- Ce numéro 80 du Bulletin de l'A.B.F. est consacré aux Bibliothèques publiques, et nous avons voulu qu'il contienne un article sur les discothèques ; qu'en pensez-vous ?
J.M.D. - Bien sûr, je pense que c'est une très bonne idée, et je suis heureux d'y prendre part. Il y a là sans doute un signe des temps puisque dans le dernier numéro de « Lecture et Bibliothèques » Cécil Guitart publie aussi un article « La discothèque dans la bibliothèque » où il fait part de ses réflexions après un an d'expérience : dans cet article, ce premier « conservateur chargé de discothèque » n'hésite pas réclamer pour le disque le quart de la place, du personnel et des crédits affectés au livre ! Même si le directeur de « Lecture et Bibliothèques » trouve cette proposition quelque peu exigeante, il n'empêche qu'aujourd'hui on ne conteste plus la présence d'une discothèque dans la bibliothèque.
La situation a bien évolué depuis 1959, date de la création de la Discothèque de France ! C'est maintenant un fait : la discothèque de prêt se trouve bien dans la bibliothèque publique ; et la bibliothèque qui possède une discothèque se félicite de cette nouvelle acquistion.
- Il est probable que la Discothèque de France a quelque responsabilité dans cette évolution. En quoi cet accouplement bibliothèque-discothèque vous parait-il si naturel ?
J.M.D. - Il y a, je crois, deux raisons majeures.
D'une part, pour la discothèque comme pour la bibliothèque, il s'agit de constituer une collection (de disques, de livres), choisie, d'intérêt général, en vue de la consultation et du prêt public aux membres de la collectivité concernée : quartier, commune, entreprise, association... etc. D'où problèmes identiques (sinon techniques identiques) que l'on rencontre pour la constitution d'un fonds, le rangement, le classement, le catalogue, la tenue à jour des collections et fichiers, ainsi que pour l'organisation du prêt...
D'autre part, pour le public, il s'agit également d'une même démarche qui consiste à venir dans un lieu donné, chercher et choisir pour consulter ou emprunter, puis rapporter après usage livres et disques. Et ainsi de suite.
Il était donc naturel que bientôt bibliothèques et discothèques se rencontrent sous un même toit : et puisque j'utilise ici un terme de bâtiment, permettez-moi de dire que sous ce toit il faut qu'il y ait des cloisons, au seul sens matériel du terme ! Pourtant certains veulent encore faire plier les réalités (complexes) devant quelques principes (simplistes), croyant qu'il est possible, dans un seul et même local, de consulter un traité de philosophie pendant que d'autres écoutent du Wagner, et que des enfants échangent des albums de bandes dessinées : ces lieux, dits polyvalents ressembleraient en fait à ces polytechniciens « bons à tout et propres à rien » à leur sortie de l'Ecole.
- Pourtant, il doit bien y avoir quelques différences entre bibliothèque et discothèque ?
J.M.D. - Mais oui, et tout vient de ce que... le disque n'est pas le livre ! Ainsi, le disque ne peut être écouté qu'au moyen d'un appareil intermédiaire qui assure la lecture de l'enregistrement et la diffusion de cette lecture : on comprend que la qualité de l'écoute, la bonne conservation des disques prêtés, et donc la bonne réputation même de la discothèque sont fonction de la qualité de ces « intermédiaires » (tournedisques, électrophones, chaînes...) d'où l'intérêt d'avoir quelques garanties : la vérification des pointes de lecture est une de ces bonnes manières d'attirer l'attention sur l'usure des appareils de lecture, opération d'autant mieux acceptée par le public que chacun y trouve la protection de sa discothèque personnelle.
Vérification des disques aussi : le disque est fragile ; notons au passage qu'il est aussi facile de déchirer une page de livre que de rayer la face d'un disque, mais si on peut parfois recoller la page dans le livre, il n'est pas possible de réparer un sillon détérioré. Il n'est pas pensable de remettre à la disposition du public un disque rapporté par l'emprunteur sans l'avoir vérifié au préalable : avoir vérifié que le disque n'a pas été remplacé dans sa pochette par un autre disque, vérifié que le disque n'est ni cassé, ni gondolé, etc... Cette vérification est le seul moyen pour le discothécaire d'offrir au public une collection en bon état, et il vaut mieux s'astreindre à la vérification systématique de chaque disque rendu, plutôt que de faire courir au nouvel emprunteur le risque de découvrir lui-même des anomalies quand il s'apprête, enfin, à écouter le disque de son choix !
