Des années passent, très vite, un travail se poursuit au fil des mois... Un jour on est amené à préciser des dates, des chiffres et avec le temps écoulé on prend une conscience plus nette de l'oeuvre accomplie. C'est ce qui est arrivé ce printemps au nouveau bureau de l'A.B.F. : ayant à répondre à une demande de renseignements, nous avons constaté que notre comité de lecture avait plus de vingt ans d'existence, que depuis ses débuts il avait analysé quelques cinq mille livres après en avoir examiné au moins le double. Il nous a semblé que puisque cette forme d'activité de notre Association avait ainsi fait ses preuves, elle méritait peut-être d'être mieux connue. Voilà pourquoi je vais essayer de résumer ici l'histoire du Comité de lecture et d'indiquer ce qu'il est aujourd'hui.
Dans la période qui a immédiatement précédé la guerre, nous étions un certain nombre, dans la section de Lecture publique de l'A.B.F. (1) , à nous intéresser au problème de la lecture des travailleurs, ouvriers, employés, paysans et en particulier au choix des livres susceptibles de les intéresser. Différentes organisations demandaient notre concours pour établir des listes à leur intention et très vite nous avons compris qu'il était indispensable de rechercher systématiquement parmi les nouveautés, les ouvrages qui leur convenaient pour les signaler aux petites bibliothèques qu'ils seraient appelés à fréquenter (2) .
Un petit groupe de travail s'est ainsi constitué presque spontanément (3) .
D'abord il a cherché à dégager les critères qui permettent de porter sur un livre un jugement complet et objectif, et s'est efforcé de préciser la forme sous laquelle l'ouvrage devrait être signalé au bibliothécaire et au lecteur en informant leur choix sans l'influencer. Ces recherches ont abouti à des projets de fiches, l'une que rempliraient les membres du Comité, l'autre qui, pour les livres retenus, résumerait la première et serait diffusée dans les petites bibliothèques. Après bien des essais et des tâtonnements (chacun de nous prenait à titre d'exemple un livre connu, établissait les deux fiches dont la rédaction était discutée en réunion) nous sommes arrivés à fixer les règles auxquelles nous nous conformons encore maintenant.
Pour chaque livre les membres du Comité de lecture doivent préciser le genre et le sujet (lieu, milieu, époque) ; porter une appréciation sur la forme et le fond ; dégager les tendances (philosophiques, religieuses, politiques), l'impression laissée par la lecture ; indiquer les lecteurs auxquels le livre convient particulièrement selon le niveau culturel (en distinguant quatre degrés), l'âge (enfants, jeunes, adultes), le sexe, les groupements sociaux ou régionaux (population rurale, ouvrière, armée, marine, hôpitaux et sanatoriums, prisons) ; rédiger un résumé à l'intention du lecteur et formuler des indications destinées au bibliothécaire.
En partant de ces données, est établie la fiche critique qui sera diffusée. Elle comprend essentiellement la description bibliographique complète de l'ouvrage avec la cote Dewey, un résumé pour le lecteur qui se borne à faire connaître le contenu du livre sans aucun jugement de valeur, les indications à l'intention du bibliothécaire qui au contraire soulignent l'intérêt du livre, ses tendances, formulent s'il y a lieu des réserves. Des sigles (4) précisent les lecteurs auxquels le livre convient ou non. Ces analyses sont présentées sur des feuilles ronéographiées d'un seul côté en sorte qu'elles peuvent être découpées et collées sur des fiches 7,5 x 12,5 et permettent de constituer rapidement des catalogues très complets.
Ayant mis au point ses méthodes, le 1er janvier 1942, le Comité de lecture, qui groupait une dizaine de membres, faisait paraître une première liste d'ouvrages pour lesquels il avait établi des fiches critiques. Pour limiter le travail et parce que le problème de la lecture des jeunes semblait être le plus important, seuls étaient signalés des livres pouvant convenir à des jeunes de quatorze à dix-huit ans. Cette restriction ne valait en fait que pour les romans dont la lecture demande souvent une certaine expérience de la vie et ne jouait pas pour les documentaires, les jeunes, dont les acquisitions scolaires sont encore toutes fraîches, étant capables dans le monde du travail, de lire des ouvrages plus difficiles que les adultes qui ont en partie oublié ce qu'ils ont appris. En 1948, cette limitation est tombée d'elle-même, notre Comité ayant été appelé à suivre de très près la littérature romanesque.
