Index des revues

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    Hommage à Jean Bonnerot (1882-1964)

    Par Thérèse Marix-Spire
    Par Roger Pierrot

    « J'aime ma bibliothèque de la Sorbonne... sans fétichisme enfantin et sans ostentation... c'est là, au milieu de ses livres, que j'ai passé mes heures les plus... vivantes...

    Ma bibliothèque de la Sorbonne m'apparait comme un cénacle choisi des maîtres les meilleurs... chaque jour ma mémoire s'embellit de pensées hier encore inconnues... et quand j'ai cru d'un atome agrandir ma connaissance, je m'aperçois que j'ai... élargi de tout un horizon... l'étendue de mon ignorance. Ma bibliothèque de la Sorbonne est mon temple, mon refuge, mon abri ».

    Quoi de plus émouvant que ce cri d'amour poussé en 1908 (1) par le jeune employé temporaire qui devait donner toutes ses forces vives à « sa » Bibliothèque, de 1903 où il était entré comme stagiaire, jusqu'en 1951, où, au faîte des honneurs, il la quittait, Conservateur de la Bibliothèque de l'Université de Paris, chargé de la Direction générale de l'ensemble des services de la Bibliothèque (2) . Soit, si l'on décompte les trente mois passés à la Bibliothèque Sainte-Geneviève, plus de quarante-cinq années de labeur incessant, quarante-cinq années où l'on vit filer son pas rapide, élastique, le long des interminables couloirs de la vieille maison, où l'on croisait, au hasard des recherches, sa mince silhouette glissant, puis s'estompant à travers les magasins, serrant ici ou là une main amicale, s'arrêtant un instant ou plusieurs avec l'un ou l'autre, et, toujours courant, arrivant enfin au but de sa quête.

    J'avais fait sa connaissance un soir de l'hiver de 1922. C'était l'étudiante désemparée venue de province qui s'adressait au bibliothécaire de service, sans se douter que ce bibliothécaire souriant et un peu ironique allait devenirquelques années plus tard son collègue, son chef et très vite son ami.

    Cela avait commencé par une demande précise sur la cote du Journal de Delacroix. Cela finissait une heure plus tard par un maître cours de bibliographie sur le XIXe siècle, quelques souvenirs, pour moi très précieux, sur Saint-Saëns et le mouvement théâtral contemporain, le tout augmenté de conseils astucieux sur la façon d'orienter mes recherches. J'en avais plus appris dans cette longue causerie que durant des semaines de travail solitaire. A 22 heures nous quittions la Sorbonne, Jean Bonnerot, dont j'ignorais le nom, drapé dans la fameuse cape du temps des Cahiers.

    Des conversations aussi nourrissantes, j'en ai eu bien souvent par la suite quand nous nous retrouvions, tard le soir, à la Salle de Bibliographie, le dimanche ou les jours fériés. Je sais que l'on a fait grief à cet inlassable, à cet admirable chercheur, d'utiliser ses heures professionnelles pour des recherches personnelles. Stupide grief. Comme si des heures professionnelles où l'on appartient à tous pouvaient se concilier avec l'attention soutenue exigée par ses propres recherches ! Et quand bien même cela eût été ? Son travail professionnel n'était-il pas immensément enrichi par l'expérience acquise dans les multiples voies où l'entraînait une curiosité sans limites ?

    Cette boulimie, cette frénésie intellectuelles allaient cristalliser en 1931 et se fixer sur deux plans parallèles qui n'allaient cesser de se féconder l'un l'autre. Le grand érudit, le biographe « à l'état pur » pour reprendre la jolie formule de Noëlle Malclès, était prêt pour entreprendre l'édition de la Correspondance de Sainte-Beuve et mener de pair sa bibliographie, tandis que le bibliothécaire rompu à la recherche devenait bibliothécaire en chef, puis Conservateur de la Bibliothèque de l'Université de Paris.

