LE départ de l'E.N.S.B. à Lyon pose d'abord des problèmes d'ordre pratique : le parti architectural étant maintenant arrêté d'une manière à peu près définitive, il convient de suivre l'exécution du plan, de prévoir l'amégement des locaux et de rassembler le matériel pédagogique spécifique qui les équipera. Les options déjà prises : une grande salle de conférences, une grande salle de cours, six salles spécialisées avec, en satellites, des salles dites banalisées pour les travaux pratiques et les travaux dirigés, une bibliothèque aux dimensions relativement confortables, semblent déjà engager l'avenir selon une perspective dynamique.
Condition nécessaire à un développement de l'Ecole, ce cadre peut-il, néanmoins, être considéré comme une condition suffisante à son épanouissement ? L'Ecole actuelle, de l'aveu général, fonctionne assez mal : depuis sa fondation, les critiques ne lui ont d'ailleurs jamais été ménagées, justifiées ou non. Il est vrai que nous disposons de locaux étroits et malcommodes ; on a surtout reproché à l'Ecole de recruter ses enseignants dans le trop proche sérail de la Bibliothèque nationale, d'être une émanation de la Direction des Bibliothèques et de la Lecture publique ; de n'être guère qu'une école de fonctionnaires ; et finalement de ne dispenser à ces futurs fonctionnaires qu'une formation étroite, à tonalité trop théorique ou trop littéraire. Nous ne prétendons d'ailleurs pas dresser ici le catalogue exhaustif de toutes les critiques qui purent être formulées, au fil des temps, selon les circonstances ou les humeurs. Aussi bien, un débat sur ce thème ne serait-il plus d'actualité aujourd'hui ; c'est sans doute l'un des premiers avantages du projet lyonnais. Nous dirons simplement que ces critiques n'étaient pas toujours très justifiées, que les attitudes mentales qu'elles impliquent ne sont pas toujours à l'honneur d'une profession, tour à tour girondine et jacobine. Nous ajouterons aussi que nous les avons souvent durement ressenties dans la manière de ghetto parisien où nous nous sentions parfois enfermés malgré nous, mais surtout que, sans l'assistance des conservateurs de la Bibliothèque nationale, des grandes bibliothèques parisiennes et de la D.B.L.P., les résultats auxquels nous aurions très probablement abouti auraient sans doute pu être réellement catastrophiques. Si l'Ecole peut aujourd'hui envisager une seconde vie à Lyon, c'est parce qu'à Paris, au fils de ces dernières années, des mesures de sauvegarde purent être prises dans dès conditions parfois extrêmement délicates, grâce à la bienveillance de notre Administration et à la bonne volonté de tous. Ni Mlle Salvan, ni M. Roux-Fouillet, ni les anciens professeurs de l'Ecole ne sauraient nous démentir sur ce point. Il reste que nous nous trouvons maintenant confrontés - et d'une manière très claire - au problème suivant : l'expérience parisienne peut-elle, et doit-elle, être rééditée à Lyon ? Suffira-t-il, dans des locaux plus vastes et mieux adaptés à des finalités pédagogiques, de se tourner vers les bibliothèques de Lyon et de la région Rhône-Alpes pour y trouver des professeurs disponibles pour assurer des charges d'enseignement, ainsi que des collections qui puissent, sur le plan pédagogique, remplacer celles de la Bibliothèque nationale dont nous avons jusqu'ici usé, pour ne pas dire abusé ?
Cela est-il possible ? Sans doute, les collections de la Bibliothèque municipale seront-elles facilement accessibles aux étudiants ; en particulier, l'excellent fonds d'histoire du livre et de bibliologie rassemblé antérieurement par M. H.J. Martin. Sans doute, des stages pourront-ils être organisés dans des bib'iothèques plus exemplaires que certaines bibliothèques parisiennes. Mais l'Ecole pourra-t-elle recruter sur place tous les enseignants dont elle aura besoin ? Nous ferons simplement remarquer, pour le moment, que, sur la cinquantaine de conservateurs qui, actuellement, apportent leur concours régulier à l'Ecole, très peu sont en fonction dans les bibliothèques universitaires de la région parisienne ; la position de l'Ecole est assez centrale pour que l'excuse purement géographique ne soit pas invoquée ; il semble bien que l'explication essentielle de ce que nous considérons comme une anomalie, tienne dans la constatation que tous ces conservateurs se trouvent mobilisés en permanence dans des entreprises très complexes de construction de nouveaux locaux ou d'agrandissement, quand ils ne participent pas à de très astreignantes réunions de commission où ils essaient d'affirmer, au moins, une politique de présence. En sera-t-il autrement à Lyon, où la Bibliothèque municipale est en proie à un déménagement et à une expansion sans précédent, où la Bibliothèque universitaire doit consacrer ses forces vives à la préparation et à l'exécution de nouveaux projets de construction ? Les conservateurs de ces bibliothèques parviendront-ils à distraire, de leur temps déjà trop mesuré, les heures qu'exige un enseignement, même à l'horaire limité ? Les conservateurs de Grenoble sont-ils dans une meilleure situation, alors même qu'il leur faudra de surcroît tenir compte de l'obstacle géographique ? La réponse, on s'en aperçoit, ne saurait être franchement positive.
