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Une carrière de bibliothécaire : Gabriel Henriot, 1880-1965

1965

    Une carrière de bibliothhécaire : Gabriel Henriot, 1880-1965

    Par Colette Meuvret

    Gabriel HENRIOT naquit à Belleville, rue des Chaufourniers, humble maison, modeste famille. Par sa grand-mère maternelle, née Martin Chatrian, il descendait de gentilhommes verriers originaires de Venise, fixés dans la vallée de la Sarre, en Lorraine devenue annexée. Son trisaïeul « brisa son épée, brûla ses parchemins et s'enrôla au moment des guerres de la Révolution ». Mais son grand-père, paysan des environs de Domrémy, était « fort pauvre », la famille « n'ayant pas trouvé trop cher le droit de rester français ».

    Son père, employé au P.L.M., s'installa peu après sa naissance boulevard de Picpus. Gabriel Henriot ne quittera plus le faubourg Saint-Antoine. Il s'y instruira à l'école maternelle, à l'école communale et au spectacle de la rue. C'est un gamin à l'esprit vif, qui joue des tours pendables aux vieilles demoiselles, baguenaude à la «trôle» (1) , à la «petite halle » (2) et aux foires du quartier, bagarre, en 1889, tantôt contre les « Jacques », tantôt contre les « Boulangers », mais que son père, qui tient de ses parents le respect de l'instruction, emmène le dimanche au Louvre ou à la galerie des machines de l'exposition universelle. On était « blanquiste », mais on faisait sa première communion à Sainte-Marguerite, « mère spirituelle du faubourg », « refuge des pauvres sur qui se penchait saint Vincent de Paul ». On traitait de « graines de Versaillais » les officiers de la caserne de Reuilly, mais on ne plaisantait pas avec le patriotisme et on coiffait le béret à pompon rouge des bataillons scolaires.

    Distingué par ces instituteurs « qui lui ont ouvert l'esprit et le jugement » et « donné le goût de la lecture », « raflant les premiers prix et une bourse pour Charlemagne », ce sera le hasard d'une conversation qui l'orientera vers l'Ecole des Chartes, alors qu'il se destinait à l'Ecole Normale Supérieure. De 1899 à 1905, il fréquenta l'Ecole des Hautes Etudes, conquit ses grades universitaires, licence, diplômes d'études supérieures et d'archiviste-paléographe, ce dernier avec une thèse sur Hugues de Die dont il n'a pas cru devoir conserver le manuscrit. Entre temps, 1901-1902, départ pour la caserne où, pour faire plaisir à son père, il suivit le peloton d'élèves-officiers.

    Nommé bibliothécaire à la Bibliothèque historique de la ville de Paris (1905), il commença la carrière traditionnelle du chartiste, par la publication de catalogues de manuscrits, de répertoires bibliographiques, de livrets d'exposition, d'articles relatifs à l'histoire de Paris, et par l'édition critique, avec la collaboration de Georges Bourgin, des procès-verbaux de la Commune de 1871. Prêt pour l'impression dès 1914, ce dernier texte ne fut publié que longtemps après (3) , les auteurs étant «par hasard encore vivants» et «récompensés » de leur longue patience. « Archivistes-paléographes, nous avons étudié les procès-verbaux avec autant d'objectivité que s'il s'agissait d'un cartulaire du XIIIe siècle, mais le texte, plein de passion, sent la poudre et les barricades... Ceux qui aspirent à conduire les peuples par les chemins dangereux de l'insurrection, devraient méditer sur ces feuillets... Les membres de la Commune étaient des républicains sincères et des patriotes courageux... malheureusement... imparfaitement préparés à jouer leur rôle... » (4) .

