Index des revues

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    Le roman de recherche

    Par Michel Chaillou

    Difficile d'émettre des considérations générales. La recherche? écrire c'est chercher ses mots, son rythme, on les a sur le bout de la langue, mais la langue souvent manque. On pourrait alors dire qu'un écrivain est celui, celle qui possède une langue ? une sorte de patois, du français, mais mangé par les vers, la poésie ? ou alors par la prose, le livre, cet ensemble de pages relié par une ficelle ? La recherche ? tout auteur de livre cherche, un mot pousse l'autre, une situation, des personnages. Qu'est-ce que la recherche? la qualifier du point de vue du lecteur? serait ou pas de recherche le livre jugé difficile ou facile? facile le roman qui conte une histoire, difficile le livre sans histoire, comme on dit des gens sans histoire, mais déjà le mystère commence, c'était un garçon sérieux, sans histoire, la rue ne s'en troublait pas, et pourtant? Dans le roman de recherche le délit rôde quelque part, un crime de langue? certains auteurs ne respectent pas la ponctuation, d'autres ménagent des blancs intenses, d'autres interrompent le récit par des graffiti, le lecteur ne sait plus où donner du mot? etc. Mais alors pourquoi compliquer? qu'est-ce qu'écrire? beaucoup de lecteurs attendent d'un roman qu'il répète la vie, des gens font la vaisselle ils vont voir un film où un couple fait la vaiselle, pourquoi pas ? Comment se dépêtrer de telles notions telles que le sujet d'un livre, son histoire, le réalisme? comment oser qualifier tel roman de recherche ou pas? Une constatation déjà? un livre réussi n'est-ce pas un récit où la langue à son mot à dire? où la fiction racontée ou tue, expose aussi un bruit de fond, une rumeur, ainsi de ce promeneur lecteur marchant le long de la mer à la mauvaise saison, il ramasse éventuellement du bois travaillé parles vagues, débris épars, d'un côté il y a la terre, le rivage, ses maisons peut-être rassurantes, la perspective d'un pays, d'une nation, de l'autre l'océan, la vastitude, l'immensité, quelqu'un qui écrit vraiment c'est celui qui dispose d'une petite plage de mots appelés français qui raconte les incidents apparents que ses pieds, ses yeux rencontrent et qui de temps à autre, s'avance au risque de se noyer dans l'océan de la langue, que dans le récit ça tape quelque part, que les jetées de la syntaxe se fracassent, la tête du lecteur, après celle de l'écrivain devenant le jeu d'un entremêlement d'écume, il faut que le large vienne battre aux tempes des mots, de la phrase, quelque soit la situation, les personnages, qu'il y ait des histoires, ou pas, il faut que ça murmure. Qui murmure ? clame ? s'extasie ? J'ouvre un roman, et quelque soit la décision de l'auteur, ce qu'il décida de raconter, il y a ou il n'y a pas cette chose bondissante, immédiate ou lointaine, cette marée basse ou haute qui nous conduit à lire l'oreille occupée par autre chose, une langue sans nom coulant dans notre langue, l'écrivain peut-être d'aujourd'hui, d'hier, d'autrefois, de naguère, la trame sera héroïque ou banale, qu'importe si une telle écoute se révèle possible? je dirai donc qu'il existe des lecteurs de recherche, des lecteurs à l'odorat, à l'oreille sensible, et d'autre pas, mais le romancier de recherche n'est-ce pas celui qui privilégie la langue, plutôt qui s'en préoccupe, qui attend d'être pris par elle?

    Bon, nous avons précisé, imprécisé quelques remarques, il ne s'agit pas d'affirmer, affirmer, c'est réduire, il faut mieux douter, suspendre son jugement, profiter de la suspension pour s'étendre à l'ombre et reposer tête sur l'oreiller de mots qu'on appelle un livre, entrer en sympathie avec lui. Qu'est-ce qu'un roman de recherche? Je vais vous raconter une histoire, pas une histoire actuelle, une aventure anachronique, somme toute on ne peut parler de la recherche de l'extérieur, il faut l'avoir vécue, avec ses faiblesses, ses imprudences, en définitif après vous avoir proposer quelques réflexions sur la recherche, je vais tâcher de reconstituer comment j'ai cherché, non comment je cherche actuellement, car tout travail de cet ordre demande le silence, la réserve, le secret, mais comment il y a quelque temps j'ai cherché? Le jeu de cartes est le suivant, je le bat devant vous, il y a un livre du XVIIe siècle, l'Astrée d'Honoré d'Urfé, un pays, le Forez, et moi qui un jour décide d'écrire un livre, de recomposer un pays mais le livre a déjà été écrit, le pays existe déjà, alors qu'est-ce que je vais fabriquer, d'abord à quoi ça rime, qui ma pousse ? Voilà la relation de l'expérience, de ma recherche : j'ai pris le train des mots en lecteur, j'arrive peut-être en écrivain, avec un livre, <i Le Sentiment Géographique ».

    A condition de prendre la route ou le train, plus baroque, plus tohu-bohu, vous pouvez, au terme de plusieurs heures si les rails respectent leur écartement, débarquer chancelant, avec un bagage de notions suffisantes pour participer à une réunion, dans un lieu, d'où je voudrais vous parler, non que la voix y porte davantage, que le pays se recommande par l'extraordinaire des monuments, la hardiesse du point de vue, d'autres villes de 10 000 habitants ont des collégiales comparables à Notre-Dame-d'Espérance fondée en 1226 par Guy IV comte de Forez, