prêt, des bibliobus départementaux ou urbains, les réalisations entreprises par la Direction des Bibliothèques de France et par nombre d'organismes privés (1) .

    Trop facile est le masochisme qui fait exalter par principe, et parfois sans les connaître, les réalisations étrangères aux dépens des efforts français. Ceux qui se livrent le plus volontiers à cet exercice feraient bien de mieux s'informer de ce qui se passe chez nous : avant de citer Chicago, Birmingham ou Kiev, d'aller voir Tours, Compiègne ou Grenoble. Et pourquoi, quand on évoque les autres peuples toujours oublier que les Français n'ont ni le genre de vie, ni le tempérament des Nordiques, et ne pas étendre la comparaison à l'Italie, à l'Espagne, voire à la Suisse ?

    « Il n'y a », disait à peu près M. Dumazedier lors de la réunion du 5 mai, « de progrès que dans la vérité », c'est-à-dire dans une vue parfaitement objective et sereine des réalités, et loin de s'attarder à un dénigrement inutile du passé, ce qu'il proposait à ses auditeurs c'était une meilleure utilisation des ressources du présent afin de construire l'avenir en partant de ce qui existe - de tout ce qui existe - et combien ce qu'il a dit nous a paru plus constructif et plus fécond qu'une stérile et décourageante procession au mur des lamentations.

    Il est surtout trop élémentaire de penser que si les bibliothécaires français n'ont pas autant de lecteurs qu'ils pourraient le souhaiter, c'est parce qu'ils sont trop attachés à la « conservation » des livres de leur établissement. Certes le terme de « conservateur », apprécié par les professionnels au point que ceux qui n'y ont pas droit s'en parent volontiers, n'est pas, même pour caractériser un grade, une dénomination heureuse et semble faire du bibliothécaire le gardien jaloux de trésors intouchables. Le bibliothécaire de France a d'autres ambitions et d'autres soucis que de défendre contre des opportuns les collections dont il a la charge, et de fermer sa porte aux curieux.

    Mais pourquoi vouloir tout confondre ? Traite-t-on un livre de poche comme un ouvrage de bibliophilie ? Souhaitons beaucoup d'emprunteurs aux bibliothécaires chargés d'éveiller chez leurs lecteurs le goût des oeuvres enrichissantes et de les mettre à leur disposition, et faisons le maximum pour les aider, mais ne traitons pas de la même façon les problèmes de la culture de masse et ceux de la recherche scientifique. Une bibliothèque, ce peut être une maison ouverte à tous, où chacun peut trouver des livres qui seront remplacés ou détruits quand ils seront passés en des mains très nombreuses ; ce peut être aussi le lieu de travaux prolongés dans des livres qui n'existeraient plus si nos prédécesseurs n'avaient mis tous leurs soins à nous les conserver.

    Demandons aux animateurs de la lecture publique, dont le rôle est admirable, d'éviter les complexes d'infériorité, mais souhaitons qu'ils renoncent à une inutile agressivité à l'égard de ceux qui retardent la lente destruction des trésors du passé. Si les responsables de fonds précieux abandonnaient à tous les manuscrits à peinture ou les éditions rares, ils renonceraient du même coup à transmettre aux générations futures les richesses que les générations précédentes ont su nous léguer. Il en serait de même d'ailleurs s'ils les exposaient trop longtemps à la lumière ou les laissaient photographier sans ménagement.

    Est-il nécessaire de s'attarder sur ces vérités d'évidence ? En quoi le souci de protéger ce qui doit être conservé, freinerait-il la recherche d'un élargissement de la lecture ? Ce sont peut-être des besoins contradictoires mais que savent parfaitement concilier ceux de nos collègues dont l'activité s'étend des réserves précieuses aux annexes des quartiers d'usines. Ouverte à tous les bibliothécaires, qu'ils s'occupent de bibliothèques « savantes » ou de bibliothèques « populaires », l'A.B.F. voudrait être le lieu des confrontations et des conciliations. Ces querelles de frères ennemis ne peuvent nous grandir auprès d'une opinion publique qui nous comprend si mal et ignore, sur tous les plans, nos vrais problèmes.

    Il y a de la démagogie et du mépris à croire les habitués de nos bibliothèques de lecture publique incapables de comprendre que le livre, souvent simple véhicule de la pensée, peut être en lui-même un objet de culture précieux, qui mérite des soins attentifs, orientés vers sa conservation.

    Ne laissons pas dire - surtout en notre nom - que les difficultés de ceux qui s'efforcent d'offrir des livres plus nombreux à toutes les catégories de public, viennent de ce que d'autres - qui sont souvent les mêmes - doivent conserver pour les lecteurs de demain les témoignages du passé.

    1. Il faudrait examiner dans son ensemble tout le problème de la lecture, rappelons par exemple qu'aux Etats-Unis, il y a peu de libraires, et qu'en France le succès du livre de poche doit donner à réfléchir. retour au texte