    L'auteur qui présente ainsi son livre, en 1946, lors de la parution du tome II, était bon juge en fait de patriotisme et de pratique du commandement. Comme tant d'autres, le 2 août 1914, il avait pris le train à la gare de l'Est pour rejoindre, à Toul, le 367e Régiment d'infanterie. Mais, plus prévoyant que beaucoup, il s'était muni d'une « bonne paire de brodequins », bien « brisés ». Lieutenant de réserve, il s'était promis « de ne s'embarrasser d'aucune théorie, d'examiner chaque problème... selon le bon sens, avec le souci de faire son devoir, tout en ménageant le plus possible la vie de ses soldats ». Et c'est là le début de « cinquante-deux mois de front », sans une blessure, sans un congé de maladie malgré la « grippe espagnole » et les gaz, du Bois-le-Prêtre à Verdun (Mort-Homme, cote 304), de l'Alsace à la Picardie, de la Marne à l'Aisne, partout où il faut tenir et partout où il faut attaquer. L'armistice le trouva commandant, chevalier de la Légion d'honneur, titulaire de cinq citations et d'une croix de guerre avec palme. C'est bien le hasard s'il est encore en vie et si la nuit du 10 au 11 novembre, où le commandement indécis « les faisait valser de l'avant à l'arrière, puis de l'arrière à l'avant », et où « ses pauvres soldats, à bout de souffle et gelés, traînaient leurs jambes lasses et leurs souliers crevés », ne s'est pas terminée par un dernier « massacre ». L'entrée en vainqueurs à Saverne, si près du berceau de sa famille, est « le plus beau jour de sa vie ». Mais l'homme qu'un « rond de cuir anonyme » rendit «au complet-veston et au chapeau melon», le 21 février 1919, est sans illusion : « Nous n'étions plus rien... » (5) . Il se remit à l'étude. Son premier livre d'après-guerre est consacré à la Lorraine (6) .

    En 1920, il fut nommé conservateur de la Bibliothèque Forney. Créée en 1886 pour les artisans du faubourg Saint-Antoine, la bibliothèque avait joué un rôle important lors de l'exposition de 1889. Mais le local suranné, annexé à l'école bâtie sur l'emplacement de la Folie Titon, a toujours été insuffisant. Dès l'origine et tout au long de sa carrière, le premier bibliothécaire, Julien Sée, ne cessera de soulever la question du « transfèrement ». Malheureusement, la Commission du Conseil municipal qui se transporta, en 1893, à l'Hôtel de Sens déjà envisagé pour Forney, « fut littéralement consternée de voir combien cet immeuble se prête peu à quelque sorte d'aménagement que ce soit... Il n'y a absolument aucun parti à en tirer pour l'installation de la Bibliothèque » (7) . Nous savons, aujourd'hui, ce que les élèves de Gabriel Henriot en ont fait, quelque soixante-dix ans après.

    Celui-ci, loin d'être découragé par les difficultés, décida qu'il fallait prévoir l'avenir comme si le problème était résolu et faire de Forney, non plus la bibliothèque d'un seul quartier, mais l'Institut des arts et métiers de Paris tout entier : publicité d'abord, hommes ensuite, locaux quand on pourrait.

    Il réalisa la première avec un minimum de moyens et au prix d'un gros effort personnel : tracts, conférences, collaboration avec les écoles, expositions, ouverture 10 h 30 par jour, téléphone mis à la disposition des lecteurs, reconstitution de la Société des Amis de Forney où il sut attirer des hommes du dehors comme Albert Cim, Georges Wildenstein, David-Weill, sans compter de grands artisans. Plus tard, il prêchera d'exemple, illustrant par ses oeuvres sur la ferronerie, le luminaire, le meuble et même l'histoire du quartier, la documentation qu'on trouve à la Bibliothèque Forney. Mais le temps n'est pas encore venu du travail personnel : d'autres tâches l'attendent.

    Le centenaire de l'Ecole des Chartes célébré en 1921, le décret de janvier 1922 modifiant les conditions de recrutement des grandes bibliothèques de Paris dans un sens défavorable aux chartistes, les difficultés financières d'après guerre, l'oeuvre du Comité américain pour les régions dévastées, les comparaisons qu'elle entraînait, les attaques qui s'en suivirent (8) , avaient provoqué une sorte de crise de conscience chez un certain nombre d'archivistes paléographes. Fallait-il transformer l'enseignement de l'école, fallait-il renouveler notre vieille Société ? « Nous sommes un certain nombre à penser que la Société de l'Ecole des Chartes ne tient pas actuellement la place exacte qu'elle devrait occuper. C'est une société d'érudition de grand renom, ce n'est pas une société confraternelle d'anciens élèves s'entr'aidant et se soutenant professionnellement. Or nous voudrions qu'elle fût l'une et l'autre... Si nous prenons cette initiative, c'est parce que nous aimons passionnément notre Ecole et que nous sommes fiers de lui appartenir. Mais nous voulons, nous, archivistes paléographes, pour poursuivre les études désintéressées et autres qui sont notre honneur, nous voulons pouvoir vivre et gagner notre vie...» (9) .

