L'Afghanistan est un pays fort mal connu et qui pourtant mérite de l'être. Ayant la chance d'y séjourner depuis plusieurs mois, il m'a paru intéressant de visiter quelques-unes de ses bibliothèques, et de faire part à mes collègues français de mes premières impressions. Ceci n'est pas un tableau complet des bibliothèques afghanes, car il manque encore trop de précisions. Des études plus approfondies pourront suivre. Mais nous pensions qu'une meilleure connaissance engendre toujours une meilleure estime (1) .
Dans un pays de culture aussi ancienne, on s'attend à trouver de très anciennes bibliothèques. Si c'est vrai pour les bibliothèques religieuses ou familiales, il n'en est rien pour le domaine public.
L'essor des bibliothèques d'Etat date des années 1958 (1337 de l'Hégire). A cette époque, environ 30.000 livres sauvés de la tourmente politique de 1929-1932 (1306-1311) furent mis à la disposition du public. Une politique très suivie du gouvernement a permis d'agrandir et de diversifier cette cellule initiale : il a multiplié le nombre des locaux, acheté sur place à des particuliers manuscrits et imprimés, suscité les dons des citoyens afghans et des ambassades étrangères ou d'organisations internationales, encouragé les créations de toutes sortes dans ce domaine ; et, de plus, l'Etat s'est fait éditeur dans les deux langues les plus usitées : le pachtou et le persan, ayant à sa disposition deux bonnes imprimeries.
Cette action persévérante a porté ses fruits puisqu'actuellement, la seule ville de Caboul offre à celui qui désire lire, plusieurs centaines de milliers de volumes à emprunter et de nombreuses possibilités d'achats dans les librairies (dont deux d'Etat), les innombrables «bazars» ayant un rayon de livres, les kiosques. Bien sûr, pendant ce temps, la population est passée de 150.000 à 350.000 (selon des estimations), le taux de scolarisation a fortement augmenté, créant de nouveaux besoins culturels ; mais le résultat est appréciable, compte tenu du fait que ce rythme de transformation rapide se maintient sur tous les plans de la vie du pays, et que dans ces conditions, le secteur culture en dehors de la scolarisation ne peut être prioritaire.
Le patrimoine livresque serait infiniment plus riche si l'histoire de l'Afghanistan n'avait été aussi troublée à toutes les époques. Mais ce pays sans cesse envahi, pillé, se relève toujours avec courage.
Après avoir étudié quelques traits généraux, nous vous proposons de visiter en détail la Bibliothèque publique, puis la Bibliothèque de l'Université et ses jeunes cousines, les bibliothèques de lycée.
Dans les bibliothèques que nous avons visitées, les documents sont ceux que l'on trouve traditionnellement dans nos bibliothèques, à savoir : imprimés (livres et périodiques) et manuscrits. On compte très peu de cartes, pas de collections spéciales d'illustrations (estampes ou seulement photographies), pas de microfilms, pas de médailles ou sceaux qui sont plutôt conservés dans les musées. Les documents sonores sont rassemblés dans les locaux de Radio-Afghanistan, en particulier, une belle collection d'enregistrements musicaux traditionnels. Clichés et films (actualités et documentaires) exécutés pour le Ministère de l'Information sont conservés par ses services.
En Afghanistan, sont parlées une bonne douzaine de langues et dialectes. Mais il y en a deux qui sont comprises à peu près partout et qui ont été retenues comme langues officielles : il s'agit du persan parlé aussi en Iran, et du pachtou, tout à fait original. Dans les relations avec les étrangers, la langue la plus employée est l'anglais. On ne s'étonnera pas de trouver dans les bibliothèques la plus forte proportion de volumes dans ces trois langues. La production sur place dans ces langues ne fait pas l'objet d'un dépôt légal.
En dehors de Caboul, où l'extension a été plus rapide et importante, les bibliothèques sont situées dans les chefs-lieux de province, car la population, en dehors de ces centres, est très dispersée (densité moyenne : 22 au kilomètre carré) et en partie nomade.
Pour clarifier les choses, nous classerons les bibliothèques selon leur origine : d'abord celles du secteur privé, puis, dans le secteur public, nous distinguerons celles qui dépendent du Ministère de l'Information et celles qui dépendent du Ministère de l'Education nationale. Il n'est pas possible de parler des bibliothèques d'Etat en général puisqu'il n'y a pas de direction commune.
