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    Tribune libre

    Pour la nationalisation des Bibliothèques municipales

    Par Pierre Gras

    Le Journal Officiel du 31 mars 1967 a publié des arrêtés du ministre de l'Intérieur en date du 6 mars relatifs aux indemnités susceptibles d'être allouées à certains personnels communaux, archivistes, bibliothécaires, conservateurs de musées et sous-bibliothécaires.

    Remarquons d'abord qu'il s'agit seulement de l'attribution à ces catégories de fonctionnaires, avec cinq ans de retard, des indemnités allouées dès 1962 (1) aux secrétaires généraux et secrétaires généraux-adjoints, aux directeurs de services administratifs, aux chefs et sous-chefs de bureau et aux rédacteurs.

    Cette attribution tardive ne comble pas le retard pris par le personnel des bibliothèques municipales par rapport aux autres personnels des mairies. En effet, un arrêté du ministre de l'Intérieur du 14 mars 1964 (2) a porté l'indice de début des rédacteurs de 165 à 182 (en indices nouveaux) et a créé un grade de «rédacteur principal» (indices 297-380). Les sous-bibliothécaires municipaux, primitivement à parité avec les rédacteurs, sont restés aux indices 165-327 (avec classe exceptionnelle à 345) ; l'équivalent du grade de rédacteur principal n'existe, sous le nom de « chef de section », que pour les sous-bibliothécaires de l'Etat.

    En outre, le texte du 6 mars 1967 comporte une restriction importante, l'indemnité n'est accordée qu'aux bibliothécaires des établissements contrôlés ; les bibliothécaires des bibliothèques classées en sont donc exclus, on paraît ainsi considérer en haut lieu que cette catégorie n'existe légalement pas.

    Dans son étude sur Le personnel des bibliothèques municipales parue en 1961 (3) , M. Roger Paul, alors sous-directeur des Bibliothèques de France, signalait que « certains services » affirmaient parfois « que les emplois communaux du cadre scientifique ne pouvaient, en aucun cas, être affectés aux bibliothèques municipales classées », donnant une interprétation restrictive de l'art. 2 de la loi de nationalisation du 29 juillet 1931 (modifiée par celle du 9 novembre 1943).

    Cet article, rappelons-le, est ainsi conçu : « Les bibliothécaires en chef, les bibliothécaires et, éventuellement, les bibliothécaires-adjoints des bibliothèques de la lre catégorie (la première des catégories distinguées par cette loi, celle des bibliothèques classées) sont des fonctionnaires de l'Etat» (4) .

    M Paul estimait que cet article « ne peut exclure la possibilité d'affecter aux bibliothèques municipales classées des bibliothécaires communaux ». Un certain nombre de précédents, dit-il, démentent d'ailleurs formellement l'interprétation restrictive donnée à cette disposition. « En effet, dans beaucoup de bibliothèques classées, un bibliothécaire du cadre municipal, sinon plusieurs, avait été ajouté au personnel d'Etat, consistant lui-même en une ou deux personnes, très rarement trois. Le développement de la «lecture publique» depuis 1931 justifiait amplement ces créations de postes municipaux. Mais depuis quelque temps, il semblait que le Ministère de l'Intérieur s'était rallié à l'« interprétation restrictive». Le texte de l'arrêté du 6 mars 1967 montre qu'il l'a complètement adoptée.

    Or, le gouvernement vient enfin de se rendre compte du retard de la France en matière de bibliothèques ; un Comité interministériel a été créé ; un effort financier a été consenti.

    Autant que l'on puisse le savoir, l'action directe de l'Etat porterait surtout sur les « bibliobus », mais ceux-ci desservent les campagnes qui se dépeuplent et se dépeupleront encore. Pour la population urbaine, on envisagerait seulement d'accroître l'aide de l'Etat aux villes, notamment par de nouveaux « classements », qui ne seraient plus exclusivement décidés d'après le critère historique du « fonds ancien », mais d'après l'importance pour la lecture publique.

