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Les formes de coopération entre les bibliothèques Américaines

1963

    Les formes de coopération entre les bibliothèques Américaines

    Par Jean-Alfred Sansen, Conservateur Bibliothèque universitaire de Rennes

    Un voyage récent aux Etats-Unis, entrepris sur l'initiative de la Direction des Bibliothèques de France, m'a permis d'étudier plus particulièrement l'organisation du travail dans les bibliothèques américaines et les formes de coopération entre elles. Cette étude était menée parallèlement à celle de mon collègue M. Roger Pierrot, Conservateur à la Bibliothèque Nationale, qui a recueilli une large information sur la technique des catalogues et leurs procédés de reproduction. Les lecteurs de ce Bulletin connaissent déjà les résultats de cette intéressante enquête.

    Les diverses formes de coopération entre les bibliothèques des Etats-Unis méritent par ailleurs d'être étudiées pour elles-mêmes, d'autant plus que la société américaine accorde une importance croissante à la convergence des efforts et à la notion de travail en commun. L'initiative privée, jadis considérée comme un dogme, est souvent mise elle-même au service de ces réussites collectives. A cet égard, c'est à juste titre qu'on a mis en valeur le rôle joué par les grandes associations professionnelles, pour remédier sur le plan fédéral aux lacunes d'une Constitution qui accordait sans doute trop de responsabilités aux pouvoirs locaux. Les fonctions très nombreuses remplies par l'American Library Association, qui ont déjà été décrites ici-même, sont un excellent témoignage de cette synthèse spontanée, caractéristique d'une société en pleine évolution et qui offre à l'activité professionnelle des possibilités plus étendues.

    La coopération entre bibliothèques revêt tout d'abord et comme partout les formes classiques de l'échange d'informations ou de la communication des documents. D'où le fonctionnement normal, mais non particulièrement développé, du système de prêt entre bibliothèques suivant les règles d'un General Interlibrary Loan Code, mis au point par l'A.LA. en 1952. Ces relations de prêt sont cependant gênées dans une certaine mesure par la disproportion entre les grandes Universités américaines et les Collèges de moindre importance qui interfèrent avec elles dans le cadre d'un même système concurrentiel. C'est bien volontiers que les premières viennent en aide aux secondes, mais il est impossible de prêter des documents coûteux sans disperser artificiellement les moyens de recherche et compromettre la valeur d'un enseignement qui suppose, pour la documentation comme pour le matériel scientifique en général, une puissante infrastructure localisée sur un nombre limité de campus. Dans le domaine du prêt inter-universitaire, il convient donc de tenir compte de cette situation assez différente de celle qui prévaut dans notre pays.

    Aux Etats-Unis, le prêt entre bibliothèques est évidemment restreint par le rôle croissant des services de reproduction. Comme en France celle-ci prend souvent la forme de microfilms, dont les bibliothèques conservent des collections importantes, en général sous forme de rouleaux de 100 pieds. Pour donner un ordre de grandeur de ces collections, citons le cas de l'Université de Chicago qui conserve ainsi 35.000 rouleaux. Presque toujours, il s'agit de positifs, le cas des « master négatives » étant plus rare. Toutefois, un effort intéressant a été accompli en ce sens par l'Université de Harvard, et un programme plus important est à l'étude. Dès maintenant, le principe d'une coopération dans ce domaine est adopté, mais elle se heurte encore à certaines réticences, en raison des craintes éprouvées par plusieurs établissements, quant au prix de vente des positifs à partir d'un négatif établi en commun. On peut cependant espérer que cette difficulté sera surmontée un jour prochain aux Etats-Unis grâce à une entente assez large de tous les intéressés, suivant la méthode qui a déjà réussi en France.

    Le microfilm joue également son rôle normal auprès des lecteurs, mais il subit la concurrence croissante de la reproduction Xerox. Pour un prix comparable à celui de la photocopie traditionnelle, celle-ci permet d'obtenir une présentation du texte nettement plus satisfaisante. Les prix de reproduction varient suivant les services : 5 ou 6 cents pour le microfilm, 10 à 20 cents pour la copie Xerox. D'une manière générale, il semble que dans ce dernier cas on parvient à la « self-supporting-operation » en fixant le prix à 15 cents. Quand il est inférieur, il s'agit d'une facilité consentie par la Bibliothèque à ses lecteurs. Mais il est rare que ces mesures libérales aillent jusqu'à la gratuité du service de reproduction : si j'ai vu pratiquer celle-ci par une bibliothèque importante, encore était-ce en faveur de correspondants privilégiés, qui étaient eux-mêmes des bibliothèques ou des institutions de recherche. La gratuité était fondée en ce cas sur l'espoir que les établissements bénéficiaires conserveraient la reproduction pour l'usage de leurs différents lecteurs, formule intéressante qui pourrait sans doute être étudiée en vue d'une plus large application.