    Il est inutile d'insister sur le rôle d'un érudit et d'un biographe de classe à la tête d'une grande maison où l'érudition et la bibliographie sont les conditions premières de tous travaux. Pour tous, collaborateurs, professeurs, étudiants, chercheurs, Jean Bonnerot allait incarner désormais l'exemplaire modèle des qualités morales et intellectuelles exigées par la recherche : patience et modestie, loyauté, persévérance obstinée, désintéressement, totale abnégation. Il y ajoutait un don, un instinct, un flair de la source rare et fructueuse. J'ajoute qu'il connaissait la Bibliothèque mieux que nous tous. Pas un recoin qui ne lui fût familier et, grâce à son exceptionnelle mémoire, il mettait avec une fulgurante rapidité la main sur la pièce difficile ou introuvable.

    Avec ses subordonnés, l'accueil parfois déroutait. Il se savait vulnérable et, pour lutter contre sa maladive sensibilité, avait fait sienne la règle d'un de ses grands ancêtres : « Souviens-toi de te méfier ». Mais le masque avait tôt fait de tomber. Il ne restait qu'un patron très proche, infiniment humain, désireux de comprendre les problèmes particuliers et, s'il le pouvait, d'aider à les résoudre. Il détestait commander. Physiquement, il ne le pouvait pas. Mais ouvert à toutes les idées et soucieux de laisser chacun développer sa personnalité, il acceptait les initiatives d'où qu'elles viennent, les faisant siennes si elles s'avéraient profitables à la Bibliothèque. Aux rudes heures de l'occupation, lui et Madame Bonnerot, qui l'épaula magnifiquement, montrèrent une grandeur sereine et apportèrent un réconfort et une efficacité qui méritent d'être soulignés.

    Avec la vieille maison, il se battit et parfois l'emporta. Une passerelle, par je ne sais quel miracle, devint une salle des catalogues, relativement spacieuse, pleine de soleil et aérée. Une galerie vitrée fournit la base d'un important service de reliure et entraîna le recrutement d'un personnel compétent et l'acquisition d'un bel outillage. Un couloir se mua en alcôve propice au travail de chercheurs amoureux de silence ; aux périodiques, un magasin-dépotoir fit place à une vaste salle de catalogage. L'eau chaude enfin coula à plein bord sur le lavabo du personnel. Il ne tint pas à lui que les murs ne reculent davantage. Et comme ses prédécesseurs, il lutta bravement mais vainement contre une maison désuète en proie au dramatique problème du contenant débordé par son contenu.

    Mais je ne veux pas terminer ces trop courtes lignes sans parler de l'oeuvre maîtresse de Jean Bonnerot, directeur de la Bibliothèque. Elle est la preuve criante de l'heureux effet que peuvent s'apporter deux activités apparemment rivales.

    Au cours des travaux entrepris pour son édition de la Correspondance de Sainte-Beuve et désireux d'expliquer la moindre allusion, d'éclairer le plus humble nom propre, il s'était colleté avec une difficulté toujours renaissante : Où chercher la mention de tel ou tel personnage célèbre ou seulement réputé en son temps mais dont la mort emportait jusqu'à la trace ? Les biographies, à quelque catégorie qu'elles appartiennent, restaient trop souvent muettes et de toutes façons n'étaient jamais à jour. Puisque l'instrument n'existait pas, il fallait le forger. Jean Bonnerot s'y mit avec acharnement, avec la patience et l'ingéniosité qu'il apportait à la confection des Index de la Correspondance. Dès 1941, l'Index biographique de la Bibliothèque de la Sorbonne démarrait dans des conditions d'une extrême précarité, avec un minimum de moyens et tout de suite un maximum de célérité et d'efficience. Ses travaux antérieurs, ses longues courses à travers les rayons lui avaient révélé l'existence de collections peu connues, d'annuaires, de recueils savants, parisiens ou provinciaux, plus ou moins éphémères, mais riches en notices de toutes sortes. Il les dépouilla, les fit dépouiller et mettre sur fiches ; il y joignit les grandes revues dépourvues d'index et parallèlement se gardait bien de négliger l'actualité. Au bout de dix années, le fichier comportait 460 tiroirs et environ 325.000 fiches. Dès sa mise en service, l'Index était consulté à tout instant par tous les usagers de la Bibliothèque, par le personnel comme par les professeurs, chercheurs et étudiants. Bien rare celui auquel il n'avait rien appris. Par la largeur de ses conceptions, par son envergure et la multiplicité des renseignements fournis, cet Index unique en France est un instrument capital qui doit être poursuivi. Il n'y a pas de crédit. Je le sais. Il faut en trouver.