    Une assistance nombreuse remplaça, à la séance d'avril 1922, le public clairsemé des réunions ordinaires. L'ordre du jour comportait, l'élection du président. A la surprise du bureau, un assez grand nombre de voix désignèrent Gabriel Henriot qui n'avait pas été présenté. « Vous avez été élu à l'unanimité... malgré les chiffres qui vous diront le contraire», écrivit-il, peu après, au nouveau président Camille Couderc, « vous avez la sympathie de l'unanimité des votants... La petite manifestation qui a eu lieu..., limitée pour la rendre inoffensive, a le sens suivant : il faut donner à la Société de l'Ecole des Chartes plus d'activité... » et il développa un programme. Dans sa réponse, Couderc qui avait été attristé, remercia son correspondant « d'une indépendance et d'une loyauté » qu'il appréciait pleinement.

    Ce programme fut l'objet, en octobre suivant, d'une circulaire de ton moins passionnel que celle qu'on avait tout d'abord envisagée, adressée à nos confrères pour les consulter sur un projet tendant « à faciliter et à multiplier les rapports des archivistes paléographes entre eux au point de vue professionnel ». Quelques réponses rappelèrent qu'une tentative du même genre avait eu lieu, sans succès, un quart de siècle auparavant (1899). L'animateur en avait été Ernest Coyecque, qu'on reconnaît bien là. Il en a fait le récit à l'A.B.F., en 1920, mais ce qu'il ne dit pas et qu'il n'est peut-être pas inutile de rappeler, c'est que, dès ces temps reculés, on avait proposé de faire compter pour la retraite les trois années d'Ecole.

    Porté, au printemps 1923, à la présidence de la Société, grâce à Ferdinand Lot, vice-président, qui s'effaça devant un ancien combattant, Henriot déçut les « modernes » par son action circonspecte et temporisatrice. C'est ainsi qu'il refusa d'entraîner la Société dans un pourvoi en Conseil d'Etat contre la nomination de Roland Marcel à la Bibliothèque nationale. Il se méfiait des améliorations dangereuses. « Améliorer quoi ? L'enseignement de l'Ecole est aussi bon que possible en ce qui concerne les sciences auxiliaires de l'histoire... L'Ecole a d'autres buts que d'être une école professionnelle » (10) . D'ailleurs, comme beaucoup de nos confrères, il pensait que « la culture scientifique désintéressée est l'une des meilleures disciplines professionnelles » (11) . Aussi, lorsque Lucien Descaves donna la publicité de l'Intransigeant, le 13 janvier 1924, aux idées du « sieur Brouillounesque (dit Clavié) » qui avait réclamé pour les chartistes « une formation sociale » (12) , usa-t-il de son droit de réponse : « M. Coyecque que cite M. Descaves sort de l'Ecole des Chartes, ce qui ne l'empêche pas de lutter, comme moi-même, pour la réforme de la lecture publique en France », tandis que « l'auteur d'un opuscule » auquel M. Descaves se réfère, n'a « pas qualité pour juger notre Ecole dont il ignore, avec beaucoup d'autres choses, l'enseignement et la méthode... » (13) . En revanche, ce qu'il faut améliorer, c'est la condition des archivistes-paléographes qui devraient avoir « une situation digne de leur valeur professionnelle et comparable à celle de leurs collègues du corps enseignant ».

    Persuadé que « l'unité de méthode et d'action » était indispensable pour compenser notre « faiblesse numérique », il commença par se rapprocher de l'A.B.F. Elu membre du comité, le 17 juin 1923, il y continuera la lutte professionnelle jusqu'en 1919. Aussi bien, bibliothécaire lui-même, ce sont les bibliothèques qui l'intéressent d'abord.

    Deux grandes questions sont à l'ordre du jour : la nationalisation des bibliothèques municipales classées, et la revalorisation des traitements. La première a été posée par Oursel, bibliothécaire de Dijon, dès les débuts de l'A.B.F. (1907), mais, depuis quelques années, elle bénéficie, au Sénat, de la présence du général Hirschauer, père de notre collègue de Versailles. L'autre, comme pour tous les fonctionnaires, plus peut-être puisque les bibliothécaires semblaient déjà défavorisés en 1914, est la revalorisation des traitements. Toutes les deux paraissaient sur le point d'aboutir, lorsqu'elles furent emportées, comme l'exposa Coyecque à l'Assemblée de l'A.B.F., le 12 juin 1924, par la « tornade financière ».

