Depuis longtemps à l'étroit dans l'hôtel Le Peletier de Saint-Fargeau où le musée Carnavalet voisin souhaitait d'autre part s'agrandir, la Bibliothèque historique de la Ville de Paris vient de s'installer au 24 de la rue Pavée dans l'hôtel de Lamoignon entièrement rénové. Ce transfert, projeté depuis longtemps, a pu se réaliser grâce à l'intérêt porté par la ville de Paris à cet établissement qui est une de ses gloires au plan culturel, mais grâce aussi à la ténacité, au labeur, à l'imagination de M. de Saint-Remy, conservateur en chef. La parfaite réussite de cette entreprise est certes la meilleure récompense de celui-ci, on ne peut que louer en effet l'art consommé avec lequel le bâtiment ancien, sauvé de la ruine, a été aménagé d'une façon parfaitement adaptée aux exigences d'une grande bibliothèque moderne, tandis que le quartier du Marais en pleine rénovation recouvre en même temps un monument de grande valeur.
Il est inutile d'insister, s'adressant à des bibliothécaires, sur le travail ingrat que représente le transfert des collections, 650 m3 sans compter les manuscrits et la Réserve des imprimés, achevé à la fin de 1968. Le 30 janvier 1969, les nouvelles installations ont été inaugurées sous la présidence de M. André Malraux par le président du Conseil de Paris et le préfet de Paris. N'est-ce pas l'occasion de faire mieux connaître l'histoire et les richesses de cette bibliothèque ? Nous emprunterons à M. de Saint- Remy lui-même les quelques notes suivantes, résumé de la plaquette qu'il a publiée à l'occasion de l'inauguration (1) .
L'Hôtel qui porte aujourd'hui le nom des Lamoignon a été construit vers les années 1585-1590 pour Diane de France, duchesse d'Angoulême, douairière de Montmorency, fille naturelle d'Henri II, au nord de l'enceinte de Philippe-Auguste sur des terrains lotis par les religieux de Sainte- Catherine du Val-des-Ecoliers. Après la mort de Mme d'Angoulême, son neveu Charles de Valois, fils de Charles IX et de Marie Touchet, occupe l'hôtel. Il fait ajouter à la façade aux pilastres engagés, flanquée de deux avant-corps à frontons incurvés, une aile de style classique agrémentée d'une tourelle carrée en encorbellement sur trompes, fermant la cour au nord, et des communs aujourd'hui disparus. Quelques années après la mort, en 1650, du personnage peu recommandable qu'était « M. d'Angoulême », ce sont de vertueux magistrats qui s'installent dans l'hôtel de la rue Pavée, Guillaume de Lamoignon, son fils Chrétien François qui en devient propriétaire en 1688, puis Guillaume II, seigneur de Blancmesnil, le père de Malesherbes qui y est né en 1721. C'est de l'occupation des Lamoignon que date le haut portail qu'on voit encore actuellement avec ses deux figures sculptées ; la façade sur le jardin est alors transformée et mise au goût du jour.
Après le départ de Guillaume II de Lamoignon, devenu chancelier de France en 1751, Antoine Moriau, procureur du Roi et de la Ville de Paris, locataire de l'hôtel, y réunit une importante collection de manuscrits, livres, cartes et estampes, consacrée en grande partie à l'histoire de Paris ; il en fera don à la ville en 1759, à charge pour celle-ci de l'ouvrir au public. C'était la première bibliothèque de la Ville de Paris. La Révolution, puis le XIXe siècle voient la déchéance de l'hôtel Lamoignon, comme de tant d'autres demeures du Marais. Malgré son acquisition par la Ville de Paris en 1928, il faudra attendre quarante ans pour voir se réaliser enfin, après bien des vicissitudes, la rénovation de ce bel édifice et y voir s'installer la troisième bibliothèque historique de la Ville.
En effet, entre la collection léguée à Paris par Antoine Moriau et la bibliothèque actuelle, il n'y a pas continuité. A la veille de la Révolution, la Bibliothèque de la Ville, enrichie de plusieurs collections, en particulier celles de Turgot et de Bonamy, son premier bibliothécaire, comprenait 20 à 50.000 volumes et avait été transférée rue Saint-Antoine, dans l'ancienne maison professe des Jésuites (actuel lycée Charlemagne). Mais un arrêté du Directoire du 17 mars 1795 remettait les collections de la Ville à l'Institut qui les abrite encore aujourd'hui.
