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    Tribune libre

    Perspectives d'avenir

    Par Jean Hassenforder

    Dans un article récent (1) , le secrétaire général de notre association, M. Lethève, exprimait son désir de voir se développer dans ce bulletin, une tribune libre où pourrait s'engager un débat sur notre avenir commun.

    Aujourd'hui, on parle partout de prospective. La planification exige la prévision et le choix entre des hypothèses de développement. En politique même, le terme d' « horizon 80 » exprime la même orientation. Sans doute, faudrait-il également nous interroger sur les perspectives d'avenir de la profession documentaire.

    I. - PERSPECTIVES D'AVENIR

    A - Exigences de développement.

    Certains traits de notre société moderne appellent un développement des bibliothèques : mouvement en faveur de l'aménagement du territoire ; développement d'une civilisation des loisirs ; expansion des besoins d'information et de documentation dans le domaine de la vie professionnelle comme dans celui de la vie civique ; croissance de la scolarisation dans l'enseignement secondaire et apparition d'une tendance favorable à une pédagogie nouvelle, excluant le bachotage et faisant appel au travail personnel ; expansion considérable de l'enseignement supérieur ; progrès enfin de la promotion sociale et de l'éducation des adultes... Ces tendances, souvent convergentes, forment un ensemble impressionnant.

    Si l'on étudie dans le détail les conséquences, partout apparaît avec force, la nécessité de l'expansion.

    Le développement des métropoles régionales suppose la mise en place d'un équipement culturel et notamment la présence de ces grandes bibliothèques d'étude qui sont une richesse actuelle de la capitale.

    L'expansion fulgurante de l'enseignement supérieur prévue pour les dix prochaines années et qui doit se manifester par plus du doublement des effectifs (environ 500.000 étudiants en 1969-70, contre 211.000 en 1960-61), impose un développement considérable des bibliothèques universitaires.

    Le progrès et la complexification de l'économie s'accompagnent d'une croissance des besoins d'information et de documentation et exigent en conséquence la multiplication des organismes documentaires.

    Le grand public participe lui aussi à cette évolution d'ensemble. Son niveau d'instruction tend à augmenter en raison du développement massif de l'enseignement secondaire. Encore faudrait-il que cet enseignement exclue le bachotage et mette l'accent sur le travail personnel et l'apprentissage des techniques de documentation.

    La création en quelques années de plus de 300 services de documentation de lycée constitue l'indice d'un début de prise de conscience en ce sens. Mais ce sont les bibliothèques d'élèves qu'il importe également de développer. Or, alors que 95 % des « high schools » américaines possèdent une bibliothèque centrale, environ 10 % seulement des établissements secondaires français disposent d'une telle institution. En outre, si la bibliothèque centrale apparaît maintenant aux Etats-Unis jusque dans les écoles élémentaires, n'importe-t-il pas de développer en France cette institution dans les autres types d'établissements scolaires : écoles techniques, collèges d'enseignement général, groupes primaires. En Grande-Bretagne, la seule association des bibliothécaires comprend 4.500 membres. C'est dire combien nous sommes loin du niveau à atteindre et combien, pour le rejoindre, un rythme de développement extrêmement rapide serait nécessaire.

    Un problème analogue se pose dans le domaine de la lecture publique.

    Si le développement des bibliothèques publiques est une exigence de la civilisation des loisirs, un élément fondamental de ce dynamisme culturel pris désormais en considération par la planification, la condition d'une démocratisation accrue de la vie civique qui suppose une information objective, le retard actuel de ce secteur exige, pour être compensé, la mise en oeuvre d'un effort considérable. Ce retard, faut-il le démontrer ?

    A Paris, par exemple, les bibliothèques municipales n'ont prêté à domicile en 1961 que 3.071.000 livres pour une population de 2.850.000 habitants. A Londre et à New York, pour des populations voisines, les chiffres sont très supérieurs : les bibliothèques publiques de Londres ont prêté en 1959-60, 33.797.000 volumes pour une population de 3.257.000 habitants ; en 1958-1959, les bibliothèques publiques de New York ont prêté à domicile 13.186.000 livres dans une zone rassemblant environ 3.500.000 habitants.

    Ce fait n'est pas isolé : il est significatif et représentatif d'un contexte beaucoup plus général (2) .

    Les seules bibliothèques de lecture publique en Grande-Bretagne emploient plus de 13.000 bibliothécaires à temps complet.

    Et, aux Etats-Unis, en 1956, 14.000 bibliothécaires travaillaient à plein temps dans les bibliothèques publiques.

    En France, ce secteur n'emploie sans doute que quelques centaines de bibliothécaires. C'est dire, là aussi, la nécessité d'un rythme de développement extrêmement rapide.