    On doit constater que, la position prise par le Ministère de l'Intérieur contrarie d'avance ces dernières mesures : l'Etat demande aux villes de faire un effort pour la lecture et, en même temps, il diminue leurs moyens, puisque les villes dont la bibliothèque est classée n'ont plus le droit de recruter des bibliothécaires municipaux, même pour remplacer ceux qui partent en retraite.

    Cette interprétation restrictive de l'art. 2 de la loi de 1931 se répercutera sur le recrutement des sous-bibliothécaires. Les bibliothèques municipales classées en trouveront encore plus difficilement qu'aujourd'hui, car les candidats n'auront pas l'espoir d'un avancement au grade supérieur.

    Tout, vraiment, semble se conjurer contre les malheureuses bibliothèques municipales. Les candidats au concours de sous-bibliothécaires d'Etat doivent être titulaires de certains diplômes (baccalauréat, capacité en droit, examens d'entrée spéciaux dans les Facultés), ou avoir une ancienneté de cinq ans de services publics, dont trois ans dans un établissement relevant de la Direction des bibliothèques. Les candidats aux postes de sous-bibliothécaires municipaux doivent, aux termes d'un arrêté du 24 janvier 1966 (5) , être titulaires du baccalauréat ou du «brevet supérieur de renseignement primaire », diplôme qu'on ne trouve pas sur la liste des examens actuellement préparés et sur lequel on ne peut avoir de précision (6) . Mais l'arrêté précité ne prévoit pas ce qu'on appelle la « promotion sociale », la possibilité de se présenter sans diplôme, mais avec une ancienneté suffisante dans le grade inférieur.

    En conclusion, le personnel municipal des bibliothèques est complètement déclassé, tant par rapport au personnel relevant de la Direction des bibliothèques que par rapport aux autres catégories du personnel des communes (7) .

    Il devrait être possible de remédier en partie à cet état de choses en profitant de l'intérêt manifesté actuellement pour la lecture publique, de préciser, dans une interprétation large, le sens de l'article 2 de la loi de 1931, d'établir une parité parfaite entre les sous-bibliothécaires municipaux et ceux de l'Etat. Mais il ne faut pas se leurrer : toutes ces mesures seront inutiles dans le cas où une ville ne veut pas développer sa bibliothèque, puisque, en définitive, tout dépend du bon vouloir des municipalités. Classer une bibliothèque est parfois illusoire ; telle bibliothèque provinciale est dirigée depuis deux ans par un bibliothécaire appartenant au corps scientifique de l'Etat, mais il n'a toujours que quelques employés, pas de machine a écrire ni de dactylo, pas de bureau ni de crédits pour acquérir du mobilier !

    Il me paraît indispensable, ainsi qu'à un certain nombre de mes collègues, de « nationaliser » complètement les bibliothèques municipales et, au moins, leur personnel.

    C'est ce que l'Etat a été amené à faire pour l'enseignement primaire. Lorsqu'on parle des réformes scolaires de la IIIe République et de Jules Ferry, on songe aux lois qui ont rendu l'instruction « gratuite, obligatoire et laïque ». Mais ces grands principes seraient restés sans application pratique s'il n'y avait pas eu partout des instituteurs qualifiés et en nombre suffisant pour accueillir les élèves. Or, traditionnellement, c'étaient les communes qui nommaient et payaient les instituteurs. Pour assurer la bonne marche de l'enseignement, l'Etat a multiplié les mesures : il a créé des Ecoles normales (dès l'époque de la Restauration), il a rendu obligatoires les dépenses relatives à l'Ecole, il a fixé un traitement minimum pour les instituteurs, il a participé à ces traitements.

    Mais tout cela a été insuffisant et il fallut une loi du 19 juillet 1889 (8) par laquelle l'Etat prit complètement à sa charge le traitement du personnel des écoles, laissant aux communes le soin des bâtiments et certaines indemnités (dont il reste actuellement le logement des instituteurs ou les indemnités représentatives). L'on sait d'ailleurs qu'aujourd'hui des subventions et des crédits spéciaux diminuent la part des villes dans les constructions et dans le mobilier scolaire.

