Index des revues

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    L'Amerika Gedenkbibliothek de Berlin

    Par Michel Bouvy

    Grâce aux explications qui nous ont été aimablement données au cours de notre visite par le docteur Fritz Moser, l'actuel directeur de la bibliothèque, grâce aussi aux renseignements puisés dans une brochure qu'il a publiée à l'occasion du dixième anniversaire de son inauguration, en 1964 (1) , nous voudrions tenter de présenter cette importante réalisation allemande dans le domaine des bibliothèques publiques.

    Lorsqu'en 1950, les Américains envisagèrent d'offrir aux habitants de Berlin, en remerciement pour la courageuse défense de leur liberté, un monument, le choix des officiels se porta finalement sur une bibliothèque publique, la bibliothèque publique leur paraissant être en quelque sorte un symbole de l'esprit de liberté.

    LE PROJET

    Cette bibliothèque publique, dans l'esprit de ses promoteurs, ne devait, pas être une sorte d'annexe de bibliothèque nationale. Elle devait être entièrement différente des bibliothèques scientifiques allemandes. Elle ne devait pas non plus être une sorte de superbibliothèque de lecture publique au sens français, avec de nombreux exemplaires de chaque titre, ni une centrale de prêt chargée de ravitailler des bibliothèques plus petites. Elle devait être en mesure de satisfaire elle-même les besoins extrêmement variés - à l'exception de ceux qui touchent à la recherche pure - d'un public appartenant à toutes les couches de la société, à toutes les catégories professionnelles.

    Une idée extrêmement importante a prévalu : on a reconnu qu'un grand nombre de lecteurs sérieux ne pouvaient, pour des raisons évidentes, passer des heures pendant la journée dans une salle de lecture pour se documenter. Pour étendre un privilège jusqu'alors réservé en fait dans les grandes bibliothèques aux lecteurs disposant de tout leur temps, pour permettre à tous l'accès réel aux collections, une seule solution : l'établissement d'un prêt à domicile extrêmement large, et un modèle à suivre : les grandes « public libraries» anglaises et américaines.

    LE BATIMENT

    L'ouverture d'un crédit de 4 millions de DM. (4,8 millions de francs) pour la construction et l'aménagement permit la réalisation d'un projet choisi parmi 192, sur un terrain de 12.000 mètres carrés, permettant donc les extensions futures, dans le quartier de l'Halleschen Tor, proche du secteur soviétique. La bibliothèque put ouvrir ses portes en septembre 1954. L'ensemble des constructions comporte trois parties : tout d'abord un bâtiment relativement étroit (68 m de long sur 9 m de large), légèrement courbe, haut de six étages, destiné en particulier à abriter les services administratifs. En deuxième lieu, une salle de lecture et de prêt de 82 mètres de long et 19 mètres de profondeur ayant avec la discothèque attenante une superficie de 1914 mètres carrés, située en partie au rez-de-chaussée du bâtiment précédent et se prolongeant derrière lui sans qu'il ait été besoin de prévoir des supports, bien éclairée grâce à une paroi vitrée. Enfin, un hall d'entrée permettant les expositions avec un vaste auditorium complète l'ensemble.

    L'AMENAGEMENT INTERIEUR

    Pour l'aménagement intérieur des espaces publics, qui sont pratiquement tous situés au rez-de-chaussée et donc facilement atteints, on a recherché la meilleure manière de satisfaire rapidement le lecteur. Un grand principe, appliqué alors pour la première fois dans une bibliothèque allemande, mais éprouvé déjà auparavant aux Etats-Unis, a servi de guide : celui de la flexibilité, c'est-à-dire de la possibilité de régler et de modifier de manière permanente et sans difficulté les espaces intérieurs de la salle de lecture et de prêt. Celle-ci a été divisée par le simple moyen d'épis de rayonnages, sans cloisons, en un certain nombre de départements spécialisés où se trouvent rassemblés, autour de tables et de sièges destinés à la consultation sur place, un grand nombre de livres et de périodiques concernant la spécialité.

    Ce n'est pas tout. Un très grand magasin, d'une capacité de 350.000 volumes, a été construit au sous-sol de la salle de lecture et de prêt, avec laquelle il est en communication par le moyen de monte-charge. Les volumes peuvent ainsi être fournis partout en moins de cinq minutes. Pour ajouter au confort des lecteurs et du personnel, salle de prêt, auditorium et magasin ont été climatisés, un nombre suffisant d'ascenseurs a été prévu, une communication par tubes pneumatiques a été établie entre les différents services.

