Index des revues

  • Index des revues

A la recherche des reliures carolingiennes de cuir à décor estampé

1971

    A la recherche des reliures carolingiennes de cuir à décor estampé

    Par Jean Vezin

    (1)

    Dans le passé les conservateurs des grandes collections de manuscrits semblent avoir mis leur point d'honneur à doter de reliures neuves les volumes dont ils faisaient l'acquisition, trouvant sans doute trop peu élégants les austères ais de bois couverts de cuir qui protégeaient la majorité des livres médiévaux. Ainsi, la Bibliothèque nationale possède de magnifiques séries de reliures en maroquin des XVIe , XVIIe et XVIIIe siècles. Une politique comparable a été suivie à la Bibliothèque vaticane ou au British Museum, nous privant de documents d'une importance capitale pour l'histoire de la reliure. Par chance, toutefois, un grand nombre de collections, petites par le nombre de leurs volumes, et dont les bibliothécaires ne disposaient sans doute pas des ressources suffisantes pour faire rénover la couverture de leurs manuscrits, sont parvenues jusqu'à nous à peu près dans leur état d'origine. C'est ainsi que la Bibliothèque municipale d'Angers conserve plusieurs dizaines de volumes qui n'ont pas subi de graves altérations depuis le IXe ou le XIe siècle. A l'autre extrémité de la France, les bibliothèques de Valenciennes ou de Saint-Omer, par exemple, sont riches en reliures réalisées entre le IXe et le XIIIe siècle. On peut multiplier facilement les exemples en citant Autun, Auxerre, Bourges, Orléans, Reims, Troyes, Vendôme. Cette énumération n'est donnée qu'à titre tout à fait indicatif. La plupart de nos bibliothèques municipales possédant des manuscrits antérieurs au XIIe siècle devraient être citées ici.

    Jusqu'à une époque récente, les historiens de la reliure ne s'intéressaient qu'aux plus beaux spécimens de cette technique et l'on ne relevait trop souvent pour l'époque carolingienne que les reliures d'ivoire ou d'orfèvrerie qui ont finalement plus à voir avec le travail de l'orfèvre, du joaillier ou de l'émailleur qu'avec celui du relieur.

    Le savant allemand Karl Christ s'est, le premier, attaché à décrire les techniques employées par les relieurs de l'époque carolingienne (2) , bientôt suivi dans cette voie par Adolf Heinz (3) et Gerhard Kattermann (4) . Après la dernière guerre, une Belge, Berthe Regemorter, a publié de nombreuses études consacrées aux techniques de la reliure pendant l'Antiquité et le Haut Moyen Age (5) . De ces travaux, il ressort que les relieurs de l'époque carolingienne ne connaissaient pas le cousoir. Ils cousaient les cahiers de chaque volume sur des doubles nerfs formés de ficelles ou de lacets de cuir fixés avant le début de la couture au premier ais qui servait ainsi de base à leur travail. Une fois tous les cahiers assemblés, le second ais était attaché aux extrémités libres des doubles nerfs.

    Dans le détail, le mode de fixation des nerfs aux ais pouvait subir des variations suivant les différents ateliers ainsi que l'a montré Berthe van Regemorter (6) ; toutefois, l'essentiel consistait toujours à faire passer les extrémités des doubles nerfs dans des trous percés dans le chant des ais et à les attacher sur les contreplats. Le dessin suivant montre la technique employée le plus souvent par les relieurs carolingiens.

    Vignette de l'image.Illustration
    Face interne et face externe des reliures : D'après B. van Regemorter

    Ils utilisaient, pour couvrir les volumes, des planches de bois épaisses d'environ 1 cm dans lesquelles étaient ménagés des orifices pour le passage de trois ou quatre doubles nerfs, le plus souvent, suivant la hauteur du livre à relier. Chaque point de fixation était organisé de la manière suivante : un trou A était percé dans le chant de l'ais. Ce trou aboutissait en A' sur la face externe de Tais, à 1 cm à peu près du bord. Deux autres trous, B et C, étaient forés perpendiculairement à l'ais qu'ils traversaient de part en part et aboutissaient en B' C', formant avec A' les trois sommets d'un triangle.

