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Travaux de remise en état de la Bibliothèque Nationale de Florence

1968

    Travaux de remise en état de la Bibliothèque Nationale de Florence

    Par Charlotte L. de Sugar

    Un article publié par l'Association des bibliothécaires italiens (Bolletino d'Informazione) porte le titre significatif: « Expérience d'un désastre». L'auteur y décrit d'une façon très vivante l'horreur des premiers jours après le fatal 4 novembre 1966, où les eaux déchaînées de l'Arno entraînèrent des torrents de boue dans tout Florence, « cette ville qui concentre dans un espace restreint les plus riches trésors des civilisations du monde entier, et qui forme le centre bibliothéconomique le plus parfait de l'Italie ».

    Lorsque, fin juillet, j'arrivai à Florence, ma première impression fut que la ville avait repris son aspect normal et souriant sous un ciel limpide, l'Arno n'étant plus qu'une nappe d'eau paisible entre des îlots de gravier et des bancs de sable. Or, ce n'était qu'une apparence : il n'y avait qu'à quitter les voies principales, pour se rendre aussitôt compte de l'ampleur des ravages. Presque toutes les maisons étaient étayées par des échafaudages, les pavés arrachés, les églises fermées - « per restauro » disait un écriteau -, les chapelles les plus belles, Santa Croce, par exemple, fermées aux touristes pour la même raison. La Bibliothèque nationale, elle aussi, avait gardé, extérieurement, son aspect accoutumé, mais passé le péristyle à colonnes, il suffisait de pénétrer dans le vaste hall d'entrée pour se rendre compte de l'ampleur du désastre. Trois écriteaux l'indiquaient clairement : le premier, fixé sur la grille de l'ascenseur, disait « Hors d'usage » ; le second, à l'entrée des sous-sols, prévenait : « Danger, émanation de gaz toxiques » et au pied du grand escalier conduisant aux salles de lecture, une brève notice indiquait que seule la consultation des usuels était assurée, le prêt des livres, par contre, suspendu pour une durée indéterminée. Et pourtant, une atmosphère de travail intense régnait un peu partout : des chariots passaient, chargés de livres et de paquets de journaux enveloppés de plastique, prêts à être remis en rayons, provisoires, bien sûr, le long des corridors (chaque jour des camions ramènent ces « rescapés » du Fort Belvédère, où ils avaient été mis en sûreté après la catastrophe). Il faudra attendre, pour la remise en place définitive, que les nouveaux dépôts soient achevés ; ils ne seront plus situés au sous-sol, mais à partir du rez-de-chaussée jusqu'au premier étage, du côté de la cour intérieure. De plus, le directeur envisage une construction en béton et ciment armé de deux étages, dans ce qui fut un très beau jardin attenant à la Bibliothèque, également détruit en partie pae l'inondation.

    Une des raisons de l'ampleur des dégâts actuels est le l'ait que l'architecte de la nouvelle « Biblioteca Nazionale» n'avait pas tenu compte, lors de la construction, en 1935, du niveau de la place Cavallegeri, situé légèrement en dessous de celui de l'Arno. Ainsi le fleuve a pu se précipiter dans les sous-sols en l'espace de quelques minutes, submergeant tout ce qui s'y trouvait, les merveilleux « grands formats » du Fonds Palatin (environ 30 000), les incunables et les manuscrits rares, les ouvrages des XVIIe et XVIIIe siècles (environ 100 000) du Fonds Malabecchiana, ainsi que les trois millions d'ouvrages modernes, sans parler de la collection de journaux et de revues, la plus complète parmi toutes celles des bibliothèques d'Italie.

    En été, les travaux de « sauvetage » se faisaient déjà sur place, alors que durant les premiers mois après le sinistre, ce furent les diverses installations industrielles de la Toscane, ainsi que les monastères des environs de Florence et un grand nombre de bibliothèques italiennes qui se chargèrent des travaux avec une spontanéité et un dévouement presque uniques dans l'histoire du livre. A présent, c'est le personnel de la Bibliothèque nationale, aidé, surtout au moment des grandes vacances, par de nombreuses équipes d'étudiants et de volontaires de toutes nationalités, qui poursuit ce gigantesque labeur.

    Le bibliothécaire chargé de la direction des travaux m'a l'ait visiter les salles du premier étage, où travaillent les équipes de spécialistes et volontaires, et il m'a expliqué les différentes phases du travail préparatoire, désignées par le terme de « pulling », terme rendu familier aux Florentins par l'équipe du British Museum de Londres, accourue aussitôt après le désastre, et dont certains membres ont continué à travailler durant toutes les vacances, protestant même au cours des brèves vacances du 15 août accordées au personnel, qu'ils voulaient continuer le travail, puisqu'ils n'étaient venus que dans ce but !

