Souligner la surabondance et l'accélération continue de la production intellectuelle, en particulier dans les domaines scientifiques et techniques, est superflu. La littérature consacrée à ce problème n'est déjà, elle-même, que trop copieuse. Mais peut-être est-il bon de rappeler que, depuis longtemps, ces difficultés ont été ressenties par les chercheurs.
Il y a près d'un siècle, Emile Yung s'alarmait ainsi : « Le nombre des travaux publiés est tellement immense et celui des travaux qui se publient augmente tellement de jour en jour que la bibliographie est actuellement un des principaux soucis du savant. Il devient toujours plus difficile de se tenir au courant des connaissances acquises» (p. 278). Charles Richet ne se bornait pas à décrire «la marche ascendante... véritablement effrayante» des publications ; inspiré par la carrière de son arrière-grand-père A.-A. Renouard, il affirmait : « Quel est celui qui peut se vanter de connaître, et de pouvoir manier sans une clef, sans une méthode, toute cette bibliographie ? » (p. 17). J.S. Billings était encore plus catégorique : « En l'absence de toute instruction de ce genre, l'étudiant est exposé à gaspiller beaucoup de temps en recherches bibliographiques» (p. 592).
Assurément, la bibliographie a fait de remarquables progrès depuis le début du siècle. Les techniques modernes ont, ces deux dernières décennies, élargi ses moyens d'action aux dimensions de ses problèmes.
Cependant, n'existe-t-il pas un fossé entre les productions de plus en plus élaborées, rapides, complètes, et ceux à qui elles sont destinées mais qui, trop souvent, les ignorent ? Elles ne dispensent d'ailleurs pas les chercheurs d'un minimum de connaissances, à la fois élémentaires et indispensables, pour les adapter à leurs besoins personnels.
C'est ce qui semble ressortir de l'observation que faisait en 1963, M. le professeur Th. Monod : « On peut devenir licencié ès sciences et accéder à la recherche sans avoir appris à rédiger une fiche bibliographique ou à corriger des épreuves et sans savoir la différence entre un « trait » et un « simili » (p. 665).
Cette constatation rejoignait parfaitement les remarques que nous avait inspirées la responsabilité simultanée d'une bibliothèque de recherche et de l'édition d'un périodique scientifique. Il n'était donc pas nécessaire de disposer d'un personnel nombreux, d'un équipement puissant, pour commencer à faire oeuvre utile.
Ce souci d'efficacité allait susciter les stages organisés depuis 1965 au Musée océanographique de Monaco à l'intention des étudiants spécialisés en océanographie biologique des Facultés des sciences de Marseille et de Paris et en océanographie physique de Paris (1) .
Les objectifs de ces stages sont doubles : initier les futurs chercheurs à la bibliographie et à l'organisation de leurs documentation personnelle ; leur apprendre à préparer l'exposé de leurs résultats, depuis la rédaction jusqu'à l'impression et à la diffusion, en passant par la frappe et l'illustration.
De ces deux thèmes, seul le premier sera abordé ici par l'examen successif du déroulement de cette initiation puis des réactions des étudiants.
la bibliographie ; il me suffit de vous démontrer leur importance et d'attirer votre attention sur ce point que, savoir comment et où trouver la mention d'un fait est souvent d'un usage plus pratique que la connaissance du fait lui-même » (p. 592). Cette phrase de J.S. Billings résume excellemment l'esprit de nos stages. Dès l'entrée en matière, l'accent est mis sur le caractère pratique de l'initiation, car il faut, d'emblée, emporter l'adhésion des étudiants aux notions nouvelles qui cont leur être présentées.
Le premier point traité de façon détaillée est celui des documents. Les diverses catégories que l'on peut y distinguer sont définies en quelques mots ; leur importance relative, sensiblement différente pour l'étudiant et le chercheur, est précisée.
Les documents non imprimés (photographies et films, enregistrements graphiques et sonores) constituent en quelque sorte des matériaux bruts que le chercheur a le plus souvent produits lui-même et doit interpréter.
Les documents imprimés représentent en fait la proportion la plus grande des éléments d'information que le chercheur s'efforcera d'utiliser et que lui offriront bibliothèques et centres de documentation.
Les livres, type par excellence de l'imprimé familier à tous dès le début de la carrière scolaire, ne nécessitent qu'un nombre restreint de commentaires : la fonction des usuels et ouvrages de référence ; la distinction entre collections et suites dont les rapports d'expéditions représentent un exemple parfait pour les océanographes.
La transition des livres aux périodiques est assurée par l'intermédiaire des thèses, rapports, communications de congrès, exposés généralement annuels de mises au point (actualités, annual review, advances, progress).
L'accent est ensuite mis sur l'importance toute particulière des périodiques qui demeurent encore le véhicule le mieux adapté aux exigences actuelles de la documentation. Quatre subdivisions sont reconnues dans cette catégorie de publications : périodiques primaires, réservés aux articles originaux ; périodiques secondaires (ou bibliographies courantes), destinés à recenser sous une forme élaborée les travaux parus dans les autres types de documents ; périodiques « factices » (recueils de travaux ou collected reprints) regroupant en un volume, selon un rythme annuel ou pluriannuel, les tirés à part des articles des chercheurs d'un institut ou d'un laboratoire ; enfin, current contents, c'est-à-dire reproductions des sommaires de périodiques primaires choisis.
Après la présentation et la définition des documents, le reste du stage est consacré à la bibliographie et à ses fonctions essentielles : rechercher, fixer et utiliser au mieux la documentation.
La «quête» des documents se situe sur deux plans. Intellectuellement, elle suppose la connaissance et l'usage des répertoires bibliographiques. Un aperçu des variétés de nature et de forme de ces instruments est donné. Puis les bibliographies - surtout les bibliographies courantes spécialisées internationales, correspondant à l'orientation des stagiaires - sont détaillées. Leurs caractéristiques sont analysées : domaine couvert, périodicité, nature des notices et des index, qualités et lacunes de la publication.
La recherche des documents, dont les références ont été fournies notamment par les publications bibliographiques, se poursuit sur le plan matériel. Pour cela, il faut identifier rapidement les ressources des bibliothèques locales ou lointaines ; avoir des notions précises sur l'organisation de ces établissements, les fonctions et l'utilité de leurs fichiers. Les principaux catalogues collectifs et inventaires sont présentés ainsi que les organismes susceptibles de fournir des reproductions à défaut des originaux.
L'accès, intellectuel et matériel, aux documents se trouve assuré. Il convient de garder une trace durable de leur consultation. Pour cela, le chercheur établira au moins une notice signalétique, accompagnée le plus souvent d'une analyse qu'il portera sur un support adapté aux sélections ultérieures.
Quelques mois de pratique personnelle suffiront au jeune chercheur pour déceler les documents essentiels dans son cas. Il établira ainsi un choix d'ouvrages et de périodiques fondamentaux qu'il s'attachera à compléter et à tenir à jour sans relâche.
Chacune des opérations de l'activité bibliographique est illustrée de façon concrète au fur et à mesure que les données initiales sont exposées. Tout répertoire cité est immédiatement examiné par les stagiaires. Ceux-ci doivent ensuite résoudre de cours problèmes de recherche documentaire dont le thème est inspiré par des questions effectivement posées à la bibliothèque. Puis ils rédigent, conformément aux normes internationales, signalement et résumé des documents consultés. Enfin, l'organisation d'un fichier individuel, en service depuis plusieurs années, est analysé.
Une courte synthèse sur les procédés modernes de documentation, tels qu'ils sont apparus à travers les répertoires bibliographiques étudiés, et les possibilités offertes par la technologie récente, clôt le stage.
Des stages tels que ceux dont le déroulement vient d'être exposé doivent, évidemment, être dirigés par des bibliographes compétents et expérimentés. Ils auront pour cadre obligatoire une bibliothèque de recherche ou un centre de documentation spécialisé dans le même domaine que les auditeurs ; là doivent se trouver tous les instruments cités, faute de quoi un doute subsistera quant à leur utilité réelle.
Pour aider à suivre les exposés, il est bon de distribuer, à chaque séance, une liste succincte des principaux documents étudiés : à la fin du stage, il faut remettre une synthèse polycopiée de l'initiation.
Le nombre de participants ne devrait pas excéder dix à douze, afin de maintenir un contact réel, constant, entre l'animateur et ses auditeurs.
Une durée et un rythme souhaitable pour les séances seraient d'une heure et demie à deux heures, deux ou trois fois par semaine. Alternativement, le programme comportera l'exposé des notions, des problèmes et des instruments bibliographiques, et des exercices d'application.
Un schéma, représentant un minimum, est le suivant :
Les étudiants, au seuil de leur carrière de recherche, ressentent-ils l'utilité, le besoin d'une telle formation ? L'examen de deux questionnaires qu'ils remplissent, respectivement au début de la première séance et à la fin du cycle, contribuera à élucider ce point.