    Le relieur prenait alors une ficelle de longueur convenable qu'il pliait en deux. Il faisait passer l'une des extrémités de cette ficelle en B et la seconde en C. Ensuite, il les réunissait pour les faire passer ensemble en A' d'où elles sortaient en A, formant un double nerf sur lequel étaient cousus les cahiers. Le second ais était préparé exactement de la même manière que le premier. Une fois la couture des cahiers terminés, les extrémités des doubles nerfs étaient passées de A en A'. Elles étaient alors séparées pour traverser la planche en B' et C'. Les deux brins sortant en B et C étaient alors noués et parfois assujettis par des petites fiches de bois. Des fentes étaient creusées entre BC, A'B' et A'C' afin de loger la ficelle qui ne dépassait pas, ainsi, de la surface de l'ais.

    Après ces opérations, des gardes en parchemin étaient collées sur les contreplats, puis le volume était revêtu d'une peau de cerf, de chevreuil ou de daim, le plus souvent. Cette peau était taillée exactement comme nous le faisons encore de nos jours pour couper une feuille de papier destinée à couvrir un livre ou un cahier. Les remplis étaient collés sur la feuille de garde. Ce détail est important car il est un bon indice de l'ancienneté d'une reliure. On en est venu en effet, assez vite à ne coller les gardes qu'après la couvrure, afin de dissimuler les remplis.

    On pense généralement que le cuir n'était pas collé sur les plats, que seuls les remplis étaient fixés aux ais avec de la colle. Personnellement, je crois que le cuir était collé, au moins dans certains cas, sur toute la surface du bois avec laquelle il était en contact. Le dos en revanche n'était jamais collé et les nerfs ne faisaient pas saillie à l'extérieur. Une fois le cuir collé, on cousait aux pièces de cuir renforçant le dos les parties du cuir de couverture qui dépassaient en tête et en queue. On donnait à ces deux languettes une forme arrondie ; grâce à elles, détail affreux pour un bibliothécaire moderne, il était possible de prendre solidement un livre par la coiffe.

    Dernière opération, on inscrivait à l'encre le titre de l'ouvrage sur le dos. Les livres étant disposés à plat, ce titre était inscrit dans le sens de la longueur du dos.

    Il était possible de s'en tenir là et de déposer le manuscrit ainsi terminé dans la bibliothèque. Toutefois, certaines reliures carolingiennes conservées dans des bibliothèques allemandes, autrichiennes, suisses et françaises sont décorées de petits fers estampés à froid.

    Pour orner ces reliures, les artisans traçaient sur les plats un cadre rectangulaire au moyen d'un ou de deux filets tirés à froid. D'autres filets, tracés en diagonale, partageaient le champ en losanges et en triangles. Souvent, un des plats était décoré de filets dessinant une croix.

    Ce décor géométrique était rehaussé au moyen de petits fers estampés à froid à l'intersection des lignes droites ou bien à l'intérieur des panneaux déterminés par ces droites. Ces fers revêtaient la forme de palmettes, de rosaces, de fleurons, de rectangles ornés d'entrelacs. Plus rarement, ils représentaient un animal ou un profil humain, comme sur une monnaie. Tous ces éléments figurent dans le répertoire décoratif des enlumineurs carolingiens. Parfois, le groupement judicieux de plusieurs fers différents servait à former une figure nouvelle : croix grecque ou de saint André, rosaces de grandes dimensions. La reliure qui couvre le manuscrit latin 12051 de la Bibliothèque nationale est certainement un des meilleurs exemples de cette technique et un des mieux conservés.

    Le nombre des reliures ainsi ornées parvenu jusqu'à nous est très réduit. En 1938, Hobson (7) dressait une liste de soixante-dix-huit exemplaires antérieurs à la fin du Xe siècle parmi lesquels il citait cinq manuscrits de la Bibliothèque nationale. M. Bernhard Bischoff, étudiant l'emploi de la croix comme motif de décoration dans les livres, ajoutait un volume à cette liste (8) . Sans se prononcer sur une date, Jean Porcher attirait l'attention sur la reliure du manuscrit latin 12051 dont nous venons de parler, dans le catalogue de l'exposition de manuscrits à peintures qu'il organisa en 1954.