    La première opération du «pulling» est la photographie du volume en mauvais état, ensuite son examen par un expert quant à sa valeur artistique et historique, ainsi qu'à son degré de détérioration : les ouvrages précieux sont seuls confiés à des spécialistes, les autres, aux travailleurs volontaires ; des mains habiles déchiquètent, si l'on peut dire, le volume, décousent les cahiers et mettent tous les éléments, y compris l'ancien fil, ou les rubans, dans une enveloppe qui porte le numéro d'entrée ou du catalogue, et le numéro de la photographie du volume. Il faut voir avec quel soin les opérateurs, revêtus de blouses blanches, s'acquittent de ce travail, pour comprendre l'amour que les Florentins portent aux livres ! L'un des travaux qui a le plus suscité mon admiration, est celui qui consiste à placer, à l'aide de pincettes, de minuscules pastilles de papier japon sur les pages de manuscrits criblées de trous, dus à l'humidité ou à la boue collée et séchée. Les divers travaux sont désignés chacun par un symbole : vingt-neuf au total, dont la liste est affichée sur un grand panneau dans la salle de travail, et est aussi reproduite sur la « feuille de route » qui accompagne le livre au « lavage » (1) .

    L'importante section désignée sous ce nom a été installée dans les salles du rez-de-chaussée, autrefois salles de lecture. Le bibliothécaire qui dirige cette « clinique du livre » distribue ouvrages et feuillets à ses collaboraleurs, après s'être assuré par un examen rapide que toutes les préparations antérieures ont été soigneusement exécutées. De grands bacs d'acier, à double fond, attendent les livres. L'espace entre les deux fonds contient de l'eau réchauffée au moyen d'un courant électrique, réglé par thermostat. Cette eau transmet, par conductibilité, sa propre température à la solution désinfectante contenue dans les bacs, dans lesquels seront immergés les livres. La solution est un composé de Topane I.C.I. (0,07 %), dilué dans 50 % d'eau. La température de la solution varie entre 30° minimum et 60° maximum. L'action de la solution de Topane est très efficace pour détruire la microflore du papier et possède, en outre, une action antibactérienne très étendue.

    Le principal but du lavage, outre celui d'enlever toute trace des dégâts causés à l'extérieur et à l'intérieur du livre, est de dissoudre par la chaleur la gélatine du collage des feuillets, dont le papier est devenu extrêmement fragile par suite de l'humidité. Pour renforcer les feuillets, on glisse entre les pages des feuilles de papier absorbant de même format, qui servent également de soutien et de protection. Le réparateur enlève la gélatine dissoute au moyen d'un pinceau en nylon ou en soie, très souple et de dimension appropriée aux différents formats des feuillets. Dans ce travail, le réparateur doit également tenir compte de la direction des fibres du papier. Au cours du traitement, il aura à recourir à divers produits chimiques, pour enlever les taches de moisissures et les pigments étrangers.

    La deuxième phase de l'opération consiste à presser le volume (ou manuscrit) à l'aide d'une presse à un coup, pour en éliminer toute l'eau résiduelle du lavage. Ensuite le volume ou (suivant les cas), les cahiers qui le composent, sont suspendus à des châssis munis d'un treillis de nylon à mailles de grandeur moyenne. Les châssis sont ensuite suspendus, par groupe de douze à la fois, dans des espèces d'armoires, aux cases hermétiquement fermées, munies de tubes perforés où circule, propulsé par un ventilateur, de l'air chauffé à 40° maximum. Un moteur aspire de l'extérieur et purifie par filtrage cet air, dont tout résidu de poussière, d'insectes, etc., est ainsi éliminé. Un hygromètre ou psichromètre est placé dans chaque case pour avertir l'opérateur du degré d'humidité atteint, ainsi que du moment opportun pour arrêter ou ralentir le traitement. Bien entendu, il ne faut pas dépasser certains seuils de séchage, qui varient suivant la qualité du papier - celui-ci ne doit pas devenir trop sec et par conséquent, trop friable, ce qui ne permettrait pas d'effectuer la restauration définitive (couture du cahier, reliure du volume) ou la conservation du volume qui, serré entre deux cartons, sera remis provisoirement en rayon, en attendant d'être envoyé à la reliure.

    J'ai vu quelques-uns des ouvrages dont la restauration était terminée ; devant mon admiration pour le résultat obtenu, le bibliothécaire a prononcé une phrase où perçait un réel découragement : « Ce ne sont plus des exemplaires impeccables, tels qu'ils étaient avant le désastre, aucun antiquaire ne voudrait les acheter, maintenant ! ». Il parlait des livres abîmés et, en somme, sauvés, avec la même tristesse qu'un père, parlant de l'infirmité de son enfant. Puis il ajouta quelques reproches, concernant l'incurie et le manque de moyens financiers, cause indirecte, selon lui, de la détérioration d'un tel patrimoine culturel.