Les réponses qui vont être citées correspondent au plus récent de ces stages et sont intéressantes par leur diversité et leur spontanéité. Les participants étaient au nombre de 23 : 17 garçons et 6 filles, 15 Français et 8 étrangers (de Colombie, Israël, Liban, Mexique, Tunisie, Vénézuela et Viet-Nam) ; leur âge s'échelonnait de 20 à 35 ans avec une moyenne de 25 ans et demi.
Le début du premier questionnaire est de déterminer les notions acquises antérieurement pour éviter d'insister inutilement sur des points assimilés.
La première question est la suivante : « Qu'évoque pour vous le mot bibliographie ? ». Les réponses reflètent les conceptions et les tendances les plus diverses : silence absolu (4) ; simple association de termes :« information », «documentation» (3) ; ambiguité du mot («ce qui se trouve à la fin de toute publication scientifique») ; résignation («il faut bien en faire !») ; impertinence (« moyen de trier les pontes prolifiques des chercheurs ») ; souci d'efficacité (« tas de petites fiches à faire pour avoir moins à travailler ; « recherche des travaux antérieurs pour gagner du temps»). Plusieurs se distinguent par leur justesse et leur densité : « réunir l'opinion des autres sur un sujet qui vous intéresse » ; « ensemble systématique de tous les résultats publiés sur la recherche ; ensemble de documentation » ; « recherche organisée sur un sujet précis » ; « outil de travail pour savoir où en est le sujet de recherche ; éviter la duplication des recherches entre chercheurs ».
A la deuxième question : « Avez-vous déjà eu l'occasion de faire des recherches bibliographiques ? » cinq réponses positives seulement sont données ; les questions suivantes permettent de déterminer que ces recherches ont été entreprises pour préparer un exposé et, dans un cas, un mémoire. Elles ont été menées avec l'aide d'instruments bibliographiques et, dans trois cas, sous la direction d'un professeur. Mais aucun des intéressés n'a pensé ou osé demander le concours d'un bibliothécaire !
Deux participants affirment savoir ce que c'est qu'une bibliographie courante ; un seul est en mesure d'en citer une. Enfin, aux questions : « Vous a-t-on déjà exposé en détail : comment rédiger une notice bibliographique ? comment organiser votre documentation personnelle ? comment utiliser au mieux une bibliothèque ? », correspondent respectivement trois, deux et une réponses positives.
Il n'est donc pas excessif de souligner qu'après plusieurs années d'enseignement supérieur, les étudiants ignorent à peu près tout de la bibliographie et de ses ressources.
Une fois le stage terminé, un autre questionnaire (anonyme pour en préserver l'absolue sincérité) est proposé pour discerner sa portée et améliorer es cycles suivants.
Il en ressort que l'utilité de l'initiation est ainsi jugée : très grande (13), grande (9), médiocre (1) ; sa durée : trop courte (9), satisfaisante (13), trop longue (1). Pour les exposés, l'aspect technique est jugé satisfaisant par 21, la longueur, par 16 et le nombre, par 15. Pour les exercices d'application, leur durée est jugée satisfaisante par 12 et trop brève par 8 ; leur nombre ne satisfait que 5 tandis que 16 les souhaitent plus nombreux. Onze étudiants sont prêts à effectuer un travail collectif et d'envergure, exigeant par exemple une journée entière de recherches, de préférence à des exercices fragmentaires et individuels, tandis que 9 sont de l'avis opposé et 3 sans opinion.
Les commentaires portés dans le paragraphe final « remarques, critiques, suggestions », confirment les réponses précédentes : souhait d'une durée de stage accrue (4 jours, une semaine, deux semaines) ; un travail d'envergure collectif, dans les conditions réelles de la recherche en plus des brefs exercices d'application ; ayant acquis des « aperçus sur un domaine pratiquement insoupçonné », « refaire un stage après avoir pratiqué par soi-même ».
Les stages dont nous venons de relater l'organisation sont, sans conteste, de portée restreinte. Ils n'ont encore touché que deux cents étudiants environ et sont strictement limités aux sciences de la mer. Mais il n'est peut-être pas abusif d'en tirer quelques conclusions générales.
Avant tout, les étudiants sont unanimes à reconnaître l'utilité de cette initiation alors même que, seuls, un petit nombre d'entre eux ont déjà rencontré les difficultés pour lesquelles des solutions sont offertes.
En second lieu, les stagiaires déplorent souvent le caractère tardif de cette formation. Ils souhaiteraient que, dès leur entrée en Faculté, une introduction générale à la bibliographie et au « bon usage » des bibliothèques leur soit présentée. L'apprentissage des répertoires spécialisés interviendrait au moment où les étudiants choisissent leur orientation définitive.
