Index des revues

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Problèmes de la conservation Travaux du groupe "Conservation" de l'A.B.F.

1970

    Problèmes de la conservation Travaux du groupe "Conservation" de l'A.B.F.

    Par Albert Labarre

    Mis en route en mars 1969, le groupe de travail « Conservation » de l'A.B.F. recevait dès l'abord l'adhésion de 74 collègues, 43 se trouvant dans 38 bibliothèques de province (36 municipales et 2 universitaires), 22 dans 19 établissements spécialisés de Paris, et 9 à la Bibliothèque nationale, l a variété des suggestions manifestait l'ampleur du problème et la multiplicité des angles sous lesquels on pouvait l'envisager, mais la vaste répartition géographique des participants interdisait les réunions régulières et invitait plutôt à un travail par correspondance. Une circulaire, au début de 1970, proposait un plan de travail sur la notion de conservation elle-même, ses motivations et ses objectifs, mais elle ne reçut qu'une dizaine de réponses (certaines, d'ailleurs, collectives) ; celles-ci permirent pourtant de présenter un exposé au Congrès de Toulouse, devant une trentaine de collègues, et de provoquer un foisonnement de réunions intéressantes et de suggestions variées.

    Si les aspects matériels de la conservation préoccupent beaucoup de bibliothécaires, il faut quand même qu'ils sachent pourquoi conserver, avant de savoir comment conserver.

    Aux yeux du grand public, parfois même de certains collègues, cette notion de conservation est mal considérée ; on l'estime rétrograde, restrictive, péjorative, négative, dépassée, etc. Les livres sont faits pour être communiqués et circuler, et la conservation s'oppose à la communication. Mais si l'idéal de la communication est que tout lecteur ou tout chercheur puisse disposer au moment voulu du livre ou du document dont il a besoin, il faut qu'il sache ce qu'il y a dans les fonds des bibliothèques et que ces fonds n'aient pas été dilapidés. C'est-à-dire que si la conservation n'a pas rempli sa tâche, la communication est entravée.

    Ainsi la circulaire de janvier 1970 donnait quelques suggestions de travail et de réflexion pour essayer de définir une dynamique de la conservation, si on peut se permettre cette expression :

    • 1. Une attitude vis-à-vis du temps : si nous travaillons dans le présent, il ne faut pas oublier que nous sommes dépositaires d'un héritage du passé à transmettre à l'avenir ; conserver ne veut d'ailleurs pas dire « mettre sous clef », mais « entretenir ».
    • 2. Une attitude vis-à-vis de l'espace : un des aspects du service public d'une bibliothèque n'est-il pas de savoir « s'encombrer » pour éviter aux particuliers d'avoir à le faire?
    • 3. Une attitude vis-à-vis de la communication : conserver n'est pas refuser, mais communiquer à bon escient ; éviter la communication des documents à tort et à travers pour que ceux qui en ont un réel besoin pressent toujours en disposer en temps utile.
    • 4. Une attitude selon les types de bibliothèques : la conservation n'est pas un problème réservé à la Bibliothèque nationale et aux grandes bibliothèques riches en fonds anciens, mais il peut se poser selon des modalités et à des degrés divers à beaucoup de bibliothèques.
    • 5. Une attitude vis-à-vis de l'avenir : il faut préparer la conservation, non seulement des documents importants de notre époque, mais aussi de ceux qui semblent sans intérêt et qui acquerront de la valeur avec le temps.

    Tous ces aspects sont d'ailleurs liés et l'on peut rapprocher le 2e point du 5e et même du 4e. Plusieurs collègues ont évidemment réagi quand on leur suggérait de s'encombrer, alors qu'ils manquent de place, pour emmagasiner les collections et de personnel pour les traiter. Mais les particuliers souffrent encore plus du manque de place et ils comptent sur les bibliothèques publiques pour conserver livres et revues qu'ils ne peuvent garder. Prenons un exemple : dans une ville de province de quelque importance, plusieurs organismes (10, 15 ou 20) reçoivent régulièrement le Journal Officiel, surtout pour le dépouiller en ce qui les concerne au fur et à mesure de sa parution, mais en font un usage rétrospectif bien moindre ; cela les oblige pourtant à conserver cette encombrante collection, à moins qu'ils aient l'assurance de pouvoir recourir à un dépôt public en cas de besoin ; ainsi en conservant la collection du Journal Officiel, la bibliothèque municipale peut éviter à 10, 15 ou 20 organismes de la ville d'avoir à le faire. De tels exemples pourraient être multipliés.

