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    Tribune libre: Pour la bibliothèque publique

    Par Michel Bouvy

    Depuis peu de temps, une des sections de notre Association a pris le nom de Section de la Lecture publique. Cette désignation, on s'en souvient peut-être, succédait à celle de Section des petites et moyennes bibliothèques. La Section regroupe les responsable de «bibliothèques de lecture publique» et les personnes s'intéressant à la « lecture publique ». Qu'est-ce à dire ? Pour définir l'expression, un retour en arrière s'impose.

    Il y eut d'abord - ont-elles bien toutes disparu, nous en doutons - les bibliothèques populaires. Le but était noble : favoriser l'éducation du «peuple», mais les moyens, hélas, n'étaient pas à la hauteur de ces nobles intentions. Nées au XIXe siècle d'un élan généreux parallèle à celui qui vit la naissance de l'école publique, les bibliothèques populaires eussent pu connaître la même fortune que cette dernière, dont elles représentaient le prolongement naturel. Mais on ignorait (le sait-on maintenant en dehors de nos milieux ?) que le métier de bibliothécaire est un véritable métier, que, comme les autres métiers, il s'apprend, qu'un instituteur en retraite ou un employé de mairie n'est pas a priori un excellent bibliothécaire. Il y eut quelques «dévouements», juste assez pour montrer que l'expérience aurait pu réussir, mais ils durèrent ce que durent les hommes.

    Les rapports de ces bibliothèques populaires avec les bibliothèques municipales de type traditionnel furent, et sont encore quelquefois au mieux, ceux de protecteur à protégé. D'un côté une bibliothèque pour l'élite, où se trouvaient rassemblés les trésors du passé et l'essentiel de la production courante. Pour oser entrer dans ces «monuments», il fallait une certaine audace au lecteur ordinaire, il fallait montrer patte blanche, présenter un certain nombre de garanties, obtenir parfois l'autorisation du maire, ou appartenir au corps enseignant ou à telle ou telle autre catégorie de privilégiés, verser un cautionnement ou un droit de location, ou encore les deux ensemble. Il arrivait même - nous garantissons l'authenticité de ce détail - qu'une enquête préalable fût demandée à la police avant l'inscription de tout lecteur n'ayant pas «pignon sur rue». Bien entendu, le prêt dans ces bibliothèques était strictement réglementé et sévèrement limité. Heureux les « happy few » qui pouvaient profiter des volumes acquis avec les fonds de la commnuauté en passant des heures paisibles dans la salle de lecture.

    Pour les autres, la grande masse des autres, tous ceux qui n'étaient pas des «professionnels» de la lecture, la Bibliothèque populaire était là, avec ses livres recouverts de toile noire, avec la patiente recherche dans les catalogues ou les registres crasseux des titres toujours sortis, avec l'énervement du préposé qui, derrière son guichet, devait courir en quête d'un ouvrage enfin présent, risquant parfois sa vie sur des escabeaux branlants, apportant enfin au vorace lecteur un livre usé jusqu'à la corde.

    Le tableau est peut-être un peu schématique, mais pris un par un, les détails sont exacts. Il y a eu, pendant longtemps - est-il bien sûr qu'il ait absolument disparu - un certain mépris du lecteur ordinaire, de celui qui n'a pas eu la chance de poursuivre ses études, du lecteur de romans, de celui qui lit surtout pour son plaisir, et quelquefois seulement pour se documenter ou pour s'instruire.

    Vint le moment où le terme même de bibliothèque populaire subit une dévaluation telle qu'il commença à disparaître des façades. Il fut remplacé en général par celui, jugé plus neutre, de « Section » ou Bibliothèque de lecture publique ». Cette transformation signifiait une augmentation des moyens, une amélioration des méthodes avec l'institution en particulier, de l'accès libre au rayon, mais elle ne signifiait qu'assez rarement un changement d'esprit. La Section de lecture publique demeurait la plupart du temps, une concession de la Bibliothèque municipale à la masse des lecteurs. La lecture publique, c'était, c'est avant tout le délassement, la distraction, la vulgarisation. La séparation demeurait totale entre les deux services, l'un considéré comme sérieux, l'autre comme frivole, le premier disposant de moyens beaucoup plus importants, pour un nombre théoriquement beaucoup plus limité de lecteurs.