    Il fallait recommencer. Gabriel Henriot s'en chargea. Elu président (14) de l'A.B.F. en 1925, dès les premières semaines (1er août), il adressa un questionnaire aux bibliothèques municipales classées : « Quel est le budget de la ville ? celui de l'établissement ? la taxe par habitant ? Quels crédits sont consacrés au personnel de la bibliothèque ? à l'achat des livres et à l'entretien ? Quelle est la composition du personnel ? » Quarante-trois réponses lui parvinrent. On a trace, dans les archives de Forney, du soin avec lequel il les étudia.

    Il est alors armé pour le rapport qu'il adressa, le 1er janvier 1926, au Ministre de l'Instruction publique, rapport suivi d'un « tableau des traitements proposés pour le corps unique des bibliothécaires après entente avec le bureau de l'Association des archivistes ». Ce rapport parut si important qu'on en décida l'impression et la diffusion, tant pour servir aux travaux de la « Commission Coville » qui préparait alors le reclassement des fonctionnaires de l'Instruction publique et la péréquation des traitements, et à ceux de la « Commission Martin » chargée d'harmoniser les demandes sur le plan national, que pour la propagande en faveur de la constitution d'un groupe interparlementaire qui défendrait nos revendications lorsqu'elles parviendraient devant les Assemblées. Tout le monde s'y mit : inspecteurs des bibliothèques, associations amicales, jeunes syndicats. Un an plus tard, Jean Laran, au nom de l'Union des associations de bibliothécaires des Bibliothèques nationales, rendit compte à l'A.B.F. qu'au cours de 42 séances assiduement suivies, tant par lui que par Henriot, les bibliothécaires ont obtenu les péréquations qu'ils demandaient au sein de l'enseignement supérieur, parmi les 750 catégories de fonctionnaires que représentait, à l'époque, le personnel universitaire.

    La nationalisation des municipales classées était encore plus difficile. Elle contenait en germe des réformes coûteuses : corps unique, modification du recrutement et de l'enseignement, création d'une Direction des bibliothèques. Tout cela n'avait échappé ni à la Commission supérieure des bibliothèques, ni au rapporteur du budget, ni au Ministre de l'Instruction publique (15) . On ne s'étonnera pas qu'elle ait tardé plusieurs années encore. Comme l'a rappelé notre ancien président, M. Piquard, lors du Cinquantenaire de l'A.B.F., elle fut le don de joyeux avènement de M. Julien Cain (1931).

    Pour tirer argument de la concurrence internationale, Gabriel Henriot s'était rapproché des préoccupations de l'Institut international de coopération intellectuelle. La documentation manquant sur ce qu'on faisait à l'étranger, il avait pris en mains, en 1924, une enquête de l'A.B.F. sur les associations nationales de bibliothécaires. Ce premier contact, la vanité des voeux - y compris le sien - formulés par le Congrès des bibliothécaires et des bibliophiles d'avril 1923, le regret de ne pouvoir assister qu'à un seul des deux congrès internationaux qui se tinrent, à quelques mois de distance, en 1926, l'un à Prague et l'autre à Philadelphie, l'incitèrent à penser qu'un organisme de coordination internationale était indispensable. Aussi présenta-t-il à Prague, au nom de l'Association des bibliothécaires français, une « proposition tendant au fonctionnement d'un Comité directeur, international et permanent, servant de liaison entre les diverses associations nationales de bibliothécaires ». Cette proposition reçut un « accueil enthousiaste », écrira-t-il plus tard. « De ces journées date une collaboration féconde entre collègues dont beaucoup ont bien voulu me conserver une amitié qui m'est infiniment précieuse... Miss Par-sons, le Dr Jan Emler, le Dr Maly, M. Muszkowski, le Dr Isaac Collijn et tant d'autres... Mais je me dois d'affirmer... avec quelle compréhension et quelle cordialité le Dr Tobolka offrit sa coopération personnelle et la part exceptionnelle qu'il prit dans l'organisation et le fonctionnement initial du Comité directeur» (16) . Tels furent les débuts de la F.I.A.B. (Fédération internationale des Associations de Bibliothécaires), que le Congrès de Rome consacra, trois ans après.