Quand au second terme de l'alternative que nous posions : cela doit-il pourtant être envisagé, au besoin par un gonflement un peu artificiel des effectifs du corps scientifique de ces bibliothèques ? Il n'est pas facile d'y répondre d'emblée. Aussi bien est-il raisonnable de poser plutôt ce problème dans le cadre concret des derniers projets élaborés par la direction de l'Ecole : il conviendra, pense-t-on, de chercher à constituer une équipe permanente d'au moins six professeurs, chargés de la coordination des divers enseignements. C'est ici, à notre avis, que se situe, en ce moment, le noeud du problème :
Précisons immédiatement que nous n'entendons pas apporter une réponse définitive à de telles questions ; mais simplement quelques éléments d'information, tirés d'une expérience effective d'enseignement à l'Ecole, qui pourront peut-être aider à mieux cerner une définition en prospective du rôle des professeurs de l'E.N.S.B. Nous tenons néanmoins à ajouter, pour éclairer les motivations de notre propos, que nous ne concevons pas que cette Ecole puisse connaître à Lyon l'effective mutation que chacun appelle de tous ses voeux, sans que ce problème du rôle des enseignants soit non seulement posé mais résolu. Ou bien nous abandonnerons les solutions artisanales que Paris autorisait et justifiait, ou bien l'Ecole trahira les plus beaux espoirs qu'elle peut aujourd'hui susciter. Ajoutons encore que, pour des raisons d'ordre personnel, nous ne pourrons pas envisager de participer à l'expérience lyonnaise ; qu'on ne cherche donc pas dans ce qui va suivre un secret plaidoyer pro domo.
La finalité concrète et immédiate de cette école est de former, au niveau le plus élevé, les personnels des établissements qui dépendent de la Direction des Bibliothèques et de la Lecture publique, ainsi que de quelques autres bibliothèques publiques ou non, françaises ou étrangères. Que doivent connaître, en sortant de cette école, ces conservateurs et ces bibliothécaires ?
Sans vouloir, pour le moment, chercher une réponse trop précise - car cela risquerait de nous entraîner iort loin -, nous estimons quand même raisonnable d'admettre, d'emblée, qu'ils doivent avoir des connaissances solides sur :
Dans la perspective lyonnaise, plusieurs enseignements doivent concourir à ce triple objectif : la bibliologie et la bibliographie, pour cerner le livre lui-même ; la bibliothéconomie, pour cerner le livre dans les bibliothèques ; l'administration, entendue au sens large du terme, pour décrire les structures et la vie officielle des bibliothèques ; la sociologie de la lecture, pour mieux définir le couple livre/lecteur ; la science de l'information pour savoir rationaliser les rapports entre le document et son usager. Quelles sont les formes d'enseignement les plus appropriées à ces diverses disciplines ? Il nous semble qu'en l'état actuel des choses, cette question n'a pas une réponse évidente : à l'E.N.S.B., l'opposition entre l'enseignement par cours magistraux et par travaux pratiques a nourri bien des polémiques, et ce, même avant les événements de 1968 ; la formule des séminaires ou « tables rondes » a également été préconisée ; on a exalté en contrepoint, sinon la formation « sur le tas », du moins des stages de longue durée dans les bibliothèques ; on a encore envisagé des enquêtes « sur le tas » (entendons, cette fois, sous ce terme : bibliothèques, bibliothécaires ou lecteurs...) ; ou, à l'inverse, des travaux de recherche, pour ne pas dire de compilation, qui devaient s'achever en mémoires de synthèse. Depuis sa fondation, l'Ecole a effectivement expérimenté, peu ou prou, toutes ces formules, ou bien à la demande des professeurs, ou bien même parfois à celle des étudiants qui cherchent toujours à réintroduire les méthodes de travail qu'ils ont pratiquées à l'Université. Faut-il aujourd'hui revenir sur tout cela en un historique détaillé ? Ou, à l'inverse, déclarer tranquillement que toutes ces méthodes ne valent rien puisqu'elles furent, tour à tour, utilisées et abandonnées ?
En fait, nous pouvons peut-être quand même prendre maintenant assez de recul pour tenter de dégager les raisons qui expliquent leur usure ou leur déchéance relative :
Une méthode d'enseignement s'improvise peut-être en fonction de la matière à enseigner et du public appelé à la recevoir, mais elle exige ultérieurement des retouches incessantes : dans la plupart des cas, un cours magistral, présenté pour la première fois, est moins bon que deux ou trois ans après ; proposer un texte à un auditoire même très respectueux permet de le tester avec une efficacité... redoutable. Une méthode d'enseignement s'affine et s'améliore constamment, de la même manière que la productivité d'un bibliothécaire augmente, au fur et à mesure qu'il connaît mieux sa bibliothèque. Dans les deux cas, il s'agit bien sûr toujours de nuances réputées impondérables ; dans les deux cas, il finit pourtant par s'agir de quelque chose de très important. Il reste néanmoins facile de critiquer cette position : un cours, dit-on, s'améliore d'abord ; puis vient, hélas, un moment où il tourne au rabâchage, où il se vide de toute substance. Il serait facile de répondre que c'est faire bon marché de la constante et nécessaire mise à jour qui revivifie le cours ; mais sans vouloir insister pour le moment sur ce point, nous dirons simplement que le mandarinat qui exige une chaire professorale constituée en rempart sourd, aveugle et inexpugnable, est maintenant une notion parfaitement périmée : est-il, aujourd'hui, possible de faire tranquillement un cours magistral sans tolérer les interventions des étudiants, sans voir l'attention se relâcher, l'impatience se manifester, parce que le discours professoral sombre tout doucement dans l'informe et l'irréel ? N'oublions pas non plus, sur ce plan, le rôle que peuvent jouer des délégués des étudiants auprès d'un Comité des Etudes, comité susceptible, par ailleurs, d'obtenir éventuellement la révocation d'un enseignant devenu inefficace. Quand au reste, c'est-à-dire à la pratique pédagogique proprement dite : apprendre à placer sa voix sur un registre adéquat, savoir ménager des pauses, une gradation habile dans l'argumentation, savoir détendre l'atmosphère ou mobiliser l'attention la plus sérieuse, cela n'est pas toujours facile à acquérir ; mais nous ne voyons pas comment de telles techniques bien dominées pourraient conduire à une désastreuse sclérose.
Nous pourrions reprendre une démonstration analogue à propos de la pédagogie que requiert la direction de séances de travaux pratiques ou d'un séminaire ; car il faut ne s'être jamais risqué à de telles aventures pour les croire moins dangereuses que les cours magistraux... Mais cela risquerait de nous entraîner trop loin dans des développements techniques. Aussi nous bornerons-nous, pour en finir avec ces considérations générales, à mentionner une observation que nous avons souvent eu l'occasion de vérifier : un pédagogue, même s'il peut jouer de tous les « trucs » de son métier, n'a jamais l'outrecuidance de faire un cours sur un sujet qu'il domine mal ; en revanche, combien de fois ne vîmes-nous pas d'excellents spécialistes tuer d'ennui ou d'énervement l'auditoire le mieux disposé à les entendre ? On court, nous semble-t-il, beaucoup moins de risque à utiliser les services d'un pédagogue susceptible de prendre en charge un cours jusqu'au moment où il conviendra qu'il s'efface - à demi seulement, d'ailleurs - devant le spécialiste ; au pédagogue, d'avoir su préparer l'intervention du spécialiste, de l'intégrer dans le canevas d'une progression minutieusement établie, puis d'en faire éventuellement « l'explication de texte » jusqu'à ce qu'elle puisse être exploitée en totalité. Il est plus simple sans doute de souhaiter que le spécialiste soit lui-même un excellent pédagogue ; mais il nous suffira, pour le moment, de remarquer que, pas plus que pédagogue, on ne naît expert en bibliologie, en bibliographie ou en bibliothéconomie. Et nous pouvons déjà poser cette question - à laquelle nous nous efforcerons de répondre tout à l'heure - : en combien de temps devient-on un spécialiste compétent ?