    Créées il y a vingt ans, les bibliothèques centrales de prêt furent ,à notre connaissance, vraisemblablement les premières bibliothèques publiques réelles de la province française. Elles s'adressèrent d'emblée à tous les publics sans distinction. Elles n'hésitèrent pas à proposer à leurs lecteurs beaucoup plus et beaucoup mieux que ce que l'on pouvait trouver à la même époque dans la plupart - nous connaissons des exceptions - des « sections de lecture publique» des bibliothèques municipales traditionnelles. Combien avons-nous entendu de réflexions de visiteurs ou de lecteurs, qui confirment ce fait. Dans les B.C.P., on ne fit plus de différence entre le roman et le documentaire, même d'un niveau relativement élevé. Tout fut offert, prêté, semé à tous vents, éditions soignées, beaux albums d'art, ouvrages techniques, etc., tout ce qui se prépare tranquillement à affronter le temps sur les rayons de beaucoup de bibliothèques municipales où, sitôt acquis, ils disparaissent dans les profondeurs des catalogues. Ainsi peut-on admirer des rangées d'ouvrages du XIXe siècle, soigneusement reliés, attendant, absolument intacts, le premier lecteur, qui risque de ne jamais venir. Et les mêmes titres reviennent partout.

    Qu'on ne se méprenne pas sur le caractère apparemment « iconoclaste » des lignes qui précèdent. Qu'on n'y voie nullement une condamnation de la conservation. Tout d'abord, il ne s'agit ici que de la production courante. En ce qui la concerne, nous pensons que sa conservation devrait être dévolue à quelques bibliothèques bien précises, vouées exclusivement à cette tâche et l'accomplissant méthodiquement, s'intéressant à des catégories trop négligées de documents (1) . Les autres bibliothèques municipales s'efforceraient, au contraire, d'exploiter au maximum leur fonds contemporain, bornant leur rôle de conservation aux documents de caractère strictement régional.

    Cette transformation des points de vue nous paraît d'autant plus urgente et nécessaire qu'avec le développement de l'enseignement, la notion de l'existence de deux publics différents, « élite » et « peuple », tend de plus en plus à disparaître. L'« élite» cherche souvent une lecture de délassement, l'ancien public «populaire» recherche de plus en plus fréquemment une lecture de dépassement. Sa curiosité grandit, alimentée par les moyens de communication de masse ; télévision, radio, sont des auxiliaires beaucoup plus que des ennemis de la lecture. Mais encore faut-il que la bibliothèque sache se hausser au niveau d'un public de jour en jour plus exigeant dans le domaine de la qualité et de la variété.

    La bibliothèque publique que nous appelons de nos voeux ne peut naître d'un perfectionnement des méthodes de la section traditionnelle de lecture publique. Elle demande un changement radical d'esprit. Elle n'est plus une « bonne oeuvre », elle est une institution. Elle n'est plus une « concession» de la bibliothèque municipale, elle est l'âme de cette bibliothèque (2) .

    Par rapport à la section de lecture publique habituelle, la bibliothèque publique a des fonds plus étendus et d'un niveau plus élevé. Ne sont, en gros, exclus que les ouvrages touchant à la recherche pure. Elle possède un grand nombre d'usuels où le domaine pratique est particulièrement soigné.

    Par rapport à la bibliothèque municipale traditionnelle, la bibliothèque publique accorde une importance capitale au prêt. On y a une haute idée du lecteur ordinaire, non « professionnel », qui n'est plus considéré, à priori, comme cela arrive encore quelquefois, comme un vandale ou un ignare. La bibliothèque publique est largement ouverte : plus d'autorisations, de cautionnement, de privilèges de classe. Elle est ouverte toute l'année. Elle est, comme l'école publique, gratuite. Les fonds nécessaires à son entretien ne proviennent-ils pas en grande partie du budget communal ?

    Nous accorderons qu'il est souvent difficile de traduire dans les faits une telle transformation d'esprit, même si on le souhaite. Les « monuments » demeurent, avec leurs servitudes. Mais toutes les villes n'ont pas encore de bibliothèque municipale.

    Cette bibliothèque, dont la lecture des ouvrages anglais et américains nous avait fait pressentir l'existence, nous avons pu, l'an dernier, au cours d'un voyage d'études en Allemagne fédérale, la voir réalisée à tous les échelons, depuis le plus petit, à l'usage des régions rurales et des petites villes (systèmes de bibliothèques du Schleswig et du Holstein) (3) , jusqu'au plus grand (Amerika Gedenkbibliothek de Berlin) (4) .