En 1804, la modeste bibliothèque de l'Ecole centrale de la rue Saint-Antoine prend, à l'instigation du préfet Frochot, le titre de Bibliothèque de la Ville de Paris. Cette seconde bibliothèque végète longtemps, émigré à plusieurs reprises. Installée en 1847 dans une partie de l'Hôtel de Ville, elle s'enrichit considérablement sous le Second Empire et comptait 120.000 volumes quand l'incendie du 24 mai 1871 la détruisit de fond en comble. C'est à la générosité de Jules Cousin, bibliothécaire de la Ville, que Paris doit après ce désastre de voir naître ce qui sera l'actuelle Bibliothèque historique. Il offre en effet à la Ville, qui l'installe à l'hôtel Carnavalet en 1872, sa remarquable collection personnelle, 6.000 ouvrages, 10.000 estampes, consacrée entièrement à l'histoire de Paris. A la mort de Jules Cousin, la Bibliothèque, enrichie entre autres de la collection d'histoire de la révolution d'Alfred de Liesville, comptait 100.000 volumes. En 1898, elle était installée à l'hôtel Le Peletier de Saint-Fargeau qu'elle ne devait quitter que 70 ans plus tard, riche alors de plus de 400.000 volumes.
Pour dire ce qu'est l'actuelle Bibliothèque historique, laissons la parole à M. de Saint-Remy lui-même (2) .
..."Evaluées de la manière la plus traditionnelle, les collections de la Bibliothèque historique sont passées, en 70 ans (1898-1968), d'un peu plus de 100.000 volumes à environ 400.000. De façon plus moderne et plus parlante, on dira qu'à la veille du transfert livres et manuscrits, plans, photographies et documents divers occupaient, rue de Sévigné, environ 8.000 mètres de rayonnages.
Le fonds général des imprimés s'accroît, en moyenne, d'un millier d'unités par an. Si l'ensemble vaut essentiellement pour des motifs d'intérêt documentaire, les pièces rares ne sont pas exclues pour autant : la « Réserve » peut s'enorgueillir de 120 incunables, de plus d'un millier d'impressions du XVIe siècle, d'une collection de reliures ornées comprenant plusieurs beaux spécimens de l'art parisien du XVe siècle et, pour les deux siècles suivants, quelques centaines d'exemplaires particulièrement dignes d'intérêt, souvent décorés des armoiries d'amateurs parisiens ou de collectivités parisiennes ; enfin, dans la production moderne et contemporaine on s'est efforcé et on s'efforce encore de recueillir, pour la « Réserve » également, les livres de luxe consacrés à Paris remarquables par la qualité de la typographie ou de l'illustration...
Du fonds général sont distraits pour être présentés en « usuels » un certain nombre de livres considérés comme essentiels pour toute recherche d'histoire de Paris, voire d'histoire générale. A l'issue d'une révision opérée tout exprès à l'occasion du transfert des collections, cette catégorie d'ouvrages, placés en libre accès sur les rayons de la salle de lecture, comprend un peu plus de 2.000 titres, en 5.700 volumes, occupant 300 mètres de tablettes.
La section des périodiques comprend un fonds ancien très important et un ensemble de collections courantes largement alimenté. Des progrès particulièrement sensibles ont été accomplis dans ce domaine au cours des quinze dernières années : d'environ 200 titres en 1953 le nombre des périodiques régulièrement suivis - du journal quotidien au recueil trimestriel, semestriel, ou annuel - est passé à plus de 500.
La collection de manuscrits occupe à elle seule près de 400 mètres de rayonnages. Une politique d'acquisitions menée dès l'origine de façon active, parfois gravement ralentie par la misère des temps, mais qu'on a pu reprendre avec succès dans les dernières années, a permis de rassembler ici plus de 10.000 articles...