Enfin, l'idée qu'une mise à jour périodique s'impose est couramment énoncée ; il est normal que cette thèse soit exprimée quand l'examen des bibliographies courantes, pour les sciences de la mer par exemple, prouve qu'en moins de dix ans tous les répertoires ont subi des mutations considérables.
Les futurs chercheurs comprennent aisément le bénéfice qu'ils ne manqueront pas de retirer de cet enseignement. Mais bibliothécaires et documentalistes peuvent escompter pour leur part un profit au moins égal en organisant de tels stages. Ils pourront mieux adapter les organismes dont ils ont la responsabilité aux besoins de leurs utilisateurs. Le dialogue, souvent difficile à établir (le questionnaire évoqué plus haut ne le prouvait que trop éloquemment) s'engagera enfin sur un plan d'égalité intellectuelle assez rare jusqu'ici, promesse d'une collaboration efficace.
En outre, une conscience plus nette des problèmes devrait avoir pour résultat que les chercheurs, à la fois producteurs et consommateurs de la documentation, s'efforcent de ne pas aggraver les difficultés actuelles. C'est pourquoi il semble assez logique qu'aux séances consacrées à la bibliographie en succèdent d'autres réservées à la préparation des manuscrits scientifiques.
Il est vraisemblable que d'autres cycles de formation, analogues à celui qui vient d'être exposé, ont déjà été organisés pour d'autres disciplines. Il serait extrêmement profitable d'en confronter les méthodes et les résultats pour en améliorer et généraliser l'usage.
BILLINGS (John Shaw), 1882. - La bibliothèque médicale. Rev. sci., Paris, 29, 19, pp. 586-596.
MONOD (Théodore), 1963. - (Analyse de PETIT (Georges) et THEODORIDES (Jean), Histoire de la zoologie, des origines à Linné...). Bull. Inst. franc. Afr. noire (A), 25, 2, pp. 656-665.
RICHET (Charles), 1896. - La méthode en bibliographie et la classification décimale. C.B. Ass. franç. Av. Sci., 25, 1, pp. 15-28.
YUNG (Emile), 1881. - Le laboratoire de zoologie maritime de Naples. Nature, Paris, 9, 1, n° 406, pp. 231-234 ; n° 409, pp. 278-280 ; n° 410, pp. 289-292.
La communication de Mme Carpine-Lancre, présentée à la réunion A.B.F.- A.N.R.T. du 14 juin dernier, m'a paru si riche d'enseignements que je lui ai aussitôt demandé de la publier dans notre Bulletin. Que montre-t-elle en effet ? Que la formation bibliographique est beaucoup trop négligée, non seulement pour les étudiants entrant en Faculté, mais encore au niveau du troisième cycle et de la recherche. Certes, nous savons que quelques-uns de nos collègues universitaires organisent des visites de la bibliothèque pour familiariser les étudiants avec l'usage des catalogues et des usuels. Mais combien de facultés organisent un enseignement bibliographique destiné à leurs étudiants, comme celui qu'assurait Halphen à Bordeaux dans les temps fort lointains où j'y préparais la licence d'histoire ? Très peu assurément. En ces temps où l'Université se remet elle-même en question, ne serait-ce pas le moment, pour les bibliothécaires, d'organiser à l'intention des étudiants mieux que des visites, un véritable enseignement élémentaire de bibliographie ?
Au niveau de la recherche, le problème est encore plus grave. Nos collègues universitaires savent tous que des candidats au doctorat s'attendent parfois à ce que le bibliothécaire leur fasse la bibliographie de leur sujet. Une de mes amies, bibliothécaire dans un C.S.U., me racontait qu'un jeune chercheur, après avoir relevé des références dans les Chemical abstracts, s'étonnait de ne pas trouver toutes les revues citées dans la bibliothèque du C.S.U. ; la bibliothécaire s'étant offerte à l'aider à localiser ses revues, il lui passa sa liste de références ; elle eut quelque mal à s'en tirer, car « pour lui faciliter la tâche », il avait traduit les titres des revues étrangères ! Je connais des Universités anglaises où c'est le bibliothécaire qui donne un enseignement d'initiation bibliographique aux chercheurs, enseignement comprenant la manière de prendre des notes, de faire des analyses, de présenter un article, de rédiger un résumé d'auteur, de préparer un travail pour l'impression. Est-il chimérique de penser que cet enseignement, indispensable et pourtant négligé, pourrait revenir de droit aux bibliothécaires et leur assurer de la part du corps enseignant une considération qui leur est parfois refusée ?
Mme Carpine-Lancre montre la voie. Je souhaite que beaucoup de nos collègues s'y engagent, cette forme de contact avec le public dans les bibliothèques de recherche me paraissant extrêmement féconde.