Index des revues

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    Tribune libre

    L'année du livre vue par un bibliothécaire de province

    Par Albert Ronsin
    Par Suzanne Honoré

    1972 FETE OU BATAILLE POUR LE LIVRE ?

    Depuis plusieurs mois, les bibliothécaires attendaient de savoir comment serait organisée l'ANNEE DU LIVRE 1972, éditeurs et libraires ayant déjà préparé leurs actions. Le Bulletin de l'A.B.F. dans son avant-dernier numéro, sous la plume de Mme Honoré, invite les bibliothécaires à célébrer l'événement. Il semble donc que notre association ait été chargée, officieusement (ou officiellement ?), par notre direction, d'apporter la contribution des bibliothèques françaises au mouvement « Des livres pour tous » à côté de l'exposition de prestige que prépare la Bibliothèque Nationale et du travail de spécialiste qu'effectuera la Bibliothèque pilote privée de Clamart sur le livre d'enfant.

    La participation française est donc laissée à l'initiative individuelle : chacun selon ses moyens financiers et techniques, selon son imagination, doit, dans sa petite sphère, battre le rappel autour du livre : expositions, causeries, visites guidées. Ainsi spontanément dans les sept cents bibliothèques publiques recensées (et dans les autres) naîtra la fête du livre.

    Sans doute le bureau de notre association espère-t-il créer dans nos établissements des habitudes d'ouverture sur le monde, habitudes qui continueront d'exister lorsque les lampions 1972 seront éteints. Souhaitons que cet appel soit entendu, qui s'inscrit, semble-t-il, dans la ligne de pensée de notre direction des bibliothèques, si l'on en juge par l'intérêt bienveillant avec lequel sont suivies et encouragées des expériences de ce genre et par la nature des devoirs que l'on demande de rédiger aux candidats au C.A.F.B. et à l'E.N.S.B. depuis quelque temps. Invité par l'appel du bulletin à réfléchir aux moyens de célébrer « L'Année du Livre », je me suis donc mis en état de réflexion ; mieux aurait valu qu'on ne m'invitât pas à cette méditation car j'en suis sorti inquiet. J'en livre ici le résultat, lequel, j'en suis sûr, provoquera des réactions dans notre Association et permettra sans doute un échange d'idées fructueux.

    I

    Tout d'abord, j'avais fort envie de ne rien faire de plus qu'à l'accoutumée car, reprenant l'énumération proposée, je ne trouvais rien qui ne se fasse déjà à la Bibliothèque Municipale de Saint-Dié depuis cinq ans : éternels « Messieurs Jourdain » avions-nous célébré trop tôt l'Année du Livre ? La tentation était grande, pour marquer coûte que coûte l'événement dans l'esprit de nos concitoyens, d'interrompre les expositions, visites guidées, conférences, animations de toute sorte, publications pendant une année : les Déodatiens auraient mieux mesuré ce que leur apporte leur bibliothèque et qu'ils ont l'habitude désormais de considérer (avec raison) comme un dû. Une telle attitude aurait été incomprise.

    II

    Ensuite, il fallait convenir que l'A.B.F. avait failli gravement à sa mission. Une organisation corporative nationale de bibliothécaires soucieuse (et même semble-t-il sourcilleuse) de sa représentativité au sein du mouvement international des bibliothécaires ne pourra présenter, à l'heure du bilan, qu'une collection de petites manifestations individuelles, disparates, organisées non sans mérite par des bibliothécaires ici ou là. Les meilleurs discours sur le rôle du livre français ne masqueront pas, même devant les collègues étrangers, l'inexistence d'une action générale de l'A.B.F. en faveur de la lecture: Faute d'avoir pris l'initiative de préparer un programme national de manifestations en faveur du livre, établi en liaison avec les associations d'éditeurs, de libraires, avec les radios et la télévision, faute d'avoir élaboré un matériel publicitaire, faute d'avoir mis au point un calendrier des actions possibles, catégories de bibliothèques par catégories de bibliothèques, certains vont partir à la conquête du public en rangs désordonnés, sans objectifs, sans soutien, les autres ne se sentiront pas concernés. Aimant trop l'histoire médiévale, certains de nos dirigeants nous préparent des Crécy et des Azincourt dans la bataille du livre. Le seul espoir qui nous reste de participer véritablement à une action de promotion de la lecture est d'attendre que le Cercle de la Librairie, le Syndicat des Editeurs ou leurs dérivés, veuillent bien nous proposer de nous associer à leur campagne d'action. Prenons avec amertume et humilité la mesure de nos insuffisances et ne nous questionnons plus sur le byzantinisme de nos discussions statutaires : la crise de l'A.B.F. est bien au-delà de la querelle des Anciens et des Modernes, elle est celle d'une association dont beaucoup de membres ont perdu la notion du rôle que doit jouer un bibliothécaire dans la société.