En effet, la Direction du Bulletin critique du livre français (5) lui demandait de rendre compte des romans français. C'était un travail un peu différent de celui qu'il s'était assigné. Il ne s'agissait plus d'une information volontairement très concise mais de critique littéraire. L'optique était autre puisqu'il fallait choisir les oeuvres qui méritaient d'être proposées à des lecteurs étrangers dont la connaissance de notre langue indiquait déjà la culture. Mais le débroussaillage de la jungle romanesque pouvait servir à deux fins et il aurait été dommage de ne pas lui faire rendre tout ce qu'il peut donner.
De 1942 à 1947, seize listes ont été publiées à des intervalles irréguliers. A partir du 1er janvier 1948, il fut décidé de faire paraître des listes mensuelles (6) qui signaleraient vingt-quatre livres, pour moitié documentaires et pour moitié romans. Au cours des années le nombre des ouvrages analysés chaque mois a augmenté. Aujourd'hui il est presque toujours de trente-six.
L'initiative prise par l'Association des bibliothécaires français suscita un grand intérêt parmi ceux qui travaillaient pour la lecture publique et très vite nous avons dû reconnaître que nous faisions école. Nos fiches servirentelles de modèles ? En tout cas plusieurs organisations de lecture entreprirent d'en publier à leur tour se conformant plus ou moins fidèlement aux règles que nous nous étions données (7) . Très vite aussi nous avons été conduits à reconnaître que dans la proportion de 50 à 75 % c'étaient les mêmes titres qui apparaissaient quelles que soient les tendances des différentes organisations de lecture. Puisqu'il y avait ainsi souvent accord de fait, une entente qui aboutirait à une répartition du travail et à une sorte de spécialisation des comités de lecture, éviterait dans bien des cas que le même ouvrage soit analysé en même temps de plusieurs côtés. Nous avons alors tenté de constituer un Comité fédéral de Lecture où les représentants des principales organisations de lecture communiquaient la liste des ouvrages lus par eux, retenus ou écartés (8) . Faisant confiance aux uns ou aux autres, on essayait de dresser des listes communes. Les réserves de ceux qui le désiraient, étaient formulées. Ce Comité fédéral a fonctionné pendant deux ou trois ans, puis s'est éteint n'ayant pu triompher du particularisme qui, notamment en matière de choix de livres, est si tenace... Cette expérience nous a du moins prouvé qu'entre gens de bonne foi, malgré les divergences d'opinions, il est relativement facile de se mettre d'accord sur ce qu'un livre apporte. C'est lorsqu'il s'agit de savoir si sa lecture est souhaitable pour tels ou tels que les divergences se marquent.
Comment aujourd'hui travaille le Comité de lecture ? Le dépouillement systématique des annonces de la Bibliographie de la France permet d'adresser des demandes de service de presse aux éditeurs (9) . Certains d'ailleurs nous envoient spontanément celles de leurs nouveautés qu'ils jugent susceptibles de nous intéresser.
Les livres reçus, équipés par les soins de notre secrétariat (sur la fiche que remplira le lecteur, rédaction de la notice bibliographique, indication de la cote) sont aussitôt mis en lecture. Chaque membre du Comité (10) choisit librement ceux qu'ils désirent emporter. Nous nous retrouvons tous les mercredis en fin de journée. Chacun, à tour de rôle rend compte de ses lectures, commente les fiches qu'il a remplies et qui nous reviennent pour prendre place dans notre documentation. Presque toujours une discussion s'ouvre, un ouvrage ayant été lu la plupart du temps par d'autres membres du Comité que celui qui s'est chargé de l'analyser. Certains apportent des informations sur l'auteur qu'ils connaissent particulièrement. De toutes façons, il est fait état des critiques que les uns ou les autres ont relevées dans les quotidiens et les revues. Le livre passe de mains en mains, un ou deux extraits en sont communiqués. Des points de vue différents s'affrontent. Ce débat, très libre, souvent passionné, où dégagées du souci d'objectivité imposé jouent maintenant les différences de goût, d'opinions, de croyances, les différences de personne en un mot, s'il est la partie la plus vivante de notre travail n'en est pas la moins féconde. Il permet de réviser ou de confirmer le jugement porté, de décider en meilleure connaissance de cause si l'ouvrage doit être signalé au Bulletin critique (romans français), par nos listes. Des livres s'imposent d'emblée ou sont exécutés sans long procès. Lorsqu'il y a doute, et que celui-ci persiste après la discussion, l'ouvrage est remis en lecture. Si l'avis d'un spécialiste est nécessaire il est fait appel aux maris, aux frères, aux amis tandis que fils ou filles, neveux ou nièces rendent le verdict des jeunes.