    Si le nom de Jean Bonnerot doit vivre - et c'est déjà chose certaine - il faut ajouter à ses magistrales publications de et sur Sainte-Beuve, la création de l'Index biographique de la Bibliothèque de la Sorbonne.

    JEAN BONNEROT s'est éteint, le 25 janvier 1964, dans sa maison de la Pierre-Ecrite, un vieux relais de poste, où Napoléon avait fait étape en revenant de l'île d'Elbe le 15 mars 1815. Il a été inhumé tout près de là, le 27 janvier, dans la sépulture familiale à Alligny-en-Morvan. Une messe de Requiem à laquelle assistaient de nombreux collègues et amis a été célébrée à Saint-Jacques-du-Haut-Pas, le 8 février.

    Issu d'une famille bourguignonne, fils de Théophile Bonnerot, professeur de lettres, il était né à Poitiers, le 5 juillet 1882. En suivant les déplacements de son père, fonctionnaire, il fit ses études au Lycée Ampère de Lyon et les termina à Louis-le-Grand.

    Stagiaire à la Bibliothèque de la Sorbonne, dès 1903, il devint employé temporaire, en 1907, et fut reçu, en 1908, au concours des Bibliothèques universitaires. Comme vient de le rappeler Mme Spire, il devait effectuer toute sa carrière à la Bibliothèque de la Sorbonne à l'exception des années 1936-1938 passées à Sainte-Geneviève. Conservateur de la Bibliothèque de l'Université de Paris, le 1er janvier 1939, il est ensuite chargé de la direction de l'ensemble des Bibliothèques universitaires parisiennes. Il fut admis à la retraite, le 1er octobre 1952 et nommé Conservateur en chef honoraire.

    Des Mélanges d'histoire littéraire et de bibliographie lui furent offerts par ses amis et ses collègues (Préface de Julien Cain, Paris. Nizet 1954, in-8°, 552 p.). Dans ce gros volume figure une bio-bibliographie de Jean Bonnerot où sont répertoriés 352 articles ou ouvrages. Bibliographie à compléter par les nombreuses publications faites durant plus de dix années d'une studieuse retraite.

    Sa première publication avait été un conte en vers publié, en 1905, dans la revue Art et Soleil. Entré en relations avec Péguy Bonnerot publie le 8e Cahier de la 8e série des Cahiers de la Quinzaine, daté du 31 décembre 1906, intitulé le Livre des livres, fragments poétiques. D'autres recueils de poésies suivirent ; toute sa vie, il aima trousser poèmes de circonstances ou acrostiches. Au début de 1957, il eut plaisir à réunir quelques amis pour fêter le cinquantenaire du Livre des livres, ses noces d'or avec la littérature.

    Evoquant les grandeurs et servitudes de notre métier, il publiait, en 1908, un article intitulé de l'Eminente poésie des bibliothèques et à la fin de sa carrière rééditait, en 1951, sous la forme d'une élégante plaquette intitulée Des Devoirs et des Qualités du Bibliothécaire un discours prononcé en 1780 par J.-B. Cotton des Houssayes dans l'Assemblée générale de Sorbonne.