    Nous avons retrouvé dans ces bibliothèques l'influence anglo-saxonne et Scandinave (leurs promoteurs le reconnaissent bien volontiers), modifiée par le tempérament allemand. En France, des adaptations seraient également nécessaires. Mais ce qui nous a le plus frappé, c'est l'esprit qui règne dans ces bibliothèques et la volonté de réaliser pleinement ce rôle de la bibliothèque publique, qui est de mettre à la disposition d'un public de tous âges et de toutes catégories socio-professionnelles, dans un secteur géographique à déterminer en fonction de la densité de la population, que celle-ci soit rurale ou urbaine, par des techniques appropriées, l'ensemble des livres et documents susceptibles de satisfaire tous les besoins de loisir, d'information, d'étude, de culture, quels qu'ils soient.

    Partant de cette définition, il est permis de rêver à ce que pourrait être en France un « système de bibliothèques publiques ».

    Ce mot de « système » nous arrêtera tout d'abord. Il est bien évident que les différentes bibliothèques publiques ne pourraient remplir leur rôle dans de bonnes conditions qu'en s'associant d'une manière ou d'une autre. L'association permet une économie de moyens considérable sur le plan des fonds et sur le plan technique : acquisition, équipement, catalogage, etc.

    Il conviendrait de définir la nature du secteur géographique desservi par la bibliothèque centrale. Une grande souplesse serait souhaitable. Des normes devraient être établies. Quoi qu'il en soit, la différence entre lecture urbaine et lecture rurale disparaîtrait. Sur ce point, la législation actuelle représenterait un obstacle important, puisqu'il se trouve que la lecture urbaine est en gros, à la charge des villes et que la lecture rurale est affaire d'Etat.

    Supprimée cette contradiction (chose facile puisque nous sommes dans le domaine du rêve), il devient relativement aisé de définir la zone d'influence de la bibliothèque publique, de définir les fonctions d'une bibliothèque régionale et les liens institutionnels entre les différentes bibliothèques publiques de la région.

    Et voilà rompu le terrible isolement dont nous souffrons tant, les uns et les autres, en province, dans le « désert » français, sans vouloir trop l'avouer, et plus encore, bien entendu, dans les petites bibliothèques que dans les grandes. Jamais d'échanges d'idées, de vues entre gens en butte aux mêmes difficultés, passionnés par le même métier, sinon « à la sauvette » lors de réunions régionales espacées et toujours trop courtes pour qu'y puisse être réalisé un travail sérieux. Rien d'ailleurs, dans le cadre institutionnel, n'encourage ou ne facilite les collaborations. Au contraire : la division entre bibliothèques classées et non classées, qui ne correspond à rien sur le plan de la bibliothèque publique, aggrave encore la situation, créant des différences là où il ne devrait pas y en avoir. Chacun mène sa barque, bien ou mal, écrasé, s'il ne veut pas s'endormir, par la quantité de travail, courant toujours au plus pressé, sachant ce qu'il faudrait faire, mais impuissant à le réaliser, faute de crédits, de personnel compétent.

    Et puis, si ce n'est en rêve, peut-on imaginer de réunir ce qui n'existe pas ? Combien, parmi les vingt-huit communes de plus de 15 000 habitants du département du Nord, par exemple (si la limite était abaissée à 10 000, elles seraient quarante-neuf), pourraient envoyer un représentant à une réunion des bibliothèques municipales ? Le « Répertoire des bibliothèques de France », paru en 1952 (qui est la seule source sur laquelle on puisse se fonder dans ce domaine) mentionnait vingt établissements, mais huit de ces bibliothèques étaient situées dans des villes dont la population n'atteignait pas 10 000 habitants, la plus petite n'en ayant que 2 000. L'expérience montre qu'il n'est guère possible de réunir que des représentants des quatre bibliothèques classées et de quatre bibliothèques non classées. Au delà, il semble que ce soit le néant, ou tout au moins, faute d'enquête approfondie, peut-on penser que le nombre de bibliothèques municipales de quelque importance est minime. Il n'y a pas, dans le département du Nord, de bibliothèque centrale de prêt. D'après une enquête récente du Comité d'études régionales, économiques et sociales, ce département de 2 300 000 habitants est sous-administré : il y a 46 % d'administrés de plus par fonctionnaire que dans le reste de la France.