    Si l'on admet que le progrès des bibliothèques et des organismes de documentation doit s'effectuer parallèlement à la croissance de certains secteurs en expansion rapide, si l'on considère que, dans d'autres secteurs, il ne s'agit pas seulement de suivre une progression, mais de compenser un énorme retard, si l'on juge enfin que partout s'impose la nécessité d'un progrès qualitatif, d'une élévation des normes dans le sens d'un plus grand service à l'usager, alors apparaît l'idée que, dans les deux prochaines décades, le rythme d'expansion devrait être tel qu'il implique par rapport à aujourd'hui, un véritable changement d'échelle.

    B - Les obstacles.

    Certes, si le développement est favorisé par certains facteurs propres à la société moderne, la pression des besoins n'engendre pas automatiquement, nécessairement, une réponse favorable.

    L'analyse historique fait ressortir qu'en maintes occasions, des groupes humains n'ont pas su réduire les déséquilibres dont ils étaient affectés, du moins pendant une période assez longue de leur existence. Le développement n'est pas seulement le fruit d'une réflexion scientifique, c'est aussi une affaire de volonté et de foi.

    Dans le cas qui nous occupe, l'expansion est contrecarrée par deux sortes d'obstacles. Les premiers sont propres à la société, les seconds témoignent des difficultés de la profession elle-même.

    Sans entrer dans une analyse critique de l'échelle des priorités qui entre actuellement en ligne de compte dans la planification, des besoins considérables dans différents domaines se manifesteront, très certainement, dans les deux prochaines décades.

    Etant donné le caractère vital de certains besoins : logement, instruction, e t c... et en fonction d'une méconnaissance trop générale de l'apport des bibliothèques et des centres de documentation, certains peuvent être tentés de considérer le développement de la profession documentaire comme un objectif de second ordre. Ce serait d'ailleurs là une faute grave si l'on tient compte que les investissements en cause sont relativement modérés par rapport à l'ensemble des investissements dans le domaine économique et culturel, et que la mise en oeuvre d'une information objective est un des facteurs les plus puissants du progrès.

    Il reste que ce point de vue est sans doute loin d'être encore partagé par la majorité de l'opinion publique. Beaucoup de gens se représentent encore trop souvent les bibliothèques comme des organismes préposés à la conservation et à la satisfaction des besoins particuliers d'une minorité d'érudits. Dans la vie intellectuelle elle-même, la part des techniques de documentation semble encore limitée. Lorsque l'opinion prend conscience d'un besoin, elle manifeste des exigences. La multiplication des maisons de jeunes et de la culture témoigne par exemple d'une pression de la population. Il importe de créer les conditions d'une telle évolution dans le domaine des bibliothèques et de la documentation.

    Si, en 1964, il convient de mettre l'accent sur la nécessité d'un dynamisme accru et sur la modernisation des méthodes, un examen de conscience est sans doute nécessaire. C'est, à des dates diverses, par cet examen de conscience que des pionniers de la profession ont d'ailleurs commencé, en France comme à l'étranger.

    Dans des traditions qui s'opposent, ne convient-il pas de choisir la tradition de la novation ?

    Pendant des décades, on peut difficilement le contester, l'accent a été mis sur la conservation des documents plutôt que sur leur diffusion, et plus sur une culture historique et littéraire que sur les aspects scientifiques de la nouvelle culture en gestation.

    C'est un bibliothécaire modéré, Charles Sustrac, qui écrit en 1907, dans le premier numéro du bulletin de l'Association des bibliothécaires français : « Qui cherche dans nos bibliothèques est encombré de choses qui lui sont inutiles et bien souvent celles qu'il lui faudrait, il ne les trouve pas... Dès lors, pour la plupart des villes, les bibliothèques constituent une charge qui ne se compense point par une utilité suffisante» (3) .

    Deux secteurs ont pâti de cette orientation : la lecture publique qui, malgré des progrès relativement récents, reste très en retard sur les réalisations des grands pays économiquement avancés, et la documentation qui a trouvé dans la rupture avec la tradition conservatrice et une conduite autonome, le dynamisme nécessaire pour progresser et répondre ainsi à des besoins en extension.

    L'analyse sociologique, si elle met en valeur les changements, fait également ressortir les permanences. Si depuis plusieurs décades, la situation s'est profondément transformée, en raison même de l'activité des équipes novatrices, il serait étonnant que les anciens obstacles aient complètement disparu et que les mentalités se soient entièrement modifiées. On ne peut progresser qu'en pleine conscience. La modernisation des méthodes exige une définition du rôle complémentaire des différents types d'organismes documentaires dans la recherche, qui s'impose partout maintenant, du meilleur service de l'usager.

    L'évolution des mentalités est bien la condition préalable de cette mutation à laquelle nous faisions allusion tout à l'heure. Accepter un changement d'échelle suppose en effet une particulière attention aux besoins véritables.

    C - Deux tendances.

    En fonction des considérations antérieures et lorsqu'on étudie les perspectives d'avenir de la profession documentaire, deux tendances se dégagent naturellement.

    Le premier point de vue est de nature pessimiste. S'ils souhaiteraient qu'il en fût autrement, les tenants de ce point de vue mettent l'accent sur les obstacles au développement des bibliothèques rencontrés au sein même de la société. Lorsque la conscience professionnelle engendre la tendance à une identification trop étroite, on refuse même parfois la nécessaire contestation des réalités présentes. C'est pourquoi on essaie d'écarter la comparaison internationale, élément pourtant nécessaire de la planification. Enfin, on envisage difficilement un changement d'échelle qui entraîne le bouleversement des habitudes et des attitudes.

    D'ailleurs, pense-t-on, à quoi bon envisager un simple « possible » alors qu'il convient bien souvent de parer au plus pressé.

    La deuxième tendance est de nature militante, sinon optimiste.

    Elle se manifeste naturellement au maximum, soit dans un secteur comme la lecture publique qui aspire à compenser un retard dans une volonté de service envers les usagers, soit dans un secteur comme la documentation qui exerce une action pionnière dans des milieux où la demande exige une réponse rapide.

    La thèse est celle de l'expansion généralisée. Elle s'appuie sur une analyse des besoins et sa force contraignante réside dans le sentiment de responsabilité envers les usagers, qui l'accompagne. Elle ne sous-estime pas les difficultés puisqu'elle insiste sur la nécessité de préparer, dès maintenant, les conditions de l'expansion. Elle prend force dans l'écho qu'elle commence à rencontrer dans les milieux à vocation civique, culturelle et économique. Et elle s'anime de la mobilisation des énergies au sein même de la profession documentaire, sachant qu'elle peut attendre à la fois le concours de professionnels expérimentés et attentifs et celui des jeunes bibliothécaires et documentalistes soucieux d'assurer un service et de bâtir un avenir.

    II. - ROLE DES ASSOCIATIONS

    Si le débat est ainsi ouvert entre deux orientations de pensée, le choix en faveur de l'une ou de l'autre influe directement sur la manière de concevoir le rôle des associations.

    En fait, ceux qui ne croient pas à la possibilité ou à la nécessité d'un développement rapide, verront surtout dans l'association professionnelle, non pas le moyen de lutter en faveur de ce développement, ni d'amener la prise de conscience de son urgence, mais la simple possibilité d'assurer la bonne entente de tous les membres de la profession et de favoriser, dans la courtoisie, échanges et discussions.

    Pour les autres, ces tâches, intéressantes certes, ne sont pas suffisantes.

    Si l'on croit en effet à la nécessité d'un développement rapide, les obstacles sont tels qu'il ne peut résulter que d'une action concertée.

    Et si les services administratifs ont un rôle important à jouer dans cette affaire, il leur est difficile, de par leur situation dans la société, de contester ou de revendiquer, et plus généralement de faire pression sur les autorités qui possèdent, en la matière, le pouvoir de décision. Des associations extérieures peuvent, par contre, leur prêter main forte.

    D'ailleurs, le remarquable développement des bibliothèques et de la documentation dans certains pays étrangers, n'est-il pas, pour une large part, l'oeuvre d'associations professionnelles ? Et n'y a-t-il pas une vertu particulière dans le travail commun, l'esprit d'équipe, l'entraide professionnelle ?

    L'expérience le démontre, elle rejoint par là l'idéal démocratique au sens large du mot, la coopération est source d'efficacité. Le mouvement constant qu'elle implique est l'ennemi des scléroses que peuvent engendrer les organisations bureaucratiques hiérarchisées. (4)

    L'adoption de cette perspective dynamique entraîne la mise en oeuvre, dans l'association qui s'en réclame, de structures appropriées.

    Deux conséquences pratiques nous semblent apparaître dans le cas présent : le rassemblement de toutes les forces dynamiques dans le respect de leur originalité propre et la mise en place d'une organisation à la fois source de participation et d'efficacité.

    A - Unité et diversité.

    Face aux tâches considérables qui se présentent : recherche, information, action, un rassemblement des énergies semble nécessaire.

    Ne faudrait-il pas, par exemple, que les bibliothécaires et les documentalistes unissent davantage leurs efforts ? La récente création de l'Association des Documentalistes et Bibliothécaires spécialisés témoigne que cette coopération est possible et désirable.