Quand au fond, c'est d'abord à l'histoire de Paris sous tous ses aspects (histoire topographique et monumentale, mais encore histoire politique, histoire religieuse, histoire économique, histoire sociale, par exemple) que les recueils de la bibliothèque apportent leurs matériaux. On y trouve des papiers d'érudits, comme les inestimables notes prises par Théodore Vacquer au cours des fouilles faites au XIXe siècle dans le sous-sol parisien, les dossiers constituées pour leurs publications sur l'histoire de Paris par un Marcel Poëte, un Paul Jarry, un Lucien Lambeau ou encore les manuscrits soigneusement calligraphiés par Maurice Dumolin en vue d'une réédition considérablement enrichie (mais demeurée en projet) de son Guide pratique à travers le Vieux Paris. Ces fruits du labeur de quelquesuns dans le domaine de l'histoire parisienne sont précieux. Les documents originaux, pourtant, le sont plus encore ; ils forment la grande masse de la collection : titres, correspondances, nouvelles à la main, manuscrits d'oeuvres littéraires ou théâtrales, ils complètent les ressources documentaires des grands dépôts d'archives et de la Bibliothèque nationale. Les documents du Moyen Age et du XVIe siècle y sont relativement peu nombreux ; en revanche, le XVIIe siècle y est bien représenté et plus encore le XVIIIe ; quant à la Révolution française, les pièces et dossiers qui la concernent ne forment pas moins de 278 volumes. Reste à signaler une catégorie de manuscrits d'un intérêt particulier : touchant ou non l'histoire de Paris, certains enrichissements ont été procurés à l'établissement à raison de son caractère de bibliothèque « de conservation », seule qualifiée - sauf exception - pour recevoir les dons et legs d'une certaine importance faits, en matière de manuscrits, à la Ville de Paris : ainsi lui sont advenus certains de ses trésors : le prestigieux ensemble des papiers de Michelet, la « Bibliothèque George Sand », le manuscrit original de L'Education sentimentale et les notes de lecture ou de voyage de Gustave Flaubert.
Consacrée à Paris, la Bibliothèque historique se doit d'offrir au chercheur une collection aussi complète que possible de plans de la ville, du grand plan d'ensemble au plan d'îlot, d'hôtel ou de maison, et de ne pas négliger non plus les plans des environs, car l'histoire de Paris ne peut être dissociée de celle de l'Ile-de-France. Richement pourvue de plans gravés à partir du XVIIe siècle, elle ne prétend certes pas concurrencer la magnifique série de plans manuscrits des Archives nationales ; elle la complète, cependant, sur certains points, par exemple avec ses plans manuscrits de l'Atlas de Vasserot et Bellanger, ses minutes du plan de Verniquet ou encore certains plans d'expropriations du XIXe siècle. Au total, pour Paris et la région parisienne, la collection de plans occupe plus de 300 portefeuilles et quelque 70 boîtes, à quoi s'ajoute une centaine d'atlas.
Dans le domaine de l'iconographie, le partage de 1898 a laissé à Carnavalet la collection d'estampes parisiennes dont Jules Cousin avait procuré les premiers éléments. Elle a, en revanche, attribué à la bibliothèque une collection de photographies essentielles pour la connaissance du Paris du XIXe siècle, de ses rues, de ses moeurs, de sa vie quotidienne. Plus tard, divers apports l'ont enrichie, formant une intéressante réserve d'images, trop peu exploitée encore cependant, le personnel capable de l'inventorier et les locaux propres à classer de façon commode ayant longtemps manqué. Des perspectives nouvelles s'ouvrent de ce côté. On les souhaiterait plus larges encore ; comment ne pas penser, en effet, que, touchant les années du plus récent passé, celles d'aujourd'hui et celles de demain, la documentation par l'image sera de première importance pour les historiens ?
On ambitionne aussi de consacrer un effort accru à la très originale collection dite des « Actualités », dans laquelle on a rassemblé depuis un demi-siècle, avec un bonheur inégal selon les époques, des matériaux documentaires de toutes sortes : ici voisinent coupures de presse, catalogues, tracts, programmes et pièces de circonstances diverses : modestes d'origine et souvent par là-même bientôt rares, ces menus feuillets tirent finalement leur valeur du fait qu'ils sont rassemblés en nombre puis classés de façon méthodique. Telle quelle, la collection apparaît déjà comme la providence des chercheurs, journalistes, chroniqueurs et historiens. Plus d'une fois aussi elle a fait le bonheur des organisateurs d'expositions.