    Au-delà du prêt et de la reproduction, qui ne concernent pas la propriété du document lui-même, la coopération entre les bibliothèques peut mettre en cause cette propriété par l'institution d'un service d'échanges. Le système américain, qui accorde peu de place à la législation fédérale en ce domaine, n'est pas favorable de prime abord au développement des échanges, mais leur nécessité sur le plan international a conduit le gouvernement à reconnaître un statut officiel au service créé par la Smithsonian Institution. Sur le plan de la coopération intérieure aux Etats-Unis, le rôle principal est joué par United States Book Exchange (U.S.B.E.) qui fonctionne aux environs immédiats de Washington. C'est une organisation de caractère non-commercial et de statut privé, dont la création est due à une vingtaine d'institutions, mais qui travaille en fait pour 3.000 bibliothèques. Le gouvernement en a reconnu l'utilité et lui a même demandé d'assurer certains échanges avec les pays sous-développés. Au titre de cette dernière activité, elle reçoit évidemment une subvention fédérale. Quant à son activité principale, à l'intérieur des Etats-Unis, une subvention indirecte lui est accordée sous forme de réduction sur les tarifs postaux. Ceci ne permet d'ailleurs pas l'expédition de caisses importantes, puisque la réduction consentie ne concerne pas les chemins de fer, qui sont eux-mêmes des organisations privées.

    L'objectif principal de ce service est d'obtenir une meilleure répartition des ouvrages, car beaucoup de bibliothèques lui envoient leurs doubles. Il établit des listes mensuelles de livres proposés, en indiquant le prix qui sera porté au débit du bénéficiaire, et qui inclut les frais de port de l'envoi éventuel. La distribution aux bibliothèques intéressées par ces offres a lieu très rapidement. Les livres qui n'ont pas trouvé d'acquéreur contribuent pour une part à la constitution d'un stock qui comprend actuellement 50.000 ouvrages non périodiques et 4.000.000 de fascicules. Mais beaucoup d'entre eux sont simplement éliminés comme « waste paper », afin d'éviter l'asphyxie progressive du service. Chaque année, cette élimination porte 300 à 500.000 « items », qui sont pour la plupart des fascicules de périodiques, mais, pendant la même période, ces méthodes de travail rapides permettent la distribution de 750.000 livres et fascicules aux 3.000 bibliothèques qui bénéficient de ces envois.

    Cette organisation des échanges montre que les bibliothèques américaines s'entr'aident activement dans le domaine de la constitution de leur fonds de livres. Cette coopération peut aller plus loin, puisqu'elle porte, en certains domaines, sur les acquisitions à titre onéreux. Il n'est pas utile de décrire de nouveau ici le fonctionnement du Plan Farmington, qui est déjà bien connu. Je souhaite plutôt attirer l'attention sur une activité dont le mécanisme général a déjà été étudié, mais dont toutes les possibilités méritent d'être envisagées plus longuement : celle des Deposit Libraries, dont les objectifs ne se limitent pas toujours à cette fonction de dépôt.

    Comme on le sait, ce système de la Deposit Library tend à jouer un rôle croissant, en vue d'éviter l'encombrement excessif des magasins de livres. Quand un ouvrage est peu utilisé, il devient moins onéreux de le conserver à distance, dans un bâtiment construit sur un terrain moins bien situé et de prix peu élevé, quitte à prévoir chaque jour le déplacement de quelques livres de ce bâtiment périphérique, qui seront consultés dans la bibliothèque principale. L'étude des cas précis où l'ouvrage doit être placé dans ces dépôts éloignés, c'est-à-dire celle des fréquences d'utilisation, est même conduite scientifiquement et l'on doit au Dr. Fussler, Directeur de la Bibliothèque de l'Université de Chicago, un ouvrage remarquable sur cette question. Aux nuances près, c'est la même solution que la Bibliothèque Nationale avait adoptée depuis longtemps dans son annexe de Versailles, et qui trouvera bientôt d'autres applications dans nos bibliothèques universitaires pourvues désormais de plusieurs bâtiments.