    A cette question de l'encombrement-service public, la B.M. de Nantes répond : « A première vue cette question semble discutable, car une telle politique pose immédiatement le problème des locaux et du personnel nécessaire pour traiter livres et documents. De toute façon, un problème de choix se pose ; peut-être y aurait-il en ce domaine à étudier sur le plan régional, en accord avec d'autres organismes, comme les Archives, par exemple, une éventuelle spécialisation selon les établissements. Mais l'acceptation de tout document dans une bibliothèque comporte quand même des réserves». La B.M. de Troyes écrit de même : «Garder des documents que les particuliers ne conservent pas, oui, mais il y a un tri à faire ». En fait, la conservation de tout document doit être assurée ; il faut se méfier d'une réaction trop intellectuelle qui consiste à rejeter comme sans intérêt des documents qui paraissent ne pas en avoir aujourd'hui, mais qui en acquerront avec le temps et leur regroupement, et que personne n'aura songé à conserver. On sait l'usage que l'on peut faire des anciens annuaires de téléphone, indicateurs de chemins de fer, romans populaires, prospectus publicitaires, tracts politiques, faire-part, etc. Mais, comme l'écrit d'une façon concise la B.M. de Clermont-Ferrand : « Qui doit conserver quoi et en combien d'exemplaires? ».

    Il est évident que les contingences matérielles et les besoins de la communication entravent la conservation dans bien des bibliothèques ; pour que celles-ci puissent limiter ainsi la conservation, il faut qu'elles se sentent assurées de leurs arrières. A ce point de vue, le rôle de la Bibliothèque nationale intéresse toutes les bibliothèques car, bénéficiaire du dépôt légal, c'est elle qui a la charge de conserver toute la production imprimée française. Il ne faut pourtant pas croire qu'elle suffit à sa tâche.

    • 1° Ses fonds sont incomplets :
      • - le dépôt légal n'est pas toujours bien observé dans certains cas,
      • - il l'a été encore plus mal pendant les deux premiers siècles de son existence. Aussi bien des éditions anciennes, même françaises, n'existent que dans d'autres bibliothèques (de Paris, de province, voire de l'étranger) et. à cause de l'insuffisance des répertoires, ces bibliothèques sont amenées à communiquer des livres en ignorant qu'ils peuvent être rares ou uniques,
      • - enfin, tous les documents ne relèvent pas du dépôt légal et certains ne sont conservés que si quelqu'un en prend l'initiative (par exemple, à la Bibliothèque nationale, collections de faire-part, de tracts de maijuin 1968, etc.).
    • 2° La Bibliothèque nationale, qui devrait donc être d'abord un grand dépôt de conservation, est amenée à communiquer largement et l'on peut avoir quelques inquiétudes sur l'avenir de certaines de ses collections. Ainsi elle ne remplit plus ses fonctions et elle y est obligée à cause de l'équipement insuffisant de Paris et de la France en bibliothèques, tant de recherche que de documentation générale. Elle pâtit aussi d'être la seule grande bibliothèque française dont le rôle est « de conservation » ; bien des séries ne se trouvent que chez elle et on est obligé de venir de partout pour les consulter, les photographier et finalement les mettre en pièces. La Bibliothèque nationale a donc besoin d'être doublée dans sa tâche de conservation : « A la Bibliothèque nationale, il faut tendre à tout conserver, et c'est la difficulté. Encore un seul exemplaire en France n'est-il pas suffisant» (B.M. de Tours). Mais comment les autres bibliothèques doivent-elles opérer le tri et que doivent-elles conserver? : « Les livres et les documents rares et ceux qui risquent de le devenir. En ce qui concerne les bibliothèques municipales, essentiellement :
      • - les fonds anciens, en opérant une distinction entre la Réserve et le reste...
      • le fonds local ; ne pas oublier dans ce fonds les brochures, les catalogues, les tracts, tout ce qui, paraissant dénué d'intérêt au public actuel, deviendra rare demain...,
      • - les fonds spéciaux sur des sujets particuliers provenant de donations,
      • - les livres de bibliophilie, les gravures précieuses, c'est-à-dire ce qui concerne l'art» (B.M. Tours).