    Grâce aux notes de Louis-Marie Michon qui sont conservées à la Réserve des Imprimés, nous savons que Porcher et Michon étaient fort perplexes quant à la date à assigner à cette reliure. Des recherches méthodiques ont permis de découvrir onze manuscrits décorés de fers semblables à ceux du manuscrit latin 12051. Tous ces volumes proviennent de l'abbaye de Corbie (9) . Ce fait fournit déjà une présomption quant au lieu de confection de ces reliures. Cette présomption est renforcée par un indice d'une grande importance : tous ces volumes, sans exception, sont écrits au moyen de différents types de calligraphie qui ont été employés à Corbie dans la seconde moitié du VIIIe siècle et dans les deux premiers tiers du siècle suivant. D'autre part, la Bibliothèque Saltykov-Tehédrine de Léningrad, si riche en manuscrits d'origine corbéienne, possède un volume copié sur l'ordre de Leuchtar, abbé de Corbie au milieu du VIIIe siècle. La reliure de ce volume présente quelques fers comparables à ceux qui décorent les reliures de la Bibliothèque nationale. C'est là un document d'une importance fondamentale qui nous fournit un précieux terminus a quo.

    Ainsi, l'abbaye de Corbie a possédé, au moins pendant un siècle, un atelier de reliure qui pratiquait la décoration par estampage à froid. D'autres abbayes de l'époque carolingienne nous ont laissé des groupes de reliures comparables, bien que moins nombreux. Cette technique de décoration semble dans certains cas s'être perpétuée encore au XIe siècle. Il existe en effet à la Bibliothèque municipale d'Angers, un manuscrit contenant des textes d'auteurs vivant à la limite des Xe et XIe siècles et dont l'écriture et la décoration conviennent tout à fait à la première moitié du XIe siècle ; la reliure de ce volume est décorée d'un semis de rosaces et de sortes de fleurs de lis. C'est, à ma connaissance, le seul exemple d'une reliure ainsi ornée actuellement connu pour cette époque.

    Le petit nombre de reliures carolingiennes de cuir décoré par estampage à froid que nous connaissons s'explique sans doute par la rareté des exemplaires parvenus intacts jusqu'à nous. Il convient aussi d'ajouter que trop souvent le cuir des reliures très anciennes est usé. Il est d'une couleur grise et terne, généralement d'aspect pelucheux qui rend très difficile la lecture des empreintes laissées par les petits fers employés par les relieurs carolingiens. Dans bien des cas, seul un observateur averti est en mesure de distinguer les vestiges d'une décoration ancienne, aussi est-il vraisemblable qu'une prospection systématique dans les dépôts de province permettrait d'enrichir la liste des reliures que nous connaissons déjà. C'est ainsi que lors d'une visite à la Bibliothèque municipale de Valenciennes, j ' a i pu voir six reliures à décor estampé sur des manuscrits provenant de la bibliothèque de Saint-Amand. Je dois ajouter que M. Berhard Bischoff, ce remarquable connaisseur des manuscrits du IXe siècle, a bien voulu me signaler de telles reliures sur des volumes de Reims, Bourges et Orléans.

    1. Cette question a été traitée lors de la réunion tenue le 27 février 1970 par la section B.N. de l'A.B.F. retour au texte

    2. Karl CHRIST, Karolingische Bibliothekseinbände, dans Festschrift Georg Leyh (1897-1937). (Leipzig, 1937), p. 84-102. retour au texte

    3. Adolf HEINZ, Ueber Heft-und Bindeweisen von Handschridten aus der Karolinger Zeit, dans Archiv für Buchbinderei, XXXVIII (1938), 33-38. retour au texte

    4. Gerhard KATTERMANN, Die karolingischen Reichenauer Bucheinbände und die Technik des frühmittelalterlichen Einbandes, dans Archiv für Buchbinderei, XXXIX (1939), 17-20 et 31-32. retour au texte

    5. Une bibliographie des travaux de Berthe van Regemorter a été publiée par Jean IRIGOIN dans Scriptorium, XX (1966), 277-279. retour au texte

    6. Berthe van REGEMORTER, Evolution de la technique de la reliure du VIIIe au XIIe siècle, dans Scriptorium, III (1949), 275-283. retour au texte

    7. G. D. HOBSON, Some early Bindings and Binder's Tool, dans The Library, XIX (1938), 202-249. retour au texte

    8. Bernhard BISCHOFF, Mittelalterliche Studien, Bd. II (Stuttgart, 1967), p. 287. retour au texte

    9. Jean VEZIN, Les reliures carolingiennes de cuir à décor estampé de la Bibliothèque nationale de Paris, dans Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, CXXVIII (1970), 81-113, 5 pl., dépl. retour au texte