Index des revues

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    Tribune libre

    De l'essence et des livres

    Par G. Herzhaft, Conservateur de la B.M. de Châlons-sur-Marne.

    L'été 1972 aura vu se développer une offensive magistrale et - si l'on en croit les statistiques - victorieuse en faveur de la lecture publique.

    En cette année internationale du livre où les bibliothèques auront brillé par leur absence - de moyens et d'imagination -, une entreprise commerciale, sans doute inspirée par l'ombre conjuguée de Jules Ferry et du marketing, a décidé de relever le défi et de faire lire la France.

    En effet, une grande marque d'essence, Total - nommons-la puisque tout le monde l'aura reconnue - a décidé de donner un livre gratuit à tout acheteur de 60 litres de carburant. C'est, paraît-il, un succès commercial qui dépasse les meilleures espérances. Et à longueur de ruban routier ou autoroutier, dans la presse et sur les ondes, les mots « livres», « lisez», reviennent comme un leitmotiv obsédant, associés à la route, aux vacances, au plaisir, effaçant en quelques mois l'idée « livre = ennui pesant » que cent ans d'école ont si bien réussi à imposer aux Français.

    Le bibliothécaire assiste à ce déferlement de millions de Gide, Camus, Sartre, Malraux sur les Français moyens avec des sentiments mélangés : dépit, rancoeur, complexe de culpabilité, envie, jalousie... Gageons que, rapidement, il opposera à ce succès qui le dérange la moquerie faussement rassurante qui sied à de tels cas : il parlera d'un « truc » publicitaire qui n'a pas de répercussions, il fera la moue devant ce « mélange » un peu détonant de supercarburant et de littérature et se retranchera derrière le définitif : « Mais nous, nous sommes un service public ! », emportant avec lui l'image pleurnicharde de la misère vertueuse et inefficace des services publics français.

    Pourtant, le succès de ce « coup publicitaire » a de quoi nous faire réfléchir sérieusement :

    • 1° Avant de lancer une telle campagne destinée à vendre un produit - ici, de l'essence -, une compagnie fait faire des études pour savoir quel support publicitaire serait le meilleur : cartes, médailles, monnaies, crayons feutres. Que des spécialistes du marketing et de la publicité aient choisi le livre montre que la voie dans laquelle nous travaillons est la bonne.
    • 2° Pourquoi ce succès de « Total » alors que la plupart des bibliothèques végètent ? Cette marque d'essence a employé les moyens que nous préconisons depuis des années pour le développement de la lecture publique, c'est-à-dire :
      • - mise en place d'un véritable réseau de diffusion, dense, visible, pratique (ici, les stations-service). Il faut une densification des bibliothèques, des annexes, des bibliobus et une organisation de ceux-ci en réseau de façon à ce que le lecteur potentiel ait une chance de rencontrer de temps à autre, dans son existence, une forme quelconque de bibliothèque ;
      • - campagne publicitaire massive : utilisation de la presse, de la radio, des affiches, surtout de la télévision. Grâce à l'essence, pour la première fois, la notion de lecture a été abordée à la TV avant 22 h 30 et de façon plaisante, hors du groupe d'intellectuels brumeux et soporifiques qui forment la base habituelle des émissions littéraires. La publicité télévisée pour la lecture dans les bibliothèques est nécessaire, serait rentable, et pourrait bénéficier des tarifs consentis aux grandes causes nationales ;
      • - enfin, « Total » est un bon bibliothécaire. Il a fait un choix de livres éclectique, varié, sans préjugés - Gide, Camus mais aussi San Antonio et Lucky Luke - que malheureusement beaucoup de bibliothécaires refusent encore de faire au nom d'une prétendue « culture » qui n'est en fait que la fossilisation de la culture du siècle précédent.

    Ainsi, cette compagnie d'essence, en cet été pluvieux, nous a donné une remarquable leçon que, pour notre part, nous ne cessons de répéter : la lecture publique a un grand avenir en France, encore faut-il se donner les moyens, les idées, le dynamisme nécessaires à sa promotion. Attendrat- on que les drugstores, grands magasins, « Carrefour du livre » se mettent en place et substituent la notion de commerce à celle de service public pour que nous en prenions conscience ?