    Ami et exécuteur testamentaire de Saint-Saëns, Jean Bonnerot en a été le biographe (Saint-Saëns, sa vie et son oeuvre, Durand, 1914, 2e éd. 1923). Bibliothécaire de la Sorbonne, il s'en est fait l'historien (La Sorbonne, sa vie, son rôle, son oeuvre à travers les siècles, Presses universitaires, 1928). Propriétaire d'un relais de poste, il a publié une précieuse monographie les Routes de France (Lannes, 1921, 2° éd. 1926) et réédité le Guide des Chemins de France, de Charles Estienne (H. Champion, 1936, 2 vol.). Bourguignon, il a créé un Musée folklorique à Saulieu et rédigé le texte de l'album Bourgogne de Guides Bleus (Hachette, 1955), qui obtint le prix de la Paulée de Meursault, composé de cent bouteilles de Meursault Genevrières 1953.

    Mais Fernand Vandérém en demandant à Jean Bonnerot de rédiger une Bibliographie des oeuvres de Sainte-Beuve qui commença à paraître dans le Bulletin du bibliophile de novembre 1928 orienta de façon décisive la carrière de l'érudit. De la rédaction de la Bibliographie des écrits de Sainte- Beuve (4 vol. publiés de 1937 à 1952) vint l'idée de réunir la Correspondance du grand critique. Mais pour Jean Bonnerot éditer une correspondance ne consiste pas à se contenter de réunir et classer des lettres en y joignant une maigre annotation. Sa conception est beaucoup plus ambitieuse : grâce à une annotation extrêmement étendue ne laissant dans l'ombre aucune allusion de l'écrivain (ou de ses correspondants) les lecteurs émerveillés de ces admirables volumes assistent à la résurrection de la vie littéraire, sociale, politique d'une grande partie du XIXe siècle français. Autour de Sainte-Beuve, de ses amis, de ses ennemis aussi, nous sommes replongés dans cette époque et nous allons souvent beaucoup plus loin dans le passé en l'accompagnant dans ses lectures préparatoires aux Portraits de femmes, à Port-Royal ou aux Lundis. Le 1er volume de la Correspondance générale de Sainte-Beuve est daté de 1935, le 6e de 1949. La grande oeuvre fut interrompue ensuite pendant de longues années. Ce travail admirable ne trouvait pas d'éditeur... La publication fut reprise chez Privat-Didier en 1947 avec une subvention du C.N.R.S. Avec une merveilleuse régularité, chaque année vit paraître un nouveau volume, le t. XIII publié en 1963, contient les lettres des années 1863-1864. Le t. XIV était en épreuves quand la mort vint frapper ce grand serviteur des lettres.

    Le signataire de ces lignes n'oubliera jamais cette après-midi d'automne 1962 (le 25 septembre) à la bibliothèque Lovenjoul de Chantilly où Jean Bonnerot travaillait près de lui et de M. Jean Pommier, copiant une lettre d'un correspondant de Sainte-Beuve, quand il fut atteint d'une brutale attaque. Avec quelle admirable énergie, ne pouvant plus parler, il lutta contre le mal, cherchant à refuser l'aide de ceux qui voulaient le soutenir vers sa chambre d'hôtel.

    Jean Bonnerot nous a quittés mais il a laissé une oeuvre exemplaire qui honore notre profession et sera consultée avec profit par de longues générations d'historiens et de lettrés.

    1. Jean Bonnerot, De l'éminente poésie des Bibliothèques, Revue latine, 1908, p. 745. retour au texte

    2. Rappelons rapidement sa carrière de bibliothécaire : 1903, 7 déc, stagiaire ; 1907 4 nov., employé temporaire ; 1914, 2 fév., bibliothécaire ; 1931, 7 déc, bibliothécaire en chef à la Sorbonne ; 1936, 30 juin, bibliothécaire en chef à la Bibliothèque Sainte-Geneviève ; 1939, 1er janv., Conservateur de la Bibliothèque de l'Université de Paris, chargé de la Direction générale de l'ensemble des services de la Bibliothèque ; 1951, 1er oct, admis à faire valoir ses droits à une pension de retraite. retour au texte