    La première citée et, sans doute, la plus précieuse des amitiés étrangères évoquées dans l'article cité ci-dessus, est Miss Mary Parsons. Cela remonte à deux ans. Un certain 10 mars 1924, Ernest Coyecque et Eugène Morel avaient entraîné Gabriel Henriot à la Bibliothèque américaine de la rue de l'Elysée. Il s'agissait de mettre en rapports le président de la Société de l'Ecole des Chartes avec Miss Sarah Bogle, secrétaire-adjointe de l'American Library Association, déléguée par celle-ci pour organiser à Paris, pendant la durée de deux ans, une école de bibliothécaires réclamée et financée par le Comité américain pour les régions dévastées (17) . Celui-ci, en effet, «a reconnu la nécessité d'avoir un plus grand nombre de bibliothécaires expérimentés » pour les bibliothèques qu'il a fondées en France. La bonne volonté américaine était extrême. Miss Bogle désirait adapter ses plans américains aux exigences françaises. Elle était membre de l'A.B.F. depuis un an. Sa principale collaboratrice, Miss Parsons, suivait même le cours d'archives de l'Ecole des Chartes. Elle demanda à G. Henriot si l'on pouvait «organiser, à l'Ecole de Bibliothécaires, un cours comprenant certaines parties de trois cours de l'Ecole des Chartes : le cours d'archives, le cours de bibliographie et de service des bibliothèques, et le cours de paléographie ». On nous donnerait, pour les cours de catalogue et de classification, ce qu'on avait de mieux, Miss Mar-garet Mann, vice-présidente de l'American Library Association, auteur de manuels renommés. Une partie de l'enseignement serait confiée à des bibliothécaires français. La résolution de Gabriel Henriot est prise : il sera l'un d'entre eux. Et c'est ainsi qu'il « découvrit l'Amérique » et mûrit ses idées sur l'enseignement professionnel.

    Celui-ci sera assuré par trois grands cours :

    • Cours A : Administration, 90 h + 98 h de travaux pratiques.
    • Cours C : Classification, catalogue, 108 h+216 h de travaux pratiques.
    • Cours L : Le livre. Histoire, technique, choix. Renseignements bibliographiques. Travail avec les enfants, 108 h+ 372 h de travaux pratiques.

    Des conférences d'été seront faites à l'intention de ceux qui ne peuvent assister aux cours d'hiver.

    Le nombre des élèves est limité à 20 Français, plus 5 étrangers, tous bibliothécaires qui, après avoir suivi l'enseignement, reprendront leurs postes dans leurs pays. En juin, l'Ecole avait déjà reçu plus de 300 demandes de renseignements.

    Henriot se chargea de la plus grande partie du cours L et assuma, en fait, la direction française de l'Ecole. Comme la deuxième année s'achevait, il écrivit à Miss Parsons une lettre «confidentielle» (19 avril 1926) : «Je crains que si nos amis d'Amérique abandonnent subitement l'Ecole de Paris, ils ne passent aux yeux de l'opinion publique, non seulement française mais encore européenne, pour crier en l'air des fondations scientifiques, s'en désintéresser et même manquer aux engagements pris... On dira, mais si l'Ecole est intéressante, la France n'a qu'à la continuer. Réponse : oui, l'Ecole est non seulement intéressante mais encore indispensable, mais il faut que cette idée prenne corps. En deux années, un sérieux effort a été fait : l'Ecole est accueillie à la Bibliothèque nationale et dans d'autres milieux scientifiques.

    Les pouvoirs publics envisagent, par suite de sa création, un personnel auxiliaire dans les grandes bibliothèques, un personnel moderne pour les bibliothèques municipales (18) . Mais si on arrête d'un coup son budget, il est impossible qu'un Français, si dévoué qu'il soit, puisse prendre, en quelques semaines, la suite de l'entreprise... C'en est fait de l'oeuvre des bibliothèques modernes. L'Ecole de Paris et les bibliothèques créées par vos soins constituent un effort perdu et sans lendemain... ». L'Ecole dura encore trois ans. 201 élèves au total y ont passé, 25 nationalités différentes y ont été représentées. Certains de ses élèves occupèrent des postes importants et sont, aujourd'hui encore, de grands fonctionnaires, même en France. On trouvera l'avis de quelques-uns d'entre eux sur leur Ecole dans les archives de Forney.

    Henriot est alors devenu l'un des spécialistes internationaux de la formation professionnelle des bibliothécaires. En attendant la grande enquête de l'Institut de coopération intellectuelle, à laquelle il prendra part en 1933, les organisateurs du Congrès de Rome (1929) lui confièrent la présidence de la XIe section et le rapport sur l'instruction et les écoles de bibliothécaires. A la séance de clôture, le Congrès rendit hommage à l'American Library Association qui avait pris l'initiative d'ouvrir à Paris une école de bibliothécaires et émit le voeu que cette expérience fût continuée.

