Les bibliothèques d'étude sont-elles à la veille de connaître un dévelop-pement considérable en Allemagne de l'Ouest ? Les projets récemment annoncés sont d'une telle ampleur qu'on peut s'attendre en effet à des transformations révolutionnaires et le rapport qui les définit a ouvert des espoirs dont le dernier Congrès des bibliothécaires allemands à Cassel s'est fait largement l'écho.
Ce rapport établi par le « Conseil scientifique » de Bonn et publié au début de 1964 sous forme de « Recommandations » - Empfehlungen des Wissenschaftsrates (1) - est bien digne d'attirer notre attention et peut-être de susciter notre envie.
Les raisons qui militent en faveur d'une extension des bibliothèques d'étude sont trop connues pour qu'il soit nécessaire d'insister sur leur caractère impérieux. Les Allemands connaissent comme nous une évolution démographique qui accroît le nombre des étudiants et des professeurs ; ils savent que le développement de la masse des imprimés et la multiplication des domaines linguistiques où sont publiés des ouvrages de valeur, imposent de vastes transformations. Le rôle indéniable de la « recherche » dans les Etats modernes oblige les bibliothèques au même titre que les laboratoires, et parce qu'elles sont elles-mêmes des laboratoires, à s'adapter à des besoins qui sont ceux de notre temps.
La France bien sûr ne s'est pas attaquée la dernière à ces problèmes ; le signe le plus visible en est donné par le renouvellement ou la construction de bibliothèques universitaires dont certaines peuvent être tenues pour des modèles. On sait que, sous l'impulsion de la Direction des bibliothèques, les méthodes mêmes d'organisation et de classement font l'objet de nouvelles instructions.
Les projets allemands possèdent pourtant un autre caractère. Ils sont plus ambitieux et définissent un plan d'ensemble sans reculer devant les conséquences financières qu'entraîne une analyse détaillée des besoins. Ce ne sont, il est vrai, que des « Recommandations », mais les résultats obtenus par la même méthode en ce qui concerne la création de chaires dans les universités allemandes, laissent espérer aux bibliothécaires des avantages aussi décisifs.
Parce que la République fédérale ne possède pas d'organisme central en matière de bibliothèque comme en matière d'enseignement, chaque Land ayant son propre « ministre de la culture », aucun plan systématique ne pouvait être établi sans l'intervention d'une autorité extérieure aux Länder. C'est ce qui justifie la création d'un « Conseil scientifique » (Wissenschaftsrat) siégeant à Bonn. Ce Conseil où se trouvent rassemblés des professeurs d'université et des bibliothécaires, a travaillé sur les rapports fournis par les différentes bibliothèques, mais il les a complétés par enquêtes dans chaque établissement en 1962 et 1963. Dès janvier 1964, il était en mesure de publier ses « Recommandations ». Désormais les autorités responsables connaissent les efforts exactement chiffrés qu'elles doivent accepter pour donner à chaque établissement le développement compatible avec ses possibilités et souhaitable dans le réseau général des bibliothèques scientifiques.
Les bibliothèques considérées sont très justement définies dans leur ensemble comme « instruments de recherche, d'enseignement et d'informa-tion » ; elles sont classées en trois catégories : bibliothèques d'état, de Land ou de ville pour la première ; bibliothèques d'universités ou d'écoles supé-rieures pour la seconde ; bibliothèques spécialisées pour la troisième. Une courte notice définit la vocation propre à l'établissement en fonction des critères suivants : ampleur des fonds d'ouvrages scientifiques, facilités offertes au public pour l'accès à ses fonds, fréquentation des chercheurs. L'absence d'une véritable « bibliothèque nationale » en Allemagne de l'Ouest, compensée en partie par le rôle de centres comme Berlin, Munich ou Francfort, l'action de la Deutsche Forchungsgemeinschaft qui a établi depuis longtemps un plan de répartition des achats à travers les grandes bibliothèques, le rôle jugé essentiel de l'Association des bibliothécaires allemands, voilà d'autres éléments pris en considération. Enfin les « Recommandations » n'oublient pas certains facteurs qui risquent de transformer la situation d'ici quelques années, tels que le développement prévisible de la littérature scientifique ou l'introduction dans beaucoup de bibliothèques d'installations mécanisées et plus rationnelles. Aussi pour diminuer le risque d'erreur dans ces données prospectives, le Conseil a jugé bon de limiter à cinq ans la période de développement envisagée.
Les tableaux chiffrés établis pour chaque bibliothèque n'en sont que plus impressionnants. Ils donnent un état comparatif du personnel en fonction et du personnel jugé nécessaire, du budget d'acquisition et de reliure en 1963 et du budget prévu pour les cinq années à venir.
C'est ainsi, parmi les exemples les plus frappants, que la bibliothèque de Dusseldorf (Landes- und Stadtsbibliothek) qui compte 26 personnes, devrait passer à 48 personnes et son budget annuel s'élever de 267.000 à 350.000 DM, à quoi s'ajouterait un crédit exceptionnel de 500.000 DM sur cinq ans. La bibliothèque universitaire de Munich passerait de 55 à 124 per-sonnes (pour le personnel proprement «scientifique», de 6 à 14), son budget ordinaire de 250.000 à 570.000 DM, plus un crédit exceptionnel d'un million de marks. La bibliothèque de Darmstadt, à la fois bibliothèque centrale de la Hesse et bibliothèque d'université technique, aurait son personnel accru de 80 personnes, alors qu'elle n'en compte actuellement que 48 ; la biblio-thèque universitaire de Kiel passerait de 48 à 119 personnes.
On voit l'ampleur des augmentations de crédits et de personnel « recommandés » par le Conseil scientifique de Bonn. Les 82 établissements considérés fonctionnent actuellement avec un personnel total de 3.232 per-sonnes appartenant à toutes les catégories, en excluant les chauffeurs et les préposés au nettoyage et aux vestiaires. Les « Recommandations » fixent à 5.401 le nombre souhaité, le personnel scientifique passant de 427 à 656 unités, les sous-bibliothécaires (Diplom-Bibliothekare) de 1178 à 1728. Pour ces deux catégories, c'est donc près de 800 personnes ayant reçu une formation professionnelle adéquate que les bibliothèques de la République fédérale devront recruter en cinq ans - sans compter bien sûr les remplacements nécessités par les départs habituels - si les « Recommandations » sont écoutées.
Nos collègues allemands semblent, dans l'ensemble, espérer que les auto-rités responsables sauront, quelquefois même dans un certain esprit de compétition, prendre leurs responsabilisés et trouver les crédits nécessaires pour donner aux bibliothèques le développement jugé indispensable par le Conseil scientifique. D'ores et déjà on peut pourtant faire des réserves sur les augmentations de personnel et se demander où l'on trouvera plusieurs centaines de personnes qualifiées en supplément.
L'expérience en tout cas mérite d'être suivie. Elle est jusqu'ici la plus audacieuse tentative de planification élaborée en Europe occidentale. Parce qu'elle paraît à l'échelle des vrais besoins de notre époque, elle doit dès maintenant être tenue pour exemplaire.