    Et si nous poursuivions notre rêve ! Nous verrions dans le Nord, six bibliothèques régionales situées à Maubeuge (arrondissement d'Avesnes), Cambrai, Douai, Dunkerque, Lille (Centrale spéciale séparée de la municipale) et Valenciennes. Ces circonscriptions auraient chacune leur caractère propre, allant de la « fédération » de bibliothèques en quelque sorte, dans l'arrondissement de Lille, par exemple, à une sorte de B.C.P. évoluée dans l'arrondissement de Cambrai: 120 communes, 173 000 habitants, 2 bibliobus desservant chacun en gros, 60 communes, ce qui est largement suffisant, par le système du prêt direct avec passage toutes les deux semaines en cinq tournées hebdomadaires de six communes. Il serait présomptueux d'aller plus loin dans les détails sans une étude approfondie et l'établissement d'une planification. Et puis, un rêve conserve nécessairement des zones de flou.

    A quoi sert de rêver, diront les pessimistes? vous savez très bien que tout cela est impossible. Tout au moins en France, ajouteront-ils, car ils savent parfaitement que tout cela est possible au Danemark, en Suède, en Grande-Bretagne, en Allemagne, dans d'autres pays encore.

    Et nous ne sommes pas loin de partager leur avis. Oui, tout cela n'est pas possible parce que l'« idée de la bibliothèque publique » n'a pas encore fait son chemin. Certes, le temps n'est plus où la bibliothèque municipale était le refuge de quelques érudits locaux et de quelques « chauffables », mais cette réputation qu'elle a acquise au cours des années, que l'existence parallèle des bibliothèques populaires n'a rien fait pour améliorer, bien au contraire, la bibliothèque municipale la conserve, c'est certain. Elle est encore solidement ancrée dans l'esprit de beaucoup de personnes, et ce qui est plus grave, dans l'esprit de beaucoup d'élus locaux. Or, suivant la législation actuelle, c'est à eux qu'appartient le pouvoir de création de la bibliothèque municipale. Ils décideront eux-mêmes des moyens mis à sa disposition, quelle que soit l'importance de la ville. Là où n'existe pas une « tradition » de la bibliothèque, due le plus souvent à la «présence» de l'Etat (bibliothèque classée), là où la guerre n'a pas amené des destructions génératrices de renouveau (sans les destructions de la guerre, la Bibliothèque de Cambrai serait vraisemblablement, toujours dans sa vieille chapelle, celles de Douai, de Tours, etc., disposeraient toujours d'installations vétustes) ; combien de constructions, combien de créations valables ? Combien de quartiers neufs sans bibliothèque, de villes neuves sans bibliothèque ? Un certain nombre de grandes villes ont à leur actif des créations méritoires. Mais nous pensons surtout ici, aux villes de moyenne importance.

    Nous ne voudrions pas terminer sur une note pessimiste ces réflexions qui nous ont été inspirées par les déclarations de M. Etienne Dennery, directeur des Bibliothèques et de la Lecture publique, faites au périodique « La Voix de l'édition » (5) . Ces déclarations sont précisément de nature à réjouir les amis des bibliothèques publiques. Souhaitons, comme le suggère M. Dennery, que l'Etat mette à l'étude la réalisation d'une charte des bibliothèques publiques. Ne pourrait-elle alors être insérée dans le prochain plan ? Il y aurait ce jour-là, un grand progrès dans le domaine de l'éducation permanente, dont la bibliothèque publique est et demeure le plus solide pilier.

    Souhaitons enfin que ces réflexions, jetées peut-être un peu hâtivement sur le papier, soient l'amorce d'un dialogue entre tous les bibliothécaires qui souhaitent, comme nous, le développement des bibliothèques publiques en France. Car, comme le déclarait M. Dennery : « En tant que citoyen, tout Français a le droit d'avoir accès au livre ».

    1. Cf. P. Breillat. Les Réserves précieuses dans les bibliothèques. (Bulletin de l' UNESCO à l'intention des bibliothèques. Vol. XIX, n° 4, juillet-août 1965, pp. 201-204). retour au texte

    2. Dans les grande villes l'existence de deux grandes bibliothèques différentes serait souhaitable. retour au texte

    3. M.-M. Untersteller. - Le Système de bibliothèques du Schleswig. - M. Bouvy. Le Système de bibliothèques du Holstein. (Association des bibliothécaires français. Bulletin d'informations. N° 52, 3e trimestre 1966, pp. 167-179). retour au texte

    4. M. Bouvy. L'Amerika Gedenkbibliothek de Berlin. (Association des bibliothécaires français. Bulletin d'informations. N° 51, 2° trimestre 1966, pp. 83-87). retour au texte

    5. La Voix de l'édition, de la presse et de l'audiovision. N° 70, avril 1966. retour au texte