    Une tentative de prolongation sous forme d'un Institut international de bibliothécaires à Paris, échoua malgré la protection d'André Honnorat. Tout en prenant part aux congrès suivants (Alger 1931, Madrid 1935), Henriot donna sa démission de la F.I.A.B. (Berne 1932) en raison de la carence de la France dans le domaine de la formation professionnelle, et parce que la Fédération lui paraît s'occuper des bibliothèques d'études beaucoup plus que des «bibliothèques pour tous» qui l'intéressent «exclusivement» (19) .

    Il se replia sur ses fonctions. Devenu inspecteur des bibliothèques municipales de Paris et du département de la Seine, en 1931, son administration sera moins marquée par des créations - il en fit, cependant : la bibliothèque d'enfants de la rue Sorbier, par exemple - que par des rénovations, des réinstallations, l'addition de services qui manquent - sections pour la jeunesse, pour les enfants -, un effort patient de rationalisation, d'améliorations de détail, mesurées et prudentes, qui réclament tant d'abnégation mais qui, à longueur d'années, aboutissent aux vraies réformes. Ses rapports relèvent inlassablement : les locaux sont sales, ils sont mal éclairés, ils sont mal signalés. « Je vous prie d'enlever d'urgence la pancarte « Entrée interdite aux chômeurs » qui figure sur la porte de l'ascenseur et de me rendre compte de l'exécution de cet ordre», écrit-il à une bibliothécaire (1937). Il ne plaisante pas avec le service : « Le bibliothécaire était absent, le sous-bibliothécaire était absent, les quatre appariteurs étaient absents. Pour faire le service du public, il n'y avait qu'une femme étrangère à l'administration» (1936). Ailleurs : «Le concierge ne trouve pas les clés, la pendule avance de 20 minutes, les employés arrivent à 5 h 10» (1938). Il découvre l'altération des statistiques, il poursuit le désordre sur les rayons. Il n'hésite pas à sévir. Quand il n'est pas suivi, il patiente : « Je me suis désintéressé de ce Monsieur, sûr d'avance qu'il se chargerait un jour de rendre sa révocation indispensable» (1935). Même netteté pour soutenir le personnel dévoué : « Le personnel ne touche pas cinq fois son indemnité d'avant-guerre et on lui demande beaucoup plus d'effort que précédemment, c'est-à-dire que si le travail a augmenté, le salaire a diminué. Les agents des bibliothèques s'en aperçoivent très bien et en souffrent... mais ils ne vont même pas jusqu'à la réclamation» (1931).

    Ce personnel est recruté tant bien que mal et sait rarement son métier. Qu'à cela ne tienne : on l'aidera. Gabriel Henriot constitua lui-même, à coup d'innombrables listes de livres sur lesquelles il consultait des spécialistes, le fonds de départ de la bibliothèque de la rue Saint-Martin qu'il réorganisait et qu'il fit imprimer pour servir de modèle (1935). On a conservé à Forney l'exemplaire interfolié qu'il a essayé de tenir à jour.

    Pour la tenue des catalogues et la classification, il a fait imprimer des instructions. Elles ne sont pas toujours suivies : « En lisant les instructions... vous n'auriez pas mis Serstevens mais T'Serstevens (ce qui est aussi différent que Pont et Dupont)... Peter est un prénom... mais Blasco est un nom, d'ailleurs vous avez mis Blasco Ibanez sur certaines fiches et Ibanez Blasco sur d'autres ». Quant au catalogue matières : « Si vous aviez regardé l'ouvrage avant de faire sa fiche, vous auriez sans doute vu que la Vie de garçon de Jean Galtier-Boissière ne peut se classer dans les sciences médicales... que l'Initiation financière, de R. Lévy, ne rentre pas encore dans la pédagogie ; que la Main de gloire, de Riotor, n'est pas un roman, pas plus que Les maîtres d'autrefois, d'Eugène Fromentin ou que La Grande Sarah, de R. Hahn », etc.