    « Dans une bibliothèque provinciale, il faut, sans hésiter, donner la préférence au fonds régional, et là encore on retrouve la nécessité d'une coordination entre les différentes bibliothèques d'une région ; il faut l'organiser, se spécialiser, mettre sur pied une politique régionale. Sur le plan national, il semblerait souhaitable de connaître l'existence ou de créer des bibliothèques spécialisées dans la conservation de certains types d'ouvrages. Par exemple, à la Bibliothèque de l'Institut pédagogique national, il existe une réserve spéciale de livres d'enfants, encore faut-il le savoir. Non seulement les bibliothécaires, les chercheurs, mais encore les éventuels donateurs pourraient être guidés et orientés, ce qui éviterait des dispersions fâcheuses. Tout ne pouvant être à Paris, un tel service de renseignements pourrait fonctionner en marge de la Bibliothèque nationale. N'est-il pas souhaitable, en effet, qu'une correspondance de Suarès, proposée à la Bibliothèque municipale de Nantes, soit de préférence orientée vers la Bibliothèque Jacques Doucet de Paris? Mais comment ne pas regretter qu'un collectionneur provincial ne propose pas spontanément à la bibliothèque de sa ville, où existe un fonds important consacré à un écrivain local, l'édition originale qu'il possède ! Sans doute manque-t-il d'information? Dans ce cas la Bibliothèque nationale mènera-t-elle une politique personnelle ou une politique de regroupement et de soutien des fonds régionaux?

    « Autant il semble dangereux de tout accepter dans une bibliothèque sous prétexte de conservation, autant il semble souhaitable qu'une bibliothèque ne laisse rien échapper de ce qui peut prendre de la valeur avec le temps. Nous en avons fait l'expérience en mai 1068, en réunissant scrupuleusement tous les tracts, affiches et circulaires distribués à Nantes. Il en est de même pour des documents comme des menus, des faire-part, des programmes de spectacles, des affiches, des cartons d'invitation, des palmarès, des chansons, voire même des dépliants publicitaires. En ce domaine, n'y aurait-il pas à revoir l'organisation et la répartition du dépôt légal »? (B.M. Nantes).

    Les multiples questions posées par la conservation ont suscité de nombreuses interventions dans des directions diverses, avant, pendant ou après cet exposé de synthèse. On peut regrouper ainsi les principales questions soulevées :

    Exploitation des fonds anciens

    • - Où en sont les projets de catalogue collectif?
    • - Les catalogues imprimés du XIXe siècle demeurent des documents précieux malgré leurs imperfections ; toutes les bibliothèques n'en possèdent pas la collection complète ; y a-t-il un moyen de savoir s'il en reste des exemplaires disponibles?
    • - Plusieurs bibliothèques ne possèdent que des fichiers manuscrits ; les mieux élaborés ne pourraient-ils pas faire l'objet de reproductions?

    Cas des fonds spécialisés

    • - Ils demandent à être connus et à s'intégrer dans une politique d'ensemble.
    • - Le Service des échanges internationaux répartit aussi en France des exemplaires doubles et souhaite être mieux renseigné sur les fonds spéciaux.
    • - Des relais régionaux pourraient aider à une meilleure répartition des exemplaires.

    Dépôt légal régional

    • - Effectué de façon inégale, il pose des problèmes de contrôle.
    • - La centralisation de certaines publications les éloigne de leur dépôt légal régional réel (cartes géographiques, cartes postales, bulletins paroissiaux) ; il peut y avoir, là aussi, un problème de répartition.
    • - Le découpage géographique, qui date de 1943, demanderait à être revu dans certains cas.
    • - Pour mieux assurer la conservation (ce qui est le but du dépôt légal), ne vaudrait-il pas mieux, dans certains cas, le dépôt d'exemplaires moins nombreux, mais sur grand papier?

    Localisation des fonds anciens

    Si tous souhaitent que ces fonds restent implantés dans leur contexte historique local, beaucoup constatent des anomalies :

    • - certains fonds ne sont que très fragmentaires et ne résultent que d'accidents de l'histoire,
    • - de trop petites bibliothèques dans de trop petites villes sont mal équipées et ne disposent pas des moyens matériels, personnels et horaires pour assurer une conservation normale et une exploitation régulière de ces fonds.