    Les bibliothèques municipales sont dans la situation de l'instruction primaire dans les années qui ont précédé cette loi de 1889, situation compliquée où se mêlent les compétences de l'Etat et des communes au détriment de l'efficacité, sauf dans quelques villes conscientes de leurs devoirs et assez riches ; encore l'arrivée d'un nouveau maire pourrait-elle tout changer. Une politique cohérente en faveur des bibliothèques ne peut s'exercer que dans un cadre « nationalisé ».

    Certains évoqueront le principe de l'autonomie communale. On pourrait répondre que la plupart des bibliothèques ne sont pas des fondations municipales, mais des créations de l'Etat, confiées aux communes par le décret du 8 pluviôse an II, ou, pour les villes sièges d'une école centrale, par celui du 8 pluviôse an XI (9) . Mais il vaudrait mieux faire remarquer que l'Etat a déjà, à plusieurs reprises, nationalisé des catégories entières d'employés municipaux : en 1889 les instituteurs, plus récemment le personnel de la police et celui des recettes municipales, plus récemment encore, le personnel administratif de collèges ou de lycées techniques, le personnel des Ecoles de médecine. Ces mesures diminuent moins l'autonomie communale que le procédé qui consiste à mettre des fonctionnaires d'Etat à la tête de certains services : actuellement, la Bibliothèque, le Musée, l'Hygiène, les abattoirs.

    Certes, cette nationalisation, si le principe en est voté, ne se ferait pas d'un seul coup, elle serait réalisée par étapes, à la fois par catégories (bibliothécaires, sous-bibliothécaires, autres personnels) et selon les localités, ce qui n'aurait rien d'extraordinaire ; les récentes mesures de réorganisation des préfectures n'ont-elles pas commencé par des expériences faites dans certaines régions administratives et dans certains départements ?

    Cette nationalisation permettrait, entre autres, une organisation régionale des bibliothèques, qui n'existe pas à l'heure actuelle (c'est à peu près le seul service dans ce cas). Il me paraît indispensable en effet que les bibliothèques actuellement municipales soient rattachées dans chaque « tégion de programme » à une ou deux (10) bibliothèques, en principe celles des anciennes capitales provinciales (11) . Les bibliothécaires dirigeant ces bibliothèques secondaires (dans les toutes petites villes ce pourrait être seulement des sous-bibliothécaires), travailleraient en liaison avec leur bibliothèque régionale, dont ils utiliseraient les moyens bibliographiques, qui les déchargerait de tâches administratives (12) et à laquelle ils recourraient dans tous les cas difficiles.

    Car si l'on déplore avec raison le retard de la « lecture publique » en France, il faut avouer que la situation de beaucoup de « bibliothèques d'étude », petites ou moyennes, n'est guère brillante. S'il est scandaleux que les Français lisent si peu, il ne l'est pas moins que des chercheurs, français ou étrangers, ne puissent avoir communication d'un manuscrit ou d'un ouvrage rare, appartenant à l'Etat, signalé dans des répertoires établis par l'Etat, parce que la ville qui en a la garde l'a confié à une personne qui l'a égaré, ou qui ne sait pas le lire, ou qui ignore comment le faire photographier ou comment l'envoyer en prêt.

    Par la force des choses, une collaboration a pu s'établir ça et là, en plusieurs domaines ; la transmission de demandes de renseignement un peu compliquées ; l'exécution de microfilms, parfois de la reliure ; une certaine coordination des achats - pour bien des répertoires coûteux, un exemplaire par région serait suffisant -, et naturellement le prêt d'ouvrages et même de matériel (13) .