La collection d'affiches offre des ressources du même ordre - qu'il s'agisse, par exemple, de la Révolution française ou de celle de 1848, des sombres années de l'occupation allemande, voire de tels « événements » beaucoup plus récents.
L'exploitation des collections au profit du public se fait à partir d'un travail permanent de catalogage et de dépouillements bibliographiques. Dans les différentes sections de la bibliothèque, le catalogage proprement dit porte à la fois sur les acquisitions récentes et sur le fonds ancien. Pour le catalogue général des imprimés, l'enrichissement annuel est, en moyenne, de 12.000 à 13.000 fiches. Quant au catalogage des manuscrits, il doit aboutir à la publication de plusieurs volumes dans la collection officielle du Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France : un premier tome est à l'impression ; un deuxième, entièrement consacré aux manuscrits concernant la Révolution française, doit suivre aussitôt après : il forme dès maintenant, à titre provisoire, un volume dactylographié.
On fait porter en permanence un effort tout particulier sur un instrument de travail distinct des catalogues, considéré comme essentiel dans la mesure même où la bibliothèque est spécialisée dans l'histoire de Paris. On n'ignore pas que des recherches sur des sujets touchant de près ou de loin Paris et son passé peuvent être menées, ici ou là, à travers les collections d'autres bibliothèques ; mais à celle-ci et à elle seule il appartient, pense-t-on, de façonner au jour le jour l'instrument qui permettra de déceler l'existence de tous les livres et, si possible, du moindre article à connaître pour dresser la bibliographie d'un sujet « parisien». C'est là, l'objet du « Fichier permanent de bibliographie parisienne » qui, chaque année, à partir du dépouillement de quelque 1.200 à 1.300 fascicules de périodiques, s'augmente, en moyenne, de 10.000 références nouvelles.
Tels sont les principaux moyens par lesquels la Bibliothèque historique se met au service des chercheurs qui la fréquentent et encore de ceux qui la consultent par écrit, voire par téléphone. Au-delà de cette clientèle, le « Service des travaux historiques de la Ville de Paris » qui, héritier lointain lui aussi de la pensée de Turgot, a son siège à la bibliothèque et fonctionne avec le même personnel, vise un public plus large : c'est au monde savant, parisien et non parisien, de France et de l'étranger, que sont destinés les recueils de documents concernant l'histoire de Paris dont il assure la publication. Plus de 160 volumes ont paru depuis la fondation du Service, en 1865. Près d'une dizaine sont en préparation, dont trois sous presse : Terrier de la censive de l'archevêché dans Paris, Monnaies gauloises des Parisii et, en collaboration avec la Bibliothèque nationale, d'après les papiers de Philippe Renouard que possède cet établissement, tome II d'un recueil consacré aux Imprimeurs et libraires parisiens du XVIe siècle... ».
C'est donc une grande bibliothèque moderne et vivante, se voulant attentive aux besoins d'usagers sans cesse plus nombreux et à l'évolution de la recherche, en même temps qu'aux impératifs de conservation de collections précieuses, qui vient d'élire domicile dans un hôtel au passé vénérable dont il convenait de sauvegarder le caractère. Cette gageure a été tenue. Les bâtiments neufs consacrés aux magasins de livres aussi bien que l'aménagement intérieur de l'hôtel primitif - celui-ci presque entièrement réservé au service du public - s'allient « avec sobriété et discrétion » à l'architecture ancienne. L'utilisation des équipements techniques les plus modernes et le souci du confort des usagers et du personnel ont été parfaitement conciliés avec les préoccupations esthétiques. Heureux lecteurs à qui est proposé dans un cadre aussi agréable un instrument de travail précieux ! Sans aucun doute cette nouvelle installation contribuera à faire mieux connaître les richesses de la Bibliothèque historique et lui permettra de jouer pleinement son rôle « au service de l'histoire de Paris ».