    La New England Deposit Library, que j'ai pu visiter près de Cambridge, reste assez conforme à sa définition de dépôt, ce qui revient à dire qu'elle ne constitue pas une mise en oeuvre de toutes les possibilités offertes par cette formule. Douze bibliothèques l'utilisent en commun, mais cette communauté ne va pas très loin, car chacune se borne à louer à l'association la place qu'elle occupe effectivement dans le dépôt. Il s'agit donc en réalité d'une juxtaposition qui tend à diminuer les frais généraux, plutôt que d'une véritable collaboration entre les participants. Les livres ainsi déposés sont envoyés, sur demande des lecteurs, à la Bibliothèque qui les possède. Pour les deux principaux participants, les dernières statistiques indiquaient 453 volumes envoyés pour consultation dans, les salles de lecture de Harvard, et 171 dans celles de la Boston Public Library.

    Les bibliothèques sont satisfaites de ce système, sous certaines réserves qui tiennent aux inconvénients d'une cohabitation qui ne correspond pas à une véritable unité fonctionnelle. D'autre part, l'Université de Harvard a modifié les cotes des livres déposés, pour qu'ils puissent être classés par formats, et non plus par sujets. L'expérience a montré que ce changement de cote est une opération longue et peu rentable, car la place économisée est faible, l'essentiel étant de disposer d'un terrain peu cher. On en vient à l'idée qu'il aurait mieux valu conserver la cote ancienne, en la complétant en catalogue et sur le livre par un signe supplémentaire. Il est toujours préférable de maintenir le caractère intangible de la cote, ou tout au moins de ses éléments principaux, quel que soit l'emplacement du livre : c'est la conclusion qui se dégage des expériences faites par les bibliothèques possédant plusieurs magasins et des salles de lecture pourvues de nombreux ouvrages usuels.

    Le cas de la New England Deposit Library montre également que les participants ne cherchent pas tellement le gain de place absolu, que le gain de place dans leur bâtiment principal. Dans cette bibliothèque de dépôt, il y a certainement de la place perdue, et cela est parfaitement normal, puisqu'on regrette plutôt les efforts consentis pour opérer les distinctions de format qui s'inspirent de cette économie de place. S'il est vrai que celle-ci diminue le coût de la construction, il convient inversement de tenir compte des autres frais engagés, soit dans les changements de classification, soit dans l'achat de matériels onéreux. C'est ici que nous rejoignons la notion de compactus : celle-ci ne prend toute sa valeur que dans le bâtiment principal, et c'est dans le cas où il est nécessaire de conserver la quasi-totalité des livres dans ce même bâtiment que le compactus est vraiment utile. En d'autres termes, il répond davantage aux besoins d'une Bibliothèque nationale qu'à ceux d'une Bibliothèque universitaire. Les Deposit Libraries peuvent évidemment utiliser le compactus, mais cette option dépend de leurs conditions précises d'exploitation et d'une étude financière dont les résultats sont variables. Il y a lieu, dans cette étude, de tenir compte de la largeur des allées, puisque le compactus ne se concilie pas avec des allées étroites. Au contraire, celles-ci sont réduites à 60 centimètres dans la New England Deposit Library et il semble que le petit nombre de déplacements à prévoir dans un magasin de cette nature permettrait de réduire cette largeur à 50 centimètres, ce qui diminuerait la place perdue, sans recourir à l'achat d'un matériel coûteux, difficile à déplacer et parfois dangereux pour les utilisateurs.

    Les moyens mis en oeuvre pour réduire la place occupée par les livres dans les bibliothèques de dépôt peuvent donc être l'objet d'une discussion assez ouverte, et là n'est pas l'essentiel. Quand toutes les possibilités de cette formule de dépôt sont exploitées, des gains plus considérables sont possibles, dans le domaine de la place occupée, mais aussi dans celui des crédits d'achat. Le New England Deposit Library procède par simple juxtaposition des dépôts de livres, mais on peut aller beaucoup plus loin dans la voie d'une coopération organique. C'est la conclusion que fait apparaître l'expérience tentée, encore partiellement, par le Midwest Interlibrary Center (M.I.L.C.).

