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    Tribune libre

    De la photocopie

    Par Albert Labarre

    La photocopie est un phénomène contemporain, auquel se trouvent confrontées de nombreuses bibliothèques. Il a pris une telle ampleur qu'il peut être considéré comme irréversible.

    Il n'en présente pas moins toute une série d'inconvénients. Sur le plan juridique et moral d'abord. Si quelques photocopies isolées ne tirent pas à conséquence, la reproduction d'ouvrages complets, ou bien d'articles en plusieurs exemplaires, peut léser gravement les droits des auteurs et des éditeurs quand il s'agit d'oeuvres n'appartenant pas au domaine public, ou bien d'ouvrages que l'on peut encore se procurer en librairie. (Cette précision est utile, car le cas se pose différemment pour des ouvrages n'appartenant pas au domaine public, mais qui sont épuisés, et que nul ne se soucie de rééditer). La photocopie anarchique (comme tout autre procédé de reproduction) risque de tuer la poule aux oeufs d'or en limitant la diffusion d'ouvrages scientifiques ou d'érudition, dont l'édition est déjà rendue difficile par le petit nombre de lecteurs éventuels. On aboutit ainsi à un paradoxe ; des chercheurs qui pratiquent eux-mêmes la photocopie à outrance, seront étonnés de la difficulté à publier leurs propres travaux.

    On sait aussi que les documents, et tout particulièrement les livres, ont à souffrir de la photocopie. Il est couramment admis que leur exposition à l'éclairage intense des machines ne leur nuit pas, à cause de sa brièveté ; encore faudrait-il que cette question ait été scientifiquement étudiée. Mais le plus grave méfait de la photocopie est de casser les volumes. Les appareils à photocopier sont nombreux et se font une concurrence sérieuse ; il suffisait de visiter la SICOB de septembre 1978 pour s'en rendre compte. Pourtant, ils sont tous destinés à la reproduction de feuilles séparées, et semblent ne s'être guère souciés des problèmes spécifiques posés par le livre. Ils permettent mal de photocopier un livre page par page en ne le tenant ouvert qu'à angle droit, et sans forcer la reliure pour éviter des pertes de texte auprès des marges de fond. Il faut généralement retourner le livre à plat en appuyant plus ou moins fortement, surtout si l'on désire reproduire en une seule fois deux pages en regard. Ce procédé présente peu d'inconvénients apparents si l'on se contente d'une ou deux photocopies par volume, mais il ne manque pas de casser la reliure si les photocopies sont répétées dans un même volume. Or la reliure des livres anciens est irremplaçable, même convenablement restaurée (ce qui est, d'ailleurs, coûteux) ; cela n'est pas dû à la valeur artistique des reliures anciennes ; même celles qui sont ordinaires et sans décor conservent une valeur de témoignage, tant pour l'édition que pour l'histoire de l'exemplaire, et un ouvrage ancien est toujours plus crédible dans sa reliure d'origine. Quant aux reliures modernes, s'il est facile de les refaire, ce n'est pas sans frais élevés. Comme les crédits des bibliothèques ne sont pas extensibles, la réfection d'une reliure doit se faire au détriment de nouvelles acquisitions ou de la consolidation des volumes qui le nécessitent.

    Faut-il donc interdire la photocopie ? Cela paraît difficile, car le phénomène semble irréversible, comme je le constatais plus haut. Surtout, la photocopie rend des services indéniables aux chercheurs. Pour un prix modique, elle leur évite des copies longues et fastidieuses, elle leur permet de comparer à loisir des passages d'éditions dont les exemplaires sont conservés loin les uns des autres, elle leur donne accès à des documents lointains et dont la consultation directe occasionnerait des frais de voyage disproportionnés, et, dans le cas où l'on a besoin d'une grande précision, la photocopie est un bien meilleur témoin que ne pourrait l'être la description la plus détaillée possible.

    Mais en facilitant le travail, la photocopie ne tourne-t-elle pas parfois à la solution de facilité ? Si la copie manuscrite est fastidieuse, elle est aussi fructueuse dans la mesure où elle constitue un procédé de mémorisation ; la copie d'un texte permet avec lui un contact irremplaçable ; c'est pour cela que les Musulmans recopient traditionnement le Coran pour mieux l'assimiler. La photocopie prive ainsi les chercheurs d'une partie des résultats de leur travail. D'autre part, la tentation est forte de photocopier beaucoup plus de texte que l'on n'en copierait à la main ; le critère de choix a disparu, et l'on reproduit pêle-mêle une documentation non triée, qui encombre autant la recherche qu'elle ne la sert.

    Je pense que la solution réside dans un contrôle plus étroit de la photocopie. Il serait préférable de ne pas la laisser aux mains des utilisateurs eux-mêmes, mais de les inviter à passer par l'intermédiaire du personnel de la bibliothèque, à condition qu'il soit formé convenablement à cette tâche. Il faut enfin faire comprendre aux chercheurs que les restrictions apportées ne constituent ni une brimade ni une entrave ; ils sont satisfaits de pouvoir disposer de documents anciens à cause du soin que l'on a pris de leur conservation au cours des temps ; ils regrettent au contraire la disparition d'autres documents à cause des négligences passées ; il faudrait donc que les chercheurs du futur n'aient pas à considérer les abus actuels de la photocopie comme une de ces négligences passées !