    Si la documentation s'est affirmée par opposition à une orientation conservatrice, le progrès qui se manifeste dans l'ensemble de la profession documentaire atténue les anciennes oppositions. D'ailleurs, l'expansion actuelle de la documentation est telle que partout des contacts entre bibliothécaires et documentalistes sont nécessaires. La documentation ne pénètre plus seulement dans les secteurs où elle s'était affirmée dès le départ. Elle se manifeste maintenant dans l'enseignement et l'on peut souhaiter qu'à l'instar d'autres pays, les bibliothèques publiques développent également des services de documentation à l'usage du grand public.

    Et puisque bibliothécaires et documentalistes ont des objectifs communs : recherche, information, promotion professionnelle, pourquoi ne pas envisager une coopération plus étroite dont il reste à trouver la formule : fédération d'associations ou association fédérative ?

    Il faut bien le préciser : l'unité n'est possible que dans le respect des originalités respectives. Toute orientation qui tendrait, sous prétexte d'unité, à assurer, de fait, la seule prépondérance d'une des mentalités constitutives, est vouée à l'échec.

    Et si, dans le passé, un des milieux de la profession a exercé une influence prédominante, la persistance de cette situation dans un contexte désormais tout autre, pourrait donner lieu au reproche de « paternalisme » et entraîner de nouvelles dissociations.

    Mais l'évolution actuelle montre qu'on a pris conscience de ce danger. Le développement des sections spécialisées au sein de l'Association des bibliothécaires français, témoigne de la volonté de chaque milieu intéressé de contribuer, par une action dans son domaine propre, au progrès de l'ensemble.

    « Unité et Diversité », cette préoccupation de notre époque ne rejoint-elle pas une réflexion plus traditionnelle puisque c'était là le titre d'un article de Charles Mortet paru en 1907 dans le n° 2 du bulletin de l'Association des Bibliothécaires Français. (5)

    A cette époque, les différents milieux de la profession étaient représentés au conseil de l'A.B.F. Sur 20 membres, 7 par exemple étaient des bibliothécaires municipaux. Charles Mortet n'en insiste pas moins sur cet aspect allant jusqu'à écrire que la condition d'une bonne gestion est que « chacune des catégories diverses de bibliothécaires dont l'association se compose, soit représentée au comité par un ou plusieurs mandataires ayant qualité pour parler au nom du groupe auquel il appartient ».

    B - Des structures nouvelles.

    Parallèlement, le choix d'une perspective dynamique suppose dans toute association un réaménagement des structures.

    La double structure d'un conseil et d'un bureau exécutif est la caractéristique d'une organisation qui se veut à la fois représentative et appelée à prendre rapidement des décisions. Cette forme institutionnelle est connue de tous ceux qui participent à des mouvements.

    Le conseil qui rassemble un nombre assez important de participants (une vingtaine souvent) assure la représentation des différentes tendances et est appelé à se prononcer sur les grandes options qui se présentent en cours d'année. Il reflète le visage national du mouvement, car il permet aux provinciaux de participer à sa gestion, alors qu'ils ne pourraient se déplacer pour des réunions trop fréquentes portant sur des problèmes de détail ou sur des modalités d'exécution.

    Le bureau exécutif, quant à lui, assure la bonne marche quotidienne.

    Une telle organisation apparaît naturellement comme une nécessité dans les groupes en mouvement, tant au niveau de l'échelon national que des groupes constituants.

    Voilà certes matière à débat. Et si, dans notre exposé, en raison de sa brièveté même, nous avons été amenés à simplifier les thèses en présence, c'est sans doute parce que la clarté nous semble désirable.

    Différents points de vue peuvent être soutenus légitimement. Encore fautil qu'ils se manifestent et qu'un choix puisse ainsi intervenir entre de grandes options. Puisse cette confrontation porter des résultats positifs dans le respect de chacun.

    1. Lethève (Jacques) - Plaidoyer pour un bulletin. - Bulletin d'information. Association des Bibliothécaires Français, mars 1964, p. 7-8. retour au texte

    2. Voir à ce sujet :

    • Le Développement des bibliothèques publiques. - Education et Bibliothèques, mars 1964, n° 9, p. 1-76.
    • Dumazedier (Joffre), Hassenforder (Jean) - Eléments pour une sociologie comparée de la production, de la diffusion et de l'utilisation du livre. - Paris, Bibliographie de la France, 1962 - 100 p.
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    3. Sustrac (Charles) - Situation des bibliothèques de province. - Bulletin de l'A.B.F., 1907, n° 1, p. 14. retour au texte

    4. Lire à ce sujet le livre remarquable de Michel Crozier : Le Phénomène bureaucratique. (Seuil, 1964). retour au texte

    5. Mortet (Charles). - Unité et Diversité. - Bulletin de l'A.B.F., 1907, n° 2, p. 41-46. retour au texte