Pour tenter d'aller un peu plus loin, nous voudrions maintenant examiner plus concrètement ces problèmes des modalités de l'enseignement dans le cadre de l'E.N.S.B.
Il conviendra évidemment de prendre d'abord en considération le niveau et les aptitudes des étudiants admis à l'Ecole. Le concours d'entrée a permis - en principe - de ne retenir, parmi les candidats, que ceux dont l'aptitude à l'analyse et à la synthèse est la plus remarquable, ceux qui savent le mieux présenter un exposé oral et possèdent, de surcroît, la meilleure culture générale, ceux, enfin, qui ont un niveau convenable dans deux langues étrangères. Sur quelle réalité concrète peut-on effectivement s'appuyer ?
Nous avons régulièrement constaté que les disparités entre les étudiants issus des concours interne et externe et les étudiants associés français ou étrangers admis simplement sur dossier, ne sont pas toujours évidentes en cours d'année ; les résultats des associés en fin d'année sont souvent honorables et se situent généralement bien au-dessus de ceux des derniers des élèves titulaires admis ; certaines années, le « major » effectif de la promotion a même été un élève associé. Seuls les élèves étrangers ressortissant de pays non francophones constituent fréquemment un groupe qui exigerait le recours à des pédagogies différenciées. En revanche, la formation universitaire antérieure est souvent responsable de clivages qui apparaissent dès le début de chaque année scolaire : on distingue ainsi très facilement :
Les proportions relatives de ces groupes variant d'année en année, le niveau même de certains enseignements (bibliologie et histoire du livre ; science de l'information, en particulier) peut se trouver remis en question, faute d'ajustements constants qu'il faut souvent, de surcroît, improviser au dernier moment, eu égard aux délais très étroits qui séparent les résultats du concours et le début des cours. Enfin, le catalogage alphabétique de matières constitue, pour les étrangers qui ne possèdent pas suffisamment le français, un écueil très sérieux ; cette situation peut indirectement contribuer à abaisser l'efficacité des séances de travaux pratiques.
Il faut également noter que l'étudiant conserve, de son passage à l'Université, un goût prononcé pour le « discours universitaire » bien construit, même s'il ne débouche sur rien de concret, d'utilisable hors du jeu de la dissertation universitaire. La crise psychologique, souvent très marquée, que connaissent beaucoup d'étudiants dans les trois ou quatre premiers mois qui suivent leur arrivée à l'Ecole, tient sans doute pour beaucoup à ce sevrage brutal que leur imposent des enseignements axés sur la pratique quotidienne, parfois un peu terre à terre, d'un métier encore inconnu, mais aussi usant de formes délibérément non universitaires (on ne saurait plus écrire « non académiques » tant l'enseignement universitaire a perdu sa pompe et sa gloire !). Ajoutons encore que les travaux pratiques ou dirigés, tels qu'on les entend à l'heure actuelle - en particulier lorsqu'il s'agit des plus importants d'entre eux : les T.P. de catalogage (3 heures hebdomadaires pendant toute l'année) ne ressemblent en rien aux travaux dirigés du régime universitaire. Pratiques, ils ne le sont guère d'ailleurs, organisés comme ils le sont, selon le seul principe de la simulation : ce sont, en effet, de curieux exercices qui consistent à imaginer des collections de livres alignées dans les bibliothèques les plus diverses, collections qu'il convient d'augmenter d'une unité en affectant une cote à un ouvrage supplémentaire... sinon au fac-similé de la page de titre de l'ouvrage en question ; ou bien encore, à imaginer, sur un fichier fictif, tous les types de renvois que pourrait souhaiter un lecteur plus ou moins intelligent, plus ou moins cultivé. Il s'agit - autant l'avouer - de travaux pratiques théoriques. Mais, à notre connaissance, il n'existe pas de moyen plus économique d'apprendre à plus de cent personnes à la fois les rudiments de la technique du catalogage et de l'indexation. Même amendée, cette formule devra sans doute être reprise à Lyon. Il reste qu'elle met à rude épreuve les nerfs des futurs bibliothécaires qui n'imaginent pas, au départ, qu'un exercice aussi simple dans son principe puisse poser tant de problèmes.
Théorie pour théorie, notre étudiant voudrait bien aussi pouvoir reprendre, à l'Ecole, ses bonnes vieilles habitudes de « bachotage ». Mais il lui faudrait pour cela disposer de bons manuels et de quelques polycopiés. Malheureusement, tout cela n'existe guère. Où est le bon gros manuel de bibliothéconomie sur lequel il pourrait se caler la tête ? L'Ecole ne lui propose que des manuels en langue étrangère ; précis, minutieux parfois, bien faits assez souvent, ils ne traitent - hélas - que du fonctionnement des bibliothèques dans des pays dont les structures - peut-être enviables - sont, en tout cas, très différentes des nôtres. La documentation qui concerne les bibliothèques françaises n'est pas inexistante, mais éparse dans des articles et des textes divers plus ou moins « souterrains », de niveau et de qualité très variable ; face à une conjoncture aussi défavorable - du moins de son point de vue -, notre malheureux étudiant ne sait guère que s'affoler et montrer son inaptitude à organiser un travail personnel. Où tout cela peut-il le conduire, si ce n'est à demander assistance à ses professeurs, dépositaires d'une science et d'une pratique qu'il ne parvient pas autrement à appréhender ?
Considérons maintenant, dans cette perspective, chacune des disciplines qui ont été évoquées plus haut. Et la bibliothéconomie d'abord, puisque aussi bien nous venons déjà d'y faire largement allusion.
Si l'on veut bien admettre qu'à leur arrivée à l'Ecole, huit étudiants sur dix ne connaissent rien du fonctionnement des bibliothèques, la façon la plus économique de les mettre en face des problèmes fondamentaux consistera à leur présenter un cours théorique assez rudimentaire, de l'étoffer progressivement de visites commentées, de faire intervenir quelques spécialistes, puis d'entamer les fameux travaux pratiques théoriques accompagnés d'études des fichiers réels des bibliothèques, et enfin d'accomplir un stage pratique dont un séminaire de synthèse tirera les enseignements définitifs. Les « recettes de base » (c'est-à-dire les techniques du catalogage, de l'indexation, des acquisitions, de l'animation, etc.) devront alors s'insérer dans le cadre plus général d'une théorie globale de la gestion d'une bibliothèque. Un tel enseignement, de toute évidence, exige que ne soit jamais perdu le fil directeur de cette théorie générale. Dans le cas contraire, la segmentation de la bibliothéconomie selon ses divers registres - des cours magistraux aux visites, puis aux stages - ne pourrait avoir que les effets les plus néfastes. Il serait donc prudent que le professeur responsable de cet enseignement reste mobilisé tout au long de l'année pour suivre les élèves sur leur sinueux itinéraire. De surcroît, la pratique de la notation continue y gagnerait, à juste titre, en valeur.
C'est pourtant sur ce problème de la permanence d'un professeur responsable que notre profession manifeste le plus clairement son désaccord : on exige en effet fréquemment de ce professeur qu'il partage son temps entre son enseignement et une pratique effective du métier de bibliothécaire : « Théorie générale de la gestion des bibliothèques, dira-t-on, ...fort bien. Mais il faut surtout ne jamais perdre contact avec la réalité quotidienne de la profession. » Il serait peu honnête de chercher à éluder une critique aussi répandue ; mais ce problème a tant d'implications que nous voudrions plutôt le traiter dans notre conclusion générale ; et pour le moment, nous nous contenterons de le poser sous la forme d'une alternative : quelle est la meilleure méthode pour élaborer et mettre à jour une théorie générale de la gestion d'une bibliothèque :
L'enseignement de la bibliographie pose des problèmes assez différents. Il s'agit, en effet, d'apprendre d'abord aux étudiants à manipuler les principaux outils bibliographiques utilisés pour faire des acquisitions et pour renseigner le lecteur. La mise à jour d'un tel cours impose un travail constant de prospection de nouveaux instruments de référence, ainsi qu'une vérification constante de la qualité des répertoires périodiques classiques déjà éprouvés. Il est clair que ce travail malaisé et aléatoire ne peut pas être mené dans le cadre trop étroit de la bibliothèque d'une Ecole dont les acquisitions et les centres d'intérêt sont nécessairement très spécialisés ; mais sur le terrain, c'est-à-dire dans une grande bibliothèque où le professeur en question serait lui-même spécialisé dans les problèmes d'ordre bibliographique (encore que, comme on l'a souvent répété, les problèmes d'un service d'acquisitions n'aient pas grand chose à voir avec ceux d'un service de référence). Sur ce plan donc, il semblerait, en tout état de cause, plus raisonnable de rechercher, pour ce professeur, une formule de mi-temps pédagogique seulement.
La science de l'information constitue, on le sait, aux Etats-Unis, une spécialité autonome que l'on enseigne plutôt aux documentalistes ; Eric de Grolier le rappelait encore dans le rapport préliminaire qu'il a présenté au colloque de Tours le 11 juin 1971. Et ce n'est certainement pas une mauvaise idée que de l'avoir introduite en France, dans une Ecole de bibliothécaires ; peut-être pourrons-nous ainsi « rattraper le coche » que les écoles de bibliothécaires traditionnelles auraient manqué aux Etats-Unis... Il reste qu'appliquée aux bibliothèques, la science de l'information est encore un peu balbutiante. La description de la « chaîne documentaire » est une étude nécessairement assez abstraite que doit préparer un cours plus général d'informatique. Il s'agit, pour l'ensemble, d'un programme assez limité (il ne s'agit pas, pour nous, de former des informaticiens !), mais il ne saurait néanmoins être parfaitement dominé que par un étudiant qui conjuguerait une formation de linguiste avec de très solides connaissances de base en mathématiques, sinon en électronique. Pour les autres, c'est-à-dire, évidemment, pour la majorité de chacune de nos promotions, des cours complémentaires risquent de s'imposer, pratiquement « à la carte », par exemple sur l'algèbre de Boole ou les langages artificiels, en fonction des connaissances et des lacunes de chacun. Ajoutons à cela qu'il n'existe pas actuellement - si l'on en croit E. de Grolier - de manuel de « documentologie » en langue française suffisamment bien fait pour que l'on puisse en faire un outil de travail de base ; et le niveau de nos étudiants en anglais ne les prédispose guère, hélas, à user des ouvrages américains. Tout ceci montre-t-il assez le rôle que devra jouer le professeur responsable de la science de l'information ? Des cours magistraux, relayés par divers spécialistes extérieurs à la profession, aux séances de travaux pratiques où seront établis des bordereaux de catalogage ou étudiés les catalogues fabriqués par les imprimantes, en passant par les visites commentées des centres de documentation spécialisés et par les travaux directs sur ordinateur, il lui faut constamment suivre ses étudiants : d'autant plus que s'ils ne comprennent pas une partie quelconque du programme, l'ensemble de leurs efforts peut se trouver complètement remis en cause ; sans compter que les heures d'ordinateur sont assez coûteuses pour qu'on n'en abuse pas.
Le comportement des lecteurs, la connaissance de leurs besoins impliquent, en fait, des modes d'approche multiples. Abordé par la science de l'information ainsi que par la bibliologie, ce problème relève, si l'on veut (et comme le montre d'ailleurs bien la récente thèse de Jean Hassenforder), d'une sociologie appliquée. Il importe donc, au premier chef, de demander à ceux qui sont en contact direct avec les lecteurs, de théoriser leur expérience ; cela, malheureusement, ne leur est pas toujours facile, faute de temps ; aussi peut-on également songer à faire appel à des sociologues et à des psycho-sociologues qui se sont penchés sur les problèmes de l'éducation des adultes et sur ceux du comportement des enfants. Mais ces questions, de toute évidence, débordent le cadre étroit de la bibliothèque et conduisent, au moins, au problème de ses relations avec la Cité, l'Université ou l'entreprise dont elle dépend. Ce sont, cette fois, les directeurs des bibliothèques concernées qui sont les plus à même de formuler les avis les plus précieux. Faut-il donc, eu égard à la complexité de la situation de cet enseignement, faire défiler sur la même estrade tous ces spécialistes qui, comme l'expérience nous le prouve constamment, ne parlent jamais le même langage ? Ici encore, l'enjeu n'est-il pas d'une importance telle qu'il serait dangereux de se contenter d'un cadre aussi informel ? N'oublions pas, de surcroît, que les motivations qui ont conduit nos étudiants à se présenter au concours d'entrée ne sont pas toujours très avouables, que leur conception du service du lecteur est parfois curieuse, sinon parfaitement aberrante ; et qu'il est vraiment souhaitable qu'ils sachent le plus vite possible ce que leurs lecteurs seront en droit d'attendre d'eux. Ce faisceau de raisons nous conduit encore à envisager la présence d'un responsable qui puisse assurer la cohésion d'un enseignement aussi délicat, le consolider dans des travaux expérimentaux très divers : des enquêtes aux entreprises d'animation proposées à des publics réels et à l'étude des résultats obtenus. Il reste que cet enseignement n'a guère de programme précis : il suffit qu'il s'étende à tous les publics de toutes les bibliothèques quelle que soit leur nature ; il ne s'agit pas tant de mener des études théoriques approfondies (qui seraient plutôt du ressort de la bibliologie) que de conduire les étudiants à prendre conscience de cet aspect essentiel de la réalité de leur futur métier : le service public. C'est l'absence de contenu objectif de cet enseignement, conjuguée avec des difficultés d'ordre matériel, qui a obligé l'Ecole à le sacrifier jusqu'à maintenant. L'un des mérites du programme lyonnais sera sans doute de prévoir son développement d'une manière aussi explicite.