    On conçoit qu'il se soit acharné sur la création d'une école. Il crut réussir. L'École municipale de bibliothécaires qu'il ouvrit à la Bibliothèque Forney, en 1930, s'adressait aux bibliothécaires municipaux déjà en fonctions, aux fonctionnaires de la préfecture, aux bibliothécaires publics ou privés, aux élèves et anciens élèves des écoles de service social, aux personnes voulant créer des bibliothèques populaires, des offices d'information, etc. Les élèves pouvaient se répartir entre deux séries de cours : cours d'hiver, une vingtaine d'heures complétées par des travaux pratiques, des visites de bibliothèque et des stages ; cours d'été, une dizaine d'heures complétées de la même manière. L'école était gratuite et fonctionna presque sans budget pendant cinq ans. Elle obtint un grand succès. Le rapport relatif à sa quatrième année est conservé dans les archives de Forney. Il a fallu dédoubler les cours à cause de l'af-fluence des auditeurs. Près de 200 bibliothécaires publics et privés sont venus de Paris, de la banlieue, des diverses régions de la France. Entreprises, services sociaux, hôpitaux (20) , tout le monde fait appel à la compétence d'Henriot. Seule la Ville de Paris n'y attache pas d'importance. Dès les débuts, les Nouvelles Littéraires, qui enquêtent sur la tentative, laissent entendre que le diplôme qu'Henriot octroie à ses élèves risque plutôt de desservir ceux qui l'ont obtenu (21) . En décembre 1936, lassé d'attendre que les «intéressés» aient touché les « rétributions » indiquées par son rapport de 1935, il décida de supprimer « un enseignement créé cependant par délibération du Conseil municipal, approuvé par arrêté préfectoral et qui avait rendu d'éminents services ». Le dernier dossier est intitulé de sa main: « Rapport et fermeture » (22) .

    Mais c'est aussi qu'il a décidé de servir ailleurs. Au printemps 1935. Gabriel Henriot m'avait fait venir. « La Ligue féminine d'action catholique met à ma disposition une subvention pour créer une école de bibliothécaires à l'Institut catholique». Il me demanda ma collaboration. Je lui fis des objections d'ordre divers. Il me répondit : « Et moi ? Vous pouvez bien faire ce que je fais. J'ai échoué partout. Les catholiques viennent à moi. Ils sont la seule force, aujourd'hui qui, au nom de la liberté religieuse, peut encore maintenir la liberté de penser. D'ailleurs, sans faire concurrence à l'Etat, jamais nous n'obtiendrons cette école nationale de bibliothécaires que nous réclamons depuis tant d'années ». J'acceptai.

    On sait le reste. L'Ecole de l'Institut catholique a trente ans d'existence. Elle a formé 717 élèves diplômés, appartenant à 14 nationalités différentes. A ce jour, 426 sont en fonctions, dans toutes les sortes de bibliothèques de France et de l'étranger et dans de nombreux centres de documentation. Son enseignement, est réparti sur deux ans. Ce qui fait sa marque, ce sont les travaux pratiques et les stages. Sauf pour ses locaux, son budget ne doit plus rien qu'à elle-même.

    Après sa seconde démobilisation et sa mise à la retraite, Gabriel Henriot ne se consacra plus qu'à l'enseignement. Ses cours d'histoire et de technique du livre, constamment remaniés, sont restés manuscrits. Mais il avait autrefois indiqué, dans un article de la Revue des bibliothèques (23) , comment il concevait la documentation et, partant, une leçon de bibliographie. C'est pour ses élèves qu'il écrivit son dernier livre (24) . Il avait accompli son oeuvre. Il demeura indifférent à l'inauguration, par le nouveau directeur des bibliothèques, M. Etienne Dennery, en octobre 1964, de cette Ecole nationale de bibliothécaires à la réalisation de laquelle il avait tant travaillé.

    Le 21 avril dernier, Gabriel Henriot mourait. Le drapeau français, porté par les survivants du Bois-le-Prêtre, et quelques intimes l'accompagnaient à sa dernière demeure. Mais, trois jours après, à la chapelle des Carmes, Mgr Blanchet, recteur de l'Institut catholique, disait lui-même, pour le repos de son âme, une messe à laquelle assistaient sa famille, ses collaborateurs et ses élèves.

    1. Marché du meuble en plein vent, au faubourg Saint-Antoine. retour au texte

    2. Anciennes boucheries de l'abbaye de Saint-Antoine transformées en boutiques. retour au texte

    3. Procès-verbaux de la Commune de 1871. Edition critique par Georges Bourgin, Gabriel Henriot. Paris, 1924-1945, 2 vol. in-8° (Bibliothèque de l'Institut d'histoire, de géographie et d'économie urbaines de Paris). retour au texte

    4. « Les derniers communards », article publié dans La France intérieure d'avril 1946. retour au texte

    5. Toutes ces citations sont tirées de deux ouvrages manuscrits conservés par la famille de G. Henriot : une sorte de roman autobiographique resté inachevé et des souvenirs intitulés « 52 mois de front », écrits « par pitié envers ses soldats morts et par reconnaissance envers les survivants ». retour au texte