    Cette organisation non-commerciale a été fondée à l'initiative de plusieurs Présidents d'Université, et comprenait à l'origine dix bibliothèques participantes. Ce nombre s'est élevé à vingt-et-une, qui sont toutes des « research libraries » assez importantes, et le Centre affirme sa vocation à dépasser les frontières du Middle West pour travailler à l'échelon national. Son premier objectif est un « coopérative storage » (qui s'élève dès maintenant à 2 millions de volumes), mais il vise aussi à une coopération dans le domaine des achats, et il n'exclut pas l'éventualité d'une centralisation ultime des achats et du catalogage. Rien ne permet de prévoir qu'il réalisera entièrement ce programme considérable, mais le simple fait de l'avoir conçu témoigne d'un état d'esprit qui vaut par lui-même et qui permet d'espérer certaines réussites partielles. Situé dans la banlieue sud de Chicago, à proximité de l'Université de Chicago, le M.I.L.C. est en bonne position géographique pour répondre aux objectifs qu'il s'est assignés.

    Les rayonnages utilisés sont des compactus de type pivotant, sur trois profondeurs, utilisant six formats. Mais il est probable que le nouveau bâtiment dont la construction est envisagée adoptera un autre type de rayonnages, et l'on nous a assuré là encore que le choix de ce matériel n'est pas le souci essentiel. En revanche, on attacha la plus grande importance aux conditions dans lesquelles le livre est remis au M.I.L.C. Trois possibilités sont prévues :

    • A) Ouvrages donnés (sans condition) par la bibliothèque participante. Le centre en devient propriétaire.
    • B) Ouvrages qui font l'objet d'un « permanent loan » : prêt définitif, cette formule curieuse signifiant qu'il ne sera pas retiré, mais que le Centre ne peut pas non plus le détruire.
    • C) Ouvrages prêtés jusqu'à décision ultérieure, toujours possible : « indefinite loan » .

    Comme on le voit, les documents conservés dans la New England Deposit Library entraient à peu près dans le cas de la formule C. Encore n'étaient-ils pas vraiment remis en prêt, mais déposés sur un rayonnage loué par la bibliothèque propriétaire. Les solutions A et B traduisent une forme beaucoup plus poussée de coopération, l'idéal étant la formule A qui permet à la direction du M.I.L.C. d'éliminer les doubles. Cette possibilité est largement utilisée pour les manuels scolaires, les livres d'enfants, mais aussi pour de nombreux documents de niveau plus élevé.

    Cette suppression des ouvrages en double repose sur l'idée qu'un seul exemplaire suffit à l'ensemble des bibliothèques participantes, puisqu'il s'agissait par hypothèse de documents rarement utilisés. Les prêts accordés à ces bibliothèques, pour consultation dans leur salles de lecture n'en constituent pas moins Un service quotidien de l'établissement : 25 volumes en moyenne sont remis chaque jour à la poste, pour revenir plus tard au centre après cette consultation.

    A l'égard des fonds de livres déjà constitués, le rôle du M.I.L.C. est donc de diminuer la place occupée par la partie la moins vivante de ces collections. Mais cette économie de place peut en quelque sorte être réalisée par avance, lorsqu'il s'agit du fonds de livres en cours de création, bref du programme d'achats : pour l'ensemble des vingt-et-une bibliothèques participantes, il est possible de n'acquérir qu'un seul exemplaire de telle publication, si l'on prévoit qu'elle sera peu consultée, ou tout au moins que sa fréquence d'utilisation s'annonce faible en comparaison de son prix. Pour des ouvrages ou périodiques de cette nature, le M.I.L.C. est dès maintenant doté d'un service d'acquisitions et par conséquent d'un budget adapté à cette fonction, ces possibilités étant d'ailleurs accrues grâce à certains échanges. Il acquiert aussi de nombreux microfilms et s'abonne systématiquement à toute publication mentionnée par les Chemical Abstracts ou les Biological Abstracts, dans les cas où il se trouve que ce titre n'est conservé par aucune des bibliothèques participantes.

    Le rôle d'un tel Centre n'est donc pas seulement d'éviter l'encombrement des magasins de livres placés à proximité des lecteurs, mais aussi de compléter la documentation de ses membres, au-delà des ressources financières de chacun d'eux, et son Directeur, Mr Williams, le résumait fort justement par cet aperçu : ceci est une bibliothèque pour bibliothèques (this is a libraries' library). Cette formule ouvre des perspectives d'avenir, en une période où les établissements de recherche doivent renoncer à acquérir la totalité des publications dont leurs lecteurs ont un besoin occasionnel, surtout dans le domaine des périodiques.