Nous en terminerons avec cette trop longue analyse, en évoquant simplement le problème actuel de la bibliologie. Science nouvelle, ou science ancienne qui vient de retrouver une nouvelle jeunesse, elle vise à étudier le livre dans les perspectives des sciences de la communication qui sont, comme on le sait, en plein essor. Elle s'appuie directement sur l'histoire du livre, sans laquelle elle n'aurait d'ailleurs pas été possible ; mais elle met aussi en oeuvre, pour le moment du moins, de multiples sciences ou techniques : linguistique, socio-linguistique, criticologie, poétique, travaux sur la lisibilité, sur le langage des images, études techniques de l'impression, de la fabrication des textes à diffuser, de l'édition et du marché du livre ; elle exige, de ce fait, une documentation protéiforme et proliférante ; elle mobilise personnellement notre activité d'une manière très astreignante. On peut, bien sûr, attendre tranquillement que la bibliologie acquière, à Bordeaux ou ailleurs, sa maturité. Il reste, aujourd'hui encore, que la bibliologie pourrait devenir exactement ce que nous voudrions qu'elle soit : une science nouvelle du livre, au service du bibliothécaire jusque dans ses tâches les plus banales (qu'acheter ? que conserver ?) ; une science surtout qui ferait des bibliothécaires les meilleurs orienteurs de la production des textes, rôle qu'ils jouent actuellement fort mal face à la concurrence des spécialistes du marketing de l'édition. Mais ici encore, la présence d'un enseignant à plein temps, susceptible de guider les étudiants à travers un maquis très touffu, aux embûches redoutables, semble bien s'imposer.
Ainsi, au terme d'une analyse qui s'est voulue enracinée dans la réalité actuelle, nous aboutissons à la conclusion que l'enseignement dispensé par l'Ecole dans le cadre lyonnais devrait s'articuler selon des modalités diverses, autour des travaux d'un petit nombre d'enseignants, responsables chacun d'un secteur bien déterminé. Les méthodes mêmes d'enseignement auxquelles l'Ecole sera contrainte de recourir semblent devoir imposer une présence à plein temps pour les secteurs de la bibliothéconomie, de la science de l'information, de la sociologie des lecteurs (entendue, comme ci-dessus, au sens large) et de la bibliologie. En revanche, un statut associant enseignement et responsabilités dans une grande bibliothèque conviendrait sans doute mieux aux spécialistes de la bibliographie. Comme nous l'avons bien souligné, il ne s'agit pas pour autant de fermer l'Ecole aux réalités extérieures ; il nous a, en effet, paru important de mettre en avant la qualification pédagogique des enseignants ; spécialistes, ils le deviendront ; mais ils resteront ce qu'ils seront d'emblée : les vivantes structures d'accueil - si l'on peut dire - que rencontreront nécessairement tous les spécialistes extérieurs, fussent-ils bibliothécaires, qui viendront apporter à l'Ecole un concours ponctuel.