    Outre le sauvetage des livres anciens et des manuscrits, il se pose encore d'autres problèmes ardus : le remplacement des livres modernes, provenant du dépôt légal, confié à la Bibliothèque nationale de Florence depuis 1870. Les grandes maisons d'édition ont promis de remplacer les ouvrages abîmés dans la mesure du possible, lorsqu'il ne s'agit pas d'éditions épuisées. En attendant, il faut trouver de la place pour les dons qui affluent. Autre difficulté plus ardue encore : la Bibliographie nationale, mensuelle, complètement arrêtée en novembre 1966, puisque la petite imprimerie de la Biblio-teca Nazionale avait été entièrement submergée par les eaux. Depuis le mois de mars, l'enregistrement des livres du dépôt légal a pu recommencer ; la bibliothécaire qui en est chargée travaille dans une pièce du rez-de-chaussée, envahie par les livres nouveaux et à réussi, à elle seule, à reconstituer un petit fichier-matières. L'imprimerie a été remise en état et les bulletins commencent à reparaître. Reste à résoudre le problème majeur de la reconstitution du catalogue sur fiches, qui doit pouvoir être mis à la disposition du public - tout au moins en partie - lors de la réouverture des salles de lecture et de prêt : la date que s'est fixé le directeur, M. Emanuel Casa-massima, est le début du mois de janvier 1968.

    Il s'agit là d'un travail de longue haleine, rendu encore plus compliqué par la détérioration des anciens catalogues manuscrits, par l'absence ou la dispersion des ouvrages, ce qui rend toute vérification et rectification impraticables, et aussi par le nombre considérable de fiches : environ huit millions de fiches rangées dans des boîtes entassées sur les rayons dans les deux pièces où s'effectuait le travail, confié en partie aux bibliothécaires, en partie aux volontaires. Les fiches avaient été séchées, désinfectées et nettoyées ; celles, par trop abîmées, étaient recopiées par l'équipe des dactylos ; chaque boîte contenait un paquet de fiches anciennes et utilisables, plus un paquet des copies de remplacement à insérer ; l'ordre alphabétique avait souvent-été interverti durant le nettoyage et faisait l'objet d'un examen minutieux. Chaque boîte remise en ordre était encore une fois vérifiée par un bibliothécaire, autre que celui qui avait reclassé les fiches - parfois même par le conservateur du département. Ce contrôle prend du temps et j'ai eu aussi l'occasion d'admirer la patience des bibliothécaires préposés à cette tâche fastidieuse et qui s'en acquittaient avec tant de bonne volonté et aussi de bonne humeur, de 8 heures du matin à 14 heures (horaire d'été), revenant encore souvent l'après-midi. Avant le désastre, tous avaient assuré des postes autrement intéressants : l'une des bibliothécaires dirigeait le département des échanges internationaux, complètement arrêté à présent, etc. L'ancienne sous-directrice, en retraite depuis des années, est revenue chaque après-midi de cet été exceptionnellement chaud, pour aider à remettre le fichier en état. Selon l'avis du conservateur du département, infatigable, lui aussi, du matin au soir, trouvant toujours le temps de fournir des explications aux volontaires et de faire des cours rapides aux étudiants désireux d'aider, mais ignorant les règles du catalogage - il faudra plusieurs années pour remettre en état le catalogue auteurs et matières. Le directeur de la Biblioleca Nazionale a précisé, dans un article paru au bulletin d'information de l' Association des bibliothécaires italiens (numéro de mars-avril 1967), que les catalogues ne pourraient être prêts qu'en 1970, et indiquait comme causes principales de ce retard des travaux le manque d'argent - il faudrait sept milliards pour remettre la bibliothèque en état (frais de construction non compris) et le manque de personnel. En automne 1967 il y avait 114 employés titulaires et 114 volontaires. La plupart de ces derniers ont dû quitter Florence depuis, rappelés qui par ses études, qui par son emploi, dans sa patrie d'origine.

    L'appel de M. Casamassima devrait être entendu au plus vite, en ce qui concerne la subvention, par le gouvernement italien auquel il s'est adressé pour demander des subsides extraordinaires, mais aussi par tous, savants, chercheurs, écrivains et bibliothécaires du monde entier, afin qu'ils viennent nombreux apporter leur concours, si minime soit-il, à la remise en état de la Biblioleca Nazionale, payant ainsi une dette de reconnaissance à ce haut lieu de la civilisation, en contribuant à empêcher sa déchéance, alors qu'avant ce fatal 4 novembre, elle était l'une des gardiennes de la culture, non seulement de Florence et de l'Italie, mais de tout l'Occident.

    1. Ces symboles ont été élaborés par M. et Mme Waters, du British Muséum. retour au texte