    III

    PREMIERS PROJETS POUR LA BIBLIOTHEQUE DE SAINT-DIE

    Etant allé trop loin dans la voie où l'on souhaite qu'un plus grand nombre de bibliothèques s'engage, si j'en juge par les écrits et les propos de certains collègues, nous ne pouvions et nous ne devions pas encore étendre le domaine de l'audiovisuel dans notre bibliothèque (pourtant les éditeurs et les libraires incluent les diapositives, les cassettes, etc.. dans leur campagne). Prenant donc le contre-pied de l'appel de l'A.B.F. nous avons donc décidé de mettre l'accent sur la permanence du livre dans le temps et dans l'espace sans nous interdire de participer aux campagnes nationales auxquelles pourront nous convier tel ou tel organisme.

    A) LE LIVRE DANS LE TEMPS

    1) Une série ininterrompue de présentations de livres anciens

    Dès novembre 1971 débute à la bibliothèque une nouvelle série d'expositions mensuelles : Plaisir et savoir par les livres. Sur un thème (mathématiques, art culinaire, art militaire, animaux, médecine, etc...) sont présentés 15 à 20 ouvrages anciens (XVe au XIXe siècle) tirés des magasins et exposés dans quatre vitrines placées dans la salle de prêt, remarquables par leur texte, leur impression, leur illustration, leur édition ou leur provenance. Une petite brochure tirée à 500 exemplaires, mise gratuitement à la disposition du public, accompagne chaque présentation ; elle contient la description des livres exposés, une bibliographie sélectionnée des ouvrages récents proposés par la Bibliothèque Municipale sur le sujet choisi.

    Nous espérons ainsi, en mettant sous les yeux du grand public les ouvrages qui sommeillent habituellement dans nos magasins, ignorés de tous, montrer la valeur permanente du livre comme instrument de connaissance ou de distraction depuis cinq siècles, tout en procurant une sélection du mois sur des sujets variés.

    2) Une exposition itinérante sur l'histoire du livre

    En mai ou juin sera présentée l'exposition itinérante sur l'histoire du livre appartenant au Cercle de la Librairie. Elle sera évidemment accompagnée de quelques ouvrages de notre fonds illustrant les panneaux didactiques. Le but recherché est ici le même que celui de l'exposition « Plaisir et savoir par les livres » et il répond bien imparfaitement à une interrogation née de la réflexion conseillée : Combien de Déodatiens fréquenteront la B.N. pour visiter l'exposition sur le livre ? La réponse, si elle était connue, serait instructive, elle montrerait sans doute combien est infime la frange de la population française (même réputée cultivée) qui, toute inauguration terminée, peut et souhaite bénéficier de l'enseignement d'une exposition parisienne de très grande qualité et de grand prestige. Cette réponse permettrait aussi de mesurer l'utilité d'une exposition de ce genre dans la croisade en faveur de la lecture. Le relais très modeste trouvé par la présentation d'une exposition itinérante un peu enrichie au gré des ressources locales devrait combler partiellement l'espace qui sépare l'initiative de la B.N. de l'intérêt que peuvent trouver des millions d'usagers pour l'histoire de l'objet appelé livre.