    6. La Lorraine, Paris, Beauchesne, 1923. In-16, VII-386 p. retour au texte

    7. Archives de la Bibliothèque Forney. Procès-verbaux de la Commission de surveillance. Séance du 17 février 1893. retour au texte

    8. Résumé d'une conversation téléphonique entre Firmin Roz, directeur-adjoint à l'Office national des Universités et Ecoles françaises à l'étranger, et Paul Boyer, administrateur de l'Ecole des Langues orientales, fin octobre 1922, dicté par ce dernier à Mlle Arrivot, bibliothécaire à la bibliothèque Forney, pour informer Henriot : « 1° Les bibliothèques françaises sont les plus mal tenues du monde et les bibliothèques américaines les mieux tenues du inonde. 2° La faute en est à l'Ecole des Chartes qui forme des archivistes et non des bibliothécaires. 3° Donc le devoir des Américains est de former des bibliothécaires français. 4° A cet effet, les Américains ont créé des bourses de voyage destinées à quatre jeunes filles non chartistes (car les chartistes sont contaminés) ». (Archives de Forney, fonds Henriot, Dossier Ecole des Chartes, feuille volante de la main de Mlle Arrivot). retour au texte

    9. Projet de circulaire non daté. Feuille volante de la main de Georges Girard, bibliothécaire du Ministère des Affaires étrangères (Ibid.). retour au texte

    10. L'état de nos bibliothèques. La querelle des anciens et des modernes. [Revue des bibliothèques, 1924, p. 432). retour au texte

    11. Oursel à Henriot. Réponse à la circulaire d'octobre 1922. (Archives de Forney, loc. cit.). retour au texte

    12. Revue bleue, 1er juillet 1922, p. 408. retour au texte

    13. Réponse à l'Intransigeant et lettre à Lucien Descaves, 18 et 20 janvier 1924, minutes de la main d'Henriot. (Archives de Forney, loc. cit.). retour au texte

    14. Il fut président de l'A.B.F. de 1925 à 1927. retour au texte

    15. Revue des bibliothèques, 1922, p. 448. retour au texte

    16. Souvenirs de 1926. tirage à part de Slovanský knihovedy, III, 1934 conservé dans les archives de Forney. fonds Henriot, dossier A.B.F. retour au texte

    17. Tous ces détails et ceux qui suivent sont tirés des archives de Forney, fonds Henriot, dossiers Ecole américaine de la rue de l'Elysée, seules archives, si nous sommes bien informé, qui restent de ce remarquable effort de coopération internationale. Nous tenons à remercier Mme Viaux et ses collaboratrices de la libéralité avec laquelle elles les ont mises à notre disposition. L'histoire de l'Ecole américaine est encadrée par deux articles. Le premier, d'Eugène Morel, est intitulé « Une école de bibliothécaires à Paris » et fut publié dans Paris-Soir le 19 octobre 1924. Le second, signé Hurepoix, pseudonyme non dévoilé, à notre connaissance, de quatre auteurs, est intitulé « Un beau métier qu'on n'apprend plus» et a paru dans la Gazelle des Beaux-Arts en 1930. Ce sera le dernier des grands articles de polémique sur ces questions. L'A.B.F. l'a reproduit dans son Bulletin de la même année, pp. 120 et suiv. retour au texte

    18. Allusion aux aides de bibliothèques qui furent créés peu après (loi de finances du 29 avril et décrets du 28 décembre 1928) et à des projets d'organisation de la lecture publique à l'échelon départemental envisagés par l'A.B.F. à diverses occasions. (Cf. un projet d'organisation d'un service public de lecture, d'information et de documentation pour la France, par Henriot lui-même, publié dans la Chronique de l'A.B.F., juillet-octobre 1928, pp. 143-144). retour au texte

    19. Lettre à P. A. Lemoisne, président de l'A.B.F., 2 janvier 1933 (Archives de Forney, Fonds Henriot, Dossier A.B.F.). retour au texte

    20. II est l'un des fondateurs de la Section des bibliothèques du Service social à l'Hôpital. Il en fut le premier président de 1934 à 1937. retour au texte

    21. 23 mai et 16 juin 1931. Reproduit dans le Bulletin de l'A.B.F. retour au texte

    22. Archives de Forney. Fonds Henriot. Dossier Ecole municipale de bibliothécaires. retour au texte

    23. Les bibliothèques municipales et l'orientation professionnelle (Revue des bibliothèques, 1929. pp. 1-29). retour au texte

    24. Des livres pour tous. Paris, Durassié et Cie, 1943. In-16. 262 p. retour au texte