Il reste que, derrière ces propositions, se retrouve encore le fameux problème de la durée de l'engagement d'un professeur à l'Ecole. Les auteurs du dernier projet de statut préconisent une nomination à plein temps à l'Ecole « pour une durée de cinq années, renouvelable ». L'exégèse habituelle de cette disposition ne permet pas d'envisager le maintien d'un professeur pendant plus de dix ans. Remarquons au passage que le séjour d'un conservateur dans une bibliothèque n'est jamais assorti d'une disposition de cette sorte ; l'application de cette mesure conduirait donc à pénaliser les conservateurs qui accepteraient ces fonctions d'enseignant. Même si l'on fait abstraction des problèmes individuels qui pourraient en être la conséquence, on peut quand même se demander si notre profession est si riche en vocations pédagogiques qu'elle puisse envisager un renouvellement si important ; nul n'ignore d'ailleurs que bon nombre de jeunes conservateurs sont des transfuges de l'enseignement secondaire : en quoi demain des fonctions d'enseignants à l'Ecole pourraient-elles les tenter ? Néanmoins, sans vouloir insister sur ces aspects assez secondaires du problème posé, il convient plutôt, nous semble-t-il, de prendre un peu plus de recul : il apparaît alors que cette méfiance que nous avons si souvent relevée dans la profession vis-à-vis des enseignants de l'Ecole (leur effectif fût-il encore dérisoire ! ), ne vise peut-être pas tant les pédagogues que les théoriciens. N'est-il pas, dans le monde des bibliothèques françaises, une règle implicite mais rigoureuse, selon laquelle seuls les praticiens ont le droit de théoriser ? Mais les meilleurs spécialistes des sciences de l'information sont-ils des documentalistes professionnels ? Où sont aujourd'hui les spécialistes incontestés de la bibliothéconomie française ? Quel bibliothécaire-bibliographe relève aujourd'hui l'héritage de Mlle Mal clés ? Plus modestement, quel bibliothécaire dispose du temps suffisant pour dépouiller et lire les dix ou quinze revues qui comptent aujourd'hui dans le domaine des bibliothèques ? S'il s'en trouve, c'est qu'ils ont des fonctions d'enseignant, qu'ils sont conservateurs dans les services techniques de la D.B.L.P., ou parce qu'ils ont reçu des missions particulières à l'échelon national. Si donc les professeurs de l'Ecole devaient s'astreindre régulièrement à ces lectures nécessaires, cela ne devrait-il durer pour eux que cinq ou dix ans ? Ajoutons d'ailleurs, nous en avons fait nous-mêmes la désagréable expérience, qu'il faut bien deux années pour combler approximativement un retard antérieur.
Ces considérations, dira-t-on, fussent-elles intéressantes, ne ruinent pourtant pas l'argument fondamental selon lequel seule la pratique quotidienne donne le droit d'élaborer cette philosophie générale qui doit nourrir tout l'enseignement dispensé aux futurs bibliothécaires : c'est ici effectivement que nous retrouvons le débat de fond que nous avions esquivé tout à l'heure.
On constatera tout d'abord que la politique de développement des bibliothèques françaises, à laquelle la Direction des Bibliothèques et de la Lecture publique s'est vouée avec résolution, va mobiliser dans des tâches concrètes la grande majorité des conservateurs pendant probablement encore de longues années. Il s'ensuivra que ces conservateurs n'en auront que moins de temps pour se plonger régulièrement dans une littérature professionnelle qui mêle trop souvent le banal à l'original et qui, par ailleurs, devient de plus en plus technique. Quant à la littérature marginale, qui peut être la plus utile à condition que l'on puisse faire l'effort nécessaire de transposition, elle risque de leur devenir complètement inaccessible. Nous sommes peut-être en train de nous acheminer très vite, vers un monde paradoxal où les bibliothécaires seront moins informés de ce qui les concerne directement... que leurs lecteurs. C'est précisément sur ce plan que l'Ecole et ses professeurs peuvent jouer un rôle très important : ce travail ingrat de recherche de la meilleure information, c'est la première obligation des enseignants. Pourquoi, dès lors, ne pas transformer l'Ecole en centre permanent de recyclage ? Il suffira d'y inviter régulièrement les professionnels à des tables rondes où ils rencontreraient - sur des problèmes techniques précis - les professeurs et leurs étudiants ; les échanges qui se produiraient ainsi ne seraient-ils pas fructueux pour tout le monde ? Les professeurs ne pourraient plus se laisser aller à vaticiner dans l'abstrait ; les professionnels y apprendraient ce qu'ils n'ont pas eu le temps de découvrir par eux-mêmes ; les élèves y découvriraient déjà la pesanteur de la réalité. L'Ecole, quant à elle, y gagnerait la certitude de ne plus risquer de s'enfermer dans un ghetto lyonnais, plus étroit, et plus dangereux peut-être encore, que le ghetto parisien dont elle a tant souffert.
Ce texte résume l'essentiel d'une intervention qui a été faite le 27 février 1972, au cours des journées d'études organisées par l'Association de l'E.N.S.B. sur le thème : « L'avenir de l'E.N.S.B. » (26-27 février 1972, Paris).