    Mais pour que cette collaboration amiable se réalise, encore faut-il que tous les bibliothécaires des bibliothèques secondaires soient suffisamment avertis. Si l'établissement est vraiment « en sommeil », on n'en obtient rien ; et il suffit d'un décès ou d'un départ pour qu'une petite bibliothèque patiemment réorganisée, retombe dans le marasme, puisque le maire peut choisir le successeur à peu près comme bon lui semble.

    Dans certaines nations, l'initiative des collectivités locales, l'association, ont donné d'excellents résultats. En France, ce n'est que la nationalisation qui pourra en procurer de semblables.

    La question abordée par notre confrère Pierre Gras est complexe ; sa discussion sera reprise lors de notre prochain congrès à Clermont-Ferrand. Nous accueillerons et publierons ici même, en tribune libre, les opinions, divergentes ou non, qui souhaiteraient s'exprimer sur ce sujet.

    1. J. O. du 7 mars 1962. retour au texte

    2. J. O. du 17 mars 1964. retour au texte

    3. Bulletin des bibliothèques de France, avril 1961, p. 153-168. retour au texte

    4. J.O. du 9 novembre 1943, p. 2874. retour au texte

    5. J. 0. du 11 février 1966, p. 1185. retour au texte

    6. S'il s'agit de ce qu'on appelait jadis le «brevet supérieur» tout court, délivré après plusieurs années d'enseignement secondaire, ses titulaires ont dépassé depuis longtemps la limite d'âge de 30 ans. retour au texte

    7. Même le vocabulaire défavorise les bibliothèques municipales : le grade de « magasinier » des bibliothèques de l'Etat a pour équivalent le grade de « surveillant», mot on ne peut plus malencontreux. Un conseiller municipal travaillant dans le commerce ou l'industrie sait qu'un magasinier doit être consciencieux et ordonné et suffisamment instruit pour suivre le mouvement du matériel dont il a la garde ; quant à un surveillant, il pensera à un gardien de square ou de prison. Quant au terme de « chefs de section » qui désigne dans les bibliothèques d'Etat le grade supérieur à celui de sous-bibliothécaires, il a été pris dans le cadre municipal pour désigner un emploi des services techniques. retour au texte

    8. J. 0. du 20 juillet 1889. retour au texte

    9. Dans un article fondamental, M. Riberette a bien montré que l'arrêté de l'an XI, le seul que l'on citait, ne concerne que les bibliothèques des Ecoles centrales, et que les bibliothèques de district ont été établies par un arrêté de l'an II. Le hasard a voulu qu'ils soient pris l'un et l'autre un 8 pluviôse [Le « Conseil de conservation » et la formation des bibliothèques françaises, dans : Actes du 90e Congrès des Sociétés savantes. Nice, 1965, Section d'hist. moderne, t. II, p. 213-286). retour au texte

    10. L'« harmonisation des régions administratives » (pour reprendre l'expression officielle) qui est actuellement en cours a pour principe de faire disparaître l'enchevêtrement des circonscriptions des différents services. Mais le ressort d'un service peut comprendre deux régions ou, inversement, deux de ces ressorts peuvent correspondre à une région. Ainsi la région Rhône-Alpes est partagée entre deux Académies : Lyon et Grenoble. retour au texte

    11. Il ne semble pas que ce rôle devrait être dévolu, sauf à Strasbourg, aux bibliothèques universitaires dont le fonds local est souvent fort mince. 11 suffit de voir passer les demandes du prêt inter-bibliothèques. retour au texte

    12. Je ne sais si nos collègues parisiens se rendent compte du pensum que constitue l'établissement d'un état de traitement ou d'un « rappel ». Moins de personnes seront affectées à cette tâche nécessaire mais fastidieuse, mieux cela vaudra. retour au texte

    13. Ceci d'après ce que je connais personnellement, en Bourgogne et dans l'Est de la France ; j'avoue ignorer quel est le rôle régional d'une bibliothèque particulièrement active comme celle de Tours, pour prendre un exemple dans une autre partie de la France. retour au texte