    FONCTIONNEMENT

    La bibliothèque est ouverte tous les jours, sauf le dimanche et le lundi, de 11 à 20 heures, heures d'ouverture, on le remarquera, très judicieusement choisies pour permettre en particulier aux personnes qui travaillent de fréquenter la bibliothèque. L'entrée est absolument libre. On n'exige aucune justification d'identité des lecteurs qui souhaitent seulement lire sur place. Seuls ceux qui désirent emprunter des volumes doivent se faire délivrer une carte. Le prêt est absolument gratuit. Le système de prêt, en cours de modification lors de notre visite, est à présent à base photographique [photo-charging). Le lecteur se voit offrir 100.000 volumes en accès direct, les autres volumes devant être découverts grâce aux catalogues et fournis par le magasin. Nous avons constaté avec plaisir qu'on n'a pas hésité à faire confiance au lecteur en lui permettant d'emprunter des ouvrages d'un prix relativement élevé, albums d'art par exemple. Comme nous étions loin des bibliothèques où de tels albums sont pieusement déposés dans les magasins où ils vieillissent, attendant l'improbable lecteur, inutilisés donc inutiles, puisqu'ils n'ont pas un caractère particulier de rareté, parce qu'ils ne peuvent pas «sortir» et que les lecteurs qu'ils pourraient intéresser ne peuvent guère consacrer à la lecture que leurs soirées.

    Après dix ans de fonctionnement, l'expérience a prouvé qu'on pouvait sans difficulté présenter en libre accès plus de 70.000 documentaires et oeuvres scientifiques. On estime à présent que les avantages sont supérieurs aux inconvénients. Les rangements exigent, certes, un personnel important, mais n'est-ce pas là la rançon dans une bibliothèque qui a beaucoup de lecteurs ? On pense même que la capacité de la salle pourrait, sans obstacle, être augmentée. Un système souple a été prévu qui permet, quand dans un endroit la place vient à manquer, de remettre en magasin les plus anciennes éditions, les volumes les plus spécialisés, ceux qui sont le plus rarement empruntés ou encore ceux qu'on estime dépassés.

    Le lecteur qui entre trouve en face de lui le service de renseignements avec le catalogue principal. A gauche, il découvre les sections à caractère éducatif et distrayant pour adultes, adolescents et plus loin la bibliothèque enfantine. A droite se trouvent les sections spécialisées scientifiques, techniques, artistiques, historiques. A l'étage ont été installées les collections particulières d'histoire locale et de littérature. Dans les sections spécialisées, la décentralisation n'a pas été poussée trop loin, les groupements formés étant assez larges : sciences de l'esprit, sciences de la nature, techniques, arts, musique. Chaque section possède un personnel propre avec un bibliothécaire responsable qui participe au choix des livres et à leur classification. S'adressant à la section qui l'intéresse, notre lecteur trouve donc à portée de la main une collection importante de volumes, les derniers numéros d'un certain nombre de périodiques, de nombreux ouvrages de référence. Il peut, si besoin est, avoir recours aux volumes placés dans le magasin. Enfin, un personnel spécialisé peut le renseigner et le guider.

    Lors de la constitution du fonds initial, une grande importance a été accordée aux ouvrages de référence et aux usuels en général. Avec 21.000 volumes de ce genre, estime le docteur Moser, la Gedenkbibliothek se trouve en tête de toutes les bibliothèques publiques allemandes et dépasse même mainte grande bibliothèque scientifique. Elle demeure cependant inférieure sur ce point, précise-t-il, aux grandes bibliothèques publiques anglaises et américaines. La section d'information générale comprend non seulement de nombreuses bibliographies, mais aussi les catalogues imprimés des grandes bibliothèques allemandes et étrangères et un nombre important de recueils biographiques. Elle comprend encore les répertoires d'adresses des principales villes, ainsi que les divers annuaires, téléphoniques et autres.

    Un service de renseignements rapides, grâce à des dossiers constitués avec des coupures de journaux, donne des informations sur les faits les plus récents et sur les événements dans les domaines de la vie politique, économique et culturelle en Allemagne et à l'étranger. La Gedenkbibliothek agit ainsi comme un centre d'information. Elle fournit non seulement des orientations concernant les livres, articles de périodiques ou autres sources, mais aussi parfois les renseignements eux-mêmes. Le domaine d'investigation est immense et les questions nombreuses. En 1963, elles furent au nombre de 302.105, soit 143 par jour.

    La section consacrée à la musique est particulièrement remarquable. Elle offre non seulement livres et périodiques consacrés à cet art, mais aussi une collection de partitions en libre accès et une discothèque d'audition, avec quatre cabines, qui possédait, en 1964, 4.300 disques. 15.000 disques sont écoutés annuellement. La musique de pur divertissement n'est pas représentée. Environ un tiers des demandes vont aux disques d'étude des langues étrangères et aux disques parlés (poésie, théâtre). Le prêt de disques - certainement un idéal - ne peut être envisagé en raison du nombre toujours croissant des utilisateurs et de l'usure des disques, donc pour des raisons purement économiques.