Elles sont très variées. La « librairie » a certainement toujours été une tradition dans les grandes familles afghanes, même nomades et, m'a-t-on dit, cette tradition est encore vivante : on cite toujours en exemple la bibliothèque du Roi. S'il est absolument impossible d'en connaître la valeur chiffrée, on peut penser que son influence est très grande, étant donné la valeur du lien familial.
En dehors il n'y a, à notre connaissance, qu'une société qui ait une bibliothèque, c'est l'Historical Afghan Society, petite bibliothèque tranquille dans son jardin de roses, qui possède environ 4.000 volumes mais qui est un lieu fécond de travail (la Société édite deux revues, l'une en persan, l'autre en anglais).
Les autres bibliothèques relèvent, en général, des colonies étrangères : American Center, British Council, Goethe Institut, Cercle français et Mission archéologique française, etc. Mais il faut noter que la plupart de ces organismes se comportent comme des bibliothèques publiques, car ils consentent des prêts de façon assez large (bien entendu pour chacune, le public se sélectionne de lui-même par la langue qu'il pratique).
Elles comprennent :
Par vocation, ce Ministère se doit de transmettre l'information par tous les moyens et de porter ses efforts également sur les moyens modernes comme la radio et d'ici peu, la télévision. L'édition de la presse (4 quotidiens nationaux, 12 quotidiens provinciaux et 8 hebdomadaires et bi-hebdomadaires, en trois langues) réclame ses soins. Si les bibliothèques ne sont donc pas la préoccupation unique, il ne faut pas en conclure qu'elles sont délaissées ; et même plus, dans un grand souci de conservation qui honore un organisme voué à la diffusion, c'est de là que vient le projet de créer une Bibliothèque nationale distincte des établissements de prêt.
On peut distinguer :
C'est, actuellement, la plus importante bibliothèque de l'Afghanistan, par le nombre de ses volumes (environ 100.000), son ancienneté relative et la multiplicité de ses tâches. En effet, elle doit à la fois conserver, prêter et diffuser, et ceci lui confère un caractère hybride de bibliothèque nationale et de bibliothèque municipale. Cet établissement important, reste tributaire de l'administration générale pour son approvisionnement en livres (en gros une fois par an), son budget, son personnel très nombreux (50 personnes), respectueux du livre, mais dont la plupart des membres n'a pas reçu de formation professionnelle. Actuellement, trois personnes sont parties en stage en U.R.S.S.
La bibliothèque est ouverte à tous, mais il y a tout de même une majorité d'élèves ou étudiants. La carte est gratuite ; elle est délivrée sur présentation de la carte d'identité et de deux photos. Ces renseignements sont, paraît-il, très suffisants pour retrouver les lecteurs qui «oublieraient» de rapporter les livres, et il n'y a jamais de disparition !
Outre le hall qui affiche les quotidiens, expose des nouveautés et est d'accès absolument libre, la bibliothèque comporte des « Départements », huit au total.
Mais revenons maintenant aux imprimés et plus particulièrement aux livres. Le classement, tant des livres que des fiches, semble un peu compliqué à notre esprit occidental. Il n'y a pas de fichier central, mais chacun des trois départements concernés a le sien. Dans chaque département, le classement se fait par langue (une dizaine) et à l'intérieur seulement suit la classification Dewey. Selon l'avancement des travaux de catalogage, on peut trouver, mais toujours par langue, des fichiers alphabétiques d'auteurs ou de titres.
Les estimations faites sur les moyens de fréquentation journalière sont de l'ordre de :
Il est probable que ces taux augmenteront encore ; d'ores et déjà il est prévu pour l'an prochain, la création de trois annexes dans d'autres quartiers, ce qui ne peut qu'étendre l'audience de la bibliothèque.
Située au centre du campus, elle est facilement accessible aux étudiants, qui ne la boudent pas puisqu'il y a plus de 5.000 inscrits sur les 7.000 fréquentant l'Université. Il est vrai qu'elle est riche de 90.000 volumes et qu'elle a un aspect engageant. Elle a été reconstruite en 1966 avec la collaboration américaine, et cette influence se fait sentir, non seulement par l'agencement fonctionnel du bâtiment, mais par l'organisation et un certain souci d'efficacité.