En tenant compte des décisions prises en réunion les livres « écartés » sont éliminés, les « retenus » sont classés par ordre de cote. A la fin du mois ils fourniront la matière de la liste mensuelle dont nous cherchons à rendre la composition très variée (sujets des documentaires, genres des romans, livres faciles ou difficiles pouvant convenir aux jeunes ou à réserver aux adultes). La liste une fois préparée il ne reste plus qu'à reprendre les précisions détaillées fournies par les lecteurs et, en les résumant, à rédiger les fiches critiques qui seront ronéotées (11) .
Pour répondre à des demandes particulières qui sont venues de plusieurs côtés, nous dressons à intervalles irréguliers, des listes annexes consacrées à des ouvrages parus en collection, aux romans policiers, aux livres pour enfants. Plus d'analyses mais, si c'est nécessaire, de très brèves indications.
Non seulement nos fiches critiques vont dans de nombreuses bibliothèques mais elles nous ont aussi permis d'établir une documentation très utile. Classées par ordre de cotes, elles forment un catalogue systématique qui peut être consulté à notre permanence et aider les bibliothécaires dans leurs recherches.
On s'étonnera sans doute que depuis vingt ans notre Comité de lecture n'ait pas été doté d'un règlement précis. Il faudra bien lui en donner un. Mais jusqu'ici, tout s'est si bien passé, dans une bonne entente amicale, que nous redoutons presque la sèche rigueur d'un texte.
En terminant, je voudrais dissiper une équivoque. Listes et fiches de l'A.B.F. sont destinées, dira-t-on, aux bibliothèques de Lecture publique. Oui, mais à certaines d'entre elles tout particulièrement.
Le terme Lecture publique a un sens très général. Il s'applique indistinctement à des bibliothèques d'importance et de vocations différentes : Bibliothèque municipale d'une grande ville, bibliothèque d'un hôpital ne comptant qu'une centaine de lits, d'une entreprise groupant des milliers d'employés, d'une école de village, d'une prison, d'un ensemble H.L.M., d'une maison de jeunes, etc... De là viennent bien des malentendus. Aussi faut-il se souvenir que le Comité de lecture de l'A.B.F. travaille pour les petites bibliothèques de lecture publique. Celles-ci disposent de crédits trop réduits pour acquérir des livres d'un prix élevé et ne peuvent même pas acheter chaque année les trois à quatre cents nouveautés que nos listes leur proposent. Leurs lecteurs, ouvriers, employés ou paysans ne disposent que de peu de temps pour lire. On ne saurait donc leur proposer que des livres qui leur apportent vraiment quelque chose, qui valent la peine d'être lus. Mais à quelques exceptions près, ces travailleurs, manuels pour la plupart, n'ont reçu qu'une instruction élémentaire et seront rebutés par des ouvrages dont la lecture leur apparaîtra difficile parce qu'elle suppose des connaissances qu'ils n'ont pas ou parce que la forme littéraire est trop différente du langage parlé. Ce sont ces considérations, trop brièvement rappelées ici, que nous nous efforçons de ne jamais oublier et qui limitent notre choix. On ne s'étonnera plus que tel ouvrage excellent ne soit pas mentionné par nos listes. C'est qu'il a été jugé inaccessible à nos lecteurs ou quelquefois simplement qu'il est d'un prix trop élevé (12) .
Notre choix demeure discutable comme tous les choix. Nous cherchons avant tout qu'il soit objectif et réaliste, qu'il réponde aux aspirations variées et aux possibilités limitées de ceux pour lesquels nous l'avons entrepris.
Tout imparfaites qu'elles sont les listes et fiches critiques rendent service. Lentement, mais régulièrement, le nombre de leurs abonnés grandit, en France et à l'étranger (13) . Certains éditeurs nous ont confié qu'avant même d'avoir reçu un justificatif ils savent, aux commandes brusquement accrues, que nous venons d'indiquer une de leurs nouveautés. D'autres s'enquièrent des raisons qui nous ont fait passer sous silence un de leurs ouvrages.
A voir grandir l'influence que nous pouvons exercer nous sentons croître notre responsabilité, cette responsabilité née du désir de servir de trait d'union entre les livres et les hommes.