    Ainsi plusieurs souhaitent des regroupements plus ou moins importants, selon que l'accent est mis sur les dommages de l'émiettement ou les dangers d'une centralisation trop poussée.

    En deux heures de temps, le tour des questions concernant la notion même de conservation n'a pu être effectué ; celles qui subsistent pourraient être regroupées sous deux chefs : conservation et communication, exploitation des fonds. Ces deux questions feront l'objet des prochaines recherches du groupe.

    Sur la question de l'exploitation des fonds, les lignes qui précèdent donnent quelques suggestions. Ajoutons encore : « Il nous a semblé que ce qu'il y a de restrictif dans la conservation peut être efficacement contrebalancé par la rédaction, l'impression et la diffusion des catalogues. Cela existe pour les manuscrits sur le plan national. Ce serait fort utile pour les fonds de réserve, les fonds spéciaux, les médailles, etc. De telles réalisations nous semblent d'autant plus souhaitables qu'elles ont un rayonnement qui dépasse souvent les frontières. Mais ceci réclame du temps, du personnel qualifié, des locaux aussi. Actuellement cependant, de nombreuses séries « condamnées » à la conservation demeurent enterrées faute de classement ou de catalogue. Ainsi en est-il à Nantes des médailles et des cartes et plans » (B.M. Nantes). D'autres (B.M. de Clermont-Ferrand) souhaitent le traitement de ces fonds par des équipes volantes spécialisées et la mise en oeuvre de catalogues collectifs.

    Sur la question des rapports entre la conservation et la communication, plusieurs suggestions peuvent aussi servir d'orientation de travail : « Il est parfois difficile de refuser un document trop fragile à un curieux. Le plus difficile concerne la communication aux photographes quand la bibliothèque ne possède pas d'atelier de microfilms. Certains prétendent ne pas pouvoir transporter leurs appareils à la bibliothèque, ce qui pose un problème » (B.M. Troyes). « Conserver c'est aussi protéger : 1° contre les manipulations trop fréquentes : ce problème me semble être surtout celui de la Bibliothèque nationale et des grandes bibliothèques. Toutefois, d'une façon générale, il faudrait le plus possible « doubler » les éditions anciennes souvent communiquées par des fac-similés modernes quand ils existent ; éviter les transports en communiquant des microfilms de manuscrits (sauf demande expresse du manuscrit lui-même) et en limitant le prêt inter-bibliothèques pour les livres précieux et fragiles ; 2° contre les méfaits des expositions prolongées et c'est un point à considérer dans les rapports entre la conservation et l'animation culturelle» (B.M. Tours). «Conservation n'est pas refus de communication. En ce qui concerne les documents rares et précieux, il est bien évident que la conservation indispensable doit s'accompagner d'une certaine forme de communication, les expositions, par exemple, comme de moyens d'information, catalogues, etc. En ce qui concerne les usuels, les revues, les ouvrages du programme, la communication est généralement limitée au « sur place », ce qui entraîne des contestations fréquentes, en particulier auprès des lecteurs universitaires qui constituent le public le plus nombreux des bibliothèques municipales, il n'est pas inutile de le souligner » (B.M. Nantes). «Par comparaison avec les B.M., je constate un règlement de prêt très libéral. On prête pratiquement tout, du moins aux professeurs, et les lecteurs y sont infiniment plus dangereux. A chaque récolement, le bilan est plus lourd, des pages arrachées, livres lacérés, fascicules perdus. L'accès des professeurs aux magasins est une calamité. Rien qu'à la section lettres, ils sont 250 ; il suffit qu'une vingtaine soient négligents, voire indélicats, pour faire des ravages sérieux. Les contrôles sont considérés comme des brimades. Que faire » (B.U. de Montpellier).

    Sur ces deux problèmes (exploitation des fonds anciens, conservation et communication), le responsable du groupe « Conservation » souhaite recevoir des réactions écrites afin d'en faire la synthèse et de les proposer à la discussion à l'occasion du congrès de 1971, comme il a été fait cette année à Toulouse.