Facilitant la surveillance avec un personnel réduit, la disposition des locaux donne au lecteur une impression de liberté. Ces locaux sont vastes (plus de 300 places assises), d'un seul tenant (pas une seule porte dans la partie publique), mais tout de même pas monotones, du fait du compartimentage en alvéoles (salle de référence, un des « coins lecture », réserve de livres). Après avoir passé les deux tours automatiques qui pointent les entrées et sorties, le visiteur se trouve dans le coin qui sert de hall. Ici sont regroupés des casiers pour les sacs, des vitrines avec de beaux livres, et présentés en allées les fichiers qui n'ont pas cet air honteux qu'on leur voit parfois. Le bureau de prêt et renseignements se situe non loin de là, avec vue panoramique sur les autres parties du bâtiment. L'inconvénient majeur est le bruit, car les étudiants semblaient nombreux à travailler par groupes, en ces temps proches des examens. Il est d'ailleurs prévu de constituer un coin plus isolé, les quelques « carrels » existants étant insuffisants. Pour le bruit, il faut, certes, mettre à part la salle des périodiques, au premier étage, à laquelle on accède par un escalier donnant directement sur le hall. Cette salle, très vaste pour une salle de périodiques, peut servir aussi de salle de réunions (on y préparait le séminaire d'histoire koushane quand nous y sommes passés). Il y a environ 300 revues plus ou moins régulières dont la Bibliothèque s'efforce de conserver les collections. 60 % des titres sont en langue anglaise.
L'influence américaine se fait encore sentir par l'adoption du système de classification du Congrès, qui malgré ses inconvénients, a le gros avantage de fournir les fiches de livres en nombreux exemplaires, sur lesquelles il suffit de rajouter les mentions diverses concernant la bibliothèque. Cela permet de se contenter d'un personnel de bureau très réduit, composé surtout d'étudiants venant travailler à temps partiel sur les livres imprimés dans la langue du pays.
Les fichiers révèlent aussi un souci de simplification. On n'a retenu que deux alphabets : l'un en caractères arabes pour le pachtou, le persan, l'arabe, etc., l'autre en caractères romains y compris les ouvrages en langues slaves, dont les titres sont translittérés. Outre les fichiers classiques, il faut remarquer le grand « Inter Libraries Lown Catalogue », catalogue collectif des principales bibliothèques afghanes, et principalement de celles des facultés.
Pour les livres, le libre accès a été retenu pour les rayons de référence et les numéros récents des revues (qui sont disposés sur présentoirs), mais pas pour le fonds principal do livres et les collections anciennes de revues.
Le chiffre de 60 à 70 prêts par jour qui a été avancé, semble assez faible par rapport au nombre d'étudiants et de livres. Sans doute la lecture sur place l'emporte-t-elle de loin. L'éloignement relatif de la ville, l'éventail assez large des heures d'ouverture (de 8 à 19 heures sans interruption) sont peut-être les raisons, il y en a certainement d'autres.
Bien entendu, cet organisme vivant a des projets : agrandir les locaux et surtout les magasins, créer des zones de silence, étoffer le fonds de manuscrits, continuer aussi les cours professionnels qu'il organise périodiquement, principalement pour les bibliothécaires de lycées, ce qui lui donne une influence morale extérieure.
On en compte environ quatorze. Elles dépendent du Ministère, mais il semble qu'elles doivent beaucoup au dynamisme de leur direction. Celles que nous avons vues utilisaient, la classification simplifiée du Congrès. Elles possédaient respectivement 5.500, 2.500 et quelques centaines de volumes (ce dernier établissement est dans un local provisoire en attendant sa reconstruction). Dans l'ensemble, l'intérêt pour les livres est encore très inégal. Les trop brefs instants que nous avons pu consacrer à ces établissements, ne permettent pas d'en donner avec certitude les raisons. Sans doute restet- il beaucoup à faire pour que la bibliothèque entre vraiment dans les moeurs, et que la lecture ne soit pas une affaire scolaire, mais un goût que l'on garde toute la vie.
Ce premier aperçu ne répond certainement pas à toutes les questions d'ordre professionnel strict ou plus général que l'on peut se poser. Par exemple : pourquoi n'utilise-t-on pas la reliure de peau alors qu'on en trouve à profusion et que les artisans sont très habiles? Y a-t-il une protection systématique des manuscrits (on nous a dit que les insectes étaient un grave danger)? Qu'est-il prévu pour unifier, coordonner au fur et à mesure de l'extension? On peut aussi se demander ce que lisent les fidèles lecteurs, quels sont leurs buts, leurs aspirations. D'ici quelques années, la lecture sera-t-elle détrônée par les moyens audio-visuels? Quelle place lui est réservée dans l'avenir? Ce problème n'intéresse pas seulement l'Afghanistan, c'est un problème du monde moderne, et l'on ne peut que souhaiter que ce pays, pas encore submergé par les problèmes de conservation ni d'extrême consommation, puisse faire rapidement une juste synthèse.