Autre différence : le rangement. Sur le dos d'un livre il est presque toujours possible d'indiquer le titre de l'ouvrage, le nom de l'auteur et le code de classement ; la pochette du disque est généralement trop mince pour permettre de lire sur son dos tous ces renseignements utiles ; pour le prêt public, en libre accès, seul le rangement des disques dans des bacs à intercalaires pivotants permet une consultation aisée et qui limite considérablement les risques de déclassement.
- Il n'est pas question dans cet article d'épuiser tous les sujets que nous abordons, et j'aimerai considérer un autre aspect de cette rencontre bibliothèque-discothèque : il n'existe aucune disposition réglementaire, légale, pour imposer la création de discothèques : comment donc se sont opérées ces premières rencontres ?
J.M.D. - C'est vrai que rien ni personne en France ne fait obligation d'ouvrir une discothèque publique, et ce manque de politique en la matière est encore fort préjudiciable : absence de crédit propre, absence de coordination, de formation professionnelle... Mais comme toujours, à quelque chose malheur est bon, car, dans ces conditions, la première génération de discothèques publiques ne possède que des responsables motivés puisque tous ont une discothèque parce qu'ils l'ont voulue.
Ces rapports bibliothèque-discothèque ont donc été hasardeux, circonstanciés et variés allant par exemple, pour la Discothèque de France, d'une adhésion sans réserve à nos méthodes jusqu'au refus total, avec entre les deux toute la gamme des « ouimais ». Chaque initiative a plus ou moins fait école autour d'elle, et après dix années de cette situation expérimentale, anarchique, individualiste (c'est tellement français), une cinquantaine de responsables de discothèques ont accepté de se rencontrer en juin 1970, répondant à l'invitation de la Bibliothèque de Saint-Dié et de la Discothèque de France qui avaient choisi l'arbitrage de M. Richter, alors Président de l'A.B.F. Démontrant les vertus de la concertation en mettant en commun leurs expériences diverses, ces hommes de bonne volonté convenaient collectivement d'une normalisation du prêt de disques que la Discothèque de France publie en août 1971 sous la forme du premier Manuel du discothécaire.
A coup sûr cet ouvrage collectif est perfectible, critiquable et critiqué, mais il existe et fait référence ; dès lors, l'époque des pionniers est révolue, et l'on considère les discothèques d'avant ou d'après le Manuel du discothécaire.
- Un mot de l'animation ?
J.M.D. - Un mot, c'est peu pour un si vaste sujet, car il faudrait d'abord dénichetous les alibis qui se cachent ou que l'on cache derrière cette nouvelle découverte à la « Monsieur Jourdain » ; il faudrait affirmer qu'on n'a pas le droit d'attendre du discothécaire qu'il soit, en plus, professeur de musique, conférencier, critique musical, publiciste, graphiste, musicologue, pédagogue, sociologue, j'énumère en vrac, et j'en passe.
Que reste-t-il pour le discothécaire ?
Si un disque figure dans la collection c'est que le discothécaire l'y a mis : si ce disque est régulièrement emprunté, c'est que le discothécaire fait bien son métier puisque le disque, bien choisi et bien prêté, passe de main en main atteignant ainsi le but visé : la discothèque est animée.
Si au contraire le disque n'est jamais emprunté, alors, que le discothécaire remette en cause sa manière de renseigner et d'informer le public, qu'il remette en cause ses critères de choix des disques, jusqu'à ce que ses réformes aboutissent au prêt du disque : la discothèque sera animée.
- Il faut conclure cet entretien.
J.M.D. - Entretien trop bref au cours duquel, vous l'avez dit, il n'est pas possible d'approfondir un seul de tous les sujets abordés. Mais en terminant, je dois apporter la précision suivante : ces propos, et tous autres concernant le prêt des disques et la Discothèque de France, ne doivent pas être pris pour l'expression d'une optique personnelle ou d'une doctrine particulière mais comme le témoignage de quatorze années d'expériences confrontées, enrichies, rectifiées par un bon millier de rencontres, consultations, collaborations très variés ; témoignage sincère, bien sûr, mais témoignage inquiet pourtant, parce que ce qui reste à faire pour le prêt public des disques est bien plus important que ce qui a déjà été fait.