    Les sections non spécialisées, c'est-à-dire les sections d'information générale et de distraction pour adultes, adolescents et enfants, font intimement partie de l'ensemble. Il y a là, nous semble-t-il, un effort évident pour éviter toute ségrégation parmi les lecteurs. Tous sont jugés dignes d'accéder à tous les domaines du savoir et aucune barrière n'a été mise entre la distraction, l'information, la documentation et la culture. Au contraire, on s'est efforcé de faciliter l'accès à tous de tout ce qu'une bibliothèque moderne peut offrir. La section « Connaissances générales et romans » compense avec ses moyens propres ce que ne peuvent apporter les sections spécialisées. Elle satisfait les besoins pour les loisirs et la distraction et fournit une réponse aux questions d'actualité. Ce n'est pas, a-t-on soin de préciser, une bibliothèque populaire autonome située sous le même toit, mais le complément des autres sections.

    Les volumes de cette section ne sont pas classés suivant une classification scientifique, mais d'après les intérêts des lecteurs : par exemple : maison et famille, soins et éducation des enfants, formation de la personnalité. Des domaines comme ceux des arts, de la musique, de la philosophie de la psychologie, ne sont pas représentés ici puisqu'ils forment la base des sections spécialisées. Il est significatif que plus d'un quart des lecteurs de cette section viennent des sections spécialisées. Réciproquement, nombreux sont les lecteurs qui, partis de cette section, arrivent aux sections spécialisées.

    La section des adolescents comprend un choix de volumes en rapport avec les intérêts de la génération montante et avec les problèmes qui se posent à elle, ainsi que des volumes nécessaires aux adolescents pour parfaire leur formation scolaire, technique ou professionnelle. Plus de 7 % des adolescents de Berlin-Ouest sont des lecteurs de ce service, la plupart viennent de secteurs éloignés. Dans quelques rares cas, les adolescents ont recours à la section spécialisée. En général, l'attrait du libre accès au rayon joue pleinement sur eux.

    Comme dans les bibliothèques publiques centrales anglo-saxonnes et américaines, une bibliothèque pour enfants a été incluse dans l'ensemble. Les enfants peuvent ainsi se préparer dans les meilleures conditions à fréquenter la « grande » bibliothèque.

    La Gedenkbibliothek ne jouerait pas pleinement son rôle de centre culturel si elle n'organisait pas un certain nombre de manifestations dans ses locaux. Elle présente effectivement des expositions de livres et de gravures, organise des cycles de conférences au cours desquels des écrivains, des savants prennent la parole, des concerts, des auditions de disques, des débats, des représentations de théâtre amateur, des projections de films et de diapositives. La section d'adolescents a son propre cycle de manifestations.

    Cette grande maison fonctionne grâce à un personnel qui comprenait, en 1963, 48 bibliothécaires, 61 assistants et 64 employés.

    RESULTATS

    Les résultats obtenus sont importants. Après l'ouverture, en octobre 1954, 59 % des 101.000 volumes qui constituaient alors le fonds furent empruntés. La première année, 734.000 prêts furent enregistrés, 811.000 en 1958. La modernisation des autres bibliothèques publiques berlinoises entraîna, les années suivantes, une diminution du nombre des prêts qui fut de 700.000 en 1963, cependant que le nombre d'ouvrages prêtés provenant des sections spécialisées augmentait, passant de 40 à 65 % du nombre total des prêts. En 1963, 40 148 emprunteurs ont bénéficié des services de la bibliothèque. Les autres lecteurs, ceux qui se contentent de consulter sur place ouvrages ou périodiques, ne sont pas comptés.

    En dix ans, les collections ont passé de 100.000 à 300.000 volumes, soit un accroissement de 20.000 unités par an. Mais la hausse des prix ne permet plus de maintenir ce rythme. 1.650 périodiques sont offerts au public, ce qui est, estime-t-on, insuffisant.

    Ayant atteint ce premier palier, la Gedenkbibliothek envisage à présent son extension grâce à la construction d'un nouveau magasin qui contiendrait les volumes les plus anciens. Son directeur souhaite que soient établies à Berlin d'autres bibliothèques du même type permettant de satisfaire les immenses besoins encore latents de la population.

    On ne peut que souhaiter que notre capitale dispose elle aussi, un jour, d'un tel instrument qui rendrait, c'est certain, d'immenses services.

    1. Dr. Fritz MOSER. - Ein Denkmal freiheitlichen Geistes. Zehn Jahre Amerika-Gedenk-bibliothek, Berliner Zentralbibliothek : 17. September 1964. - Berlin, 1964. 23 p., pl. retour au texte