    3) Edition d'un catalogue des livres du XVIe siècle

    Depuis trois ans, nous travaillons au catalogage de nos ouvrages du XVIe siècle autant que la vie courante de notre établissement nous en laisse le loisir, c'est-à-dire après la « digestion » de la marée des 5.000 ou 6.000 livres nouveaux acquis chaque année, après la réalisation de nos activités d'animation, d'information et d'enseignement. Peu de temps en somme pour un travail scientifique minutieux mené par le bibliothécaire-adjoint. Aussi avons-nous pris la bonne résolution de faire l'effort de terminer pour l'Année du Livre ce catalogue et de l'imprimer à la Bibliothèque. Dans cette perspective, 1972 sera un achèvement... promesse de nouveaux travaux de ce genre à entreprendre pour d'autres séries d'ouvrages. Peut-être n'est-il pas mauvais de rappeler de temps à autre que la dynamique de la bibliothèque publique s'étend aussi aux livres les plus précieux et qu'elle est souvent le moteur d'actions de mise en valeur du patrimoine historique imprimé que les gardiens exclusifs du passé, point ou peu soucieux de l'appétit réel de lecture de l'ensemble de la population française, ne réussissent même pas à mettre en oeuvre.

    B) LE LIVRE DANS L'ESPACE

    On aura remarqué que les projets exposés plus haut, venant s'ajouter aux activités habituelles de mise en valeur des livres d'actualité, n'ont pas - à l'exception de l'exposition sur l'histoire du livre - un caractère éphémère. Quand chez nous aussi le dernier lampion de 1972 sera éteint, les présentations de livres anciens continueront et le catalogue des livres du XVIe siècle sera devenu un instrument de travail. Et pourtant combien seront plus importantes, plus efficaces, plus utiles au slogan « Des livres pour tous » les trois réalisations qui nous occupent depuis plusieurs années et que nous espérons faire aboutir en 1972 : je veux parler de l'extension de l'annexe de prêt du quartier Saint-Roch, de l'ouverture de l'annexe Kellermann et de la mise en place d'un libre service de livres de poche dans un foyer d'éducation populaire au quartier de l'Orme.

    1) Dans le Centre Social Saint-Roch,

    1) Dans le Centre Social Saint-Roch, la bibliothèque possède, depuis 1965, une annexe de 50 m2 destinée à satisfaire l'appétit de lecture de 3.000 habitants : l'assiduité de 600 à 700 enfants et d'une centaine d'adultes a fait plus que les demandes d'extension réitérées du bibliothécaire de la Bibliothèque Municipale : Caisse d'Allocations Familiales et Mairie ont compris qu'il fallait trouver une solution. C'est ainsi que le projet d'agrandissement des locaux du Centre a tenu compte de ce besoin et nous offrirons au printemps 1972 une salle nouvelle de 100 m2 aux enfants et réserverons celle de 50 m2 pour les adultes : il résulte de cette opération un triplement de la surface offerte à la bibliothèque.

    Nous savions - contre l'avis de tous les responsables de la création du Centre Social en 1965 - que la petite annexe était trop exiguë mais nous avions voulu le prouver en acceptant de nous implanter dans 50 m2. Aujourd'hui le fruit a mûri et voilà 150 m2. C'est une solution provisoire néanmoins et déjà des assurances nous sont données qu'une implantation dans une construction voisine projetée procurera aux habitants de ce quartier, dans quelques années, la véritable annexe de 500 m2 dont ils ont besoin.

    2) Après quatre années de vicissitudes financières,

    au coeur même du quartier Kellermann, 1972 marquera, nous avons de bonnes raisons de le croire, l'achèvement des travaux et l'ouverture de la grande bibliothèque annexe qui sur 700 m2 offrira : hall d'expositions, salle de lecture et de prêt pour adultes (avec coin discothèque), salle de lecture et de prêt pour enfants, salle d'animation et local de réserve (capacité de 35.000 livres) pour le fonds du futur bibliobus urbain. Depuis quatre ans le quartier s'est structuré, densifié et nous recevons journellement les plaintes des résidents exaspérés de voir inachevée une bibliothèque promise depuis 1967.

    Pour eux, l'année 1972 sera véritablement l'Année du Livre si nous réussissons à ouvrir les portes de la bibliothèque sur les 6.000 ouvrages, déjà acquis et équipés qui attendent leurs lecteurs, stockés dans une réserve de la bibliothèque centrale.

    3) Enfin,

    poursuivant la politique de présence du livre auprès des adolescents - public souvent le plus allergique aux bibliothèques - nous mettrons en place en 1972, à l'ouverture du grand foyer d'éducation populaire du nouveau quartier de l'Orme, une petite bibliothèque annexe composée uniquement de livres de poche.

    Ce sera la deuxième opération de ce genre réalisée à Saint-Dié où depuis un an un « Mille Clubs », géré par le Club Léo Lagrange, bénéficie déjà d'un dépôt de ce genre, lequel a été à l'origine de la création d'une véritable bibliothèque du club enrichie régulièrement par les achats du groupe de jeunes qui l'anime.

    IV

    CONCLUSION

    La contribution de la bibliothèque de Saint-Dié à l'année du livre ne revêtira donc ni éclat ni apparat. Une ville de moins de 30.000 habitants a des moyens souvent plus modestes que ses ambitions. Il faut donc choisir ses actions. Nous avons pensé que l'effort essentiel devait porter sur la décentralisation qui conduit le livre à portée de la main du public potentiel, qui permet surtout de gagner la bataille du livre auprès des enfants en l'apportant au coeur même de leur espace vital.

    A vivre journellement l'aventure de la lecture au sein d'une ville l'on apprend, même sans avoir la « religion de la pierre à bâtir », que le meilleur support de l'instrument encore inégalé de culture qu'est le livre ce sont les bibliothèques implantées au coeur même des divers centres de la vie quotidienne de la population.

    Il est défendu de rêver, mais à l'échelle nationale, si 1972 était marqué par une simple accélération d'un an de la réalisation du programme du VIe plan, si l'on posait la première pierre de la future E.N.S.B. et celle de 10 à 20 nouvelles bibliothèques publiques supplémentaires en France, si l'on réglait une fois pour toutes le problème de la création du corps unique des bibliothécaires, si toutes les B.C.P. devenaient « d'expériences » avec les moyens en personnel et en matériel nécessaires, alors oui, je crois que notre pays aurait célébré dignement l'Année du Livre.

    Non, VA.B.F. n'avait été chargée, ni officiellement, ni officieusement, de s'occuper de l'Année internationale du livre ; simplement, en préparant à la fin mai 1971 le numéro 72 de notre bulletin, il me semblait être grand temps d'informer nos collègues de cet événement.

    Depuis lors, les bibliothécaires ont été avisés des projets de leur Direction par une circulaire officielle (1) ; les éditeurs ont divulgué leurs projets, et enfin, le Comité français de l'Année internationale du livre, où l'A.B.F. est représentée, s'est mis en place, bien tard, trop tard certes, et surtout sans moyens d'action... Il faut donc compter une fois de plus, comme le regrettait Robert Escarpit (2) , sur l'action locale des gens de bonne volonté, et particulièrement des bibliothécaires. Si je n'ai pas eu assez d'imagination pour suggérer des idées plus originales que celles déjà appliquées avec bonheur à Saint-Dié et ailleurs, je compte sur mes collègues pour en avoir. Et si chez nous l'Année internationale du livre démarre tard, espérons du moins que son action suscitera des programmes à long terme, dont les fruits se feront sentir longtemps après la fin de 1972...

    1. Bull. Bibl. France, 16e année, n° 9-10, sept-octobre 1971, p. 543. retour au texte

    2. Le Monde, 7 janvier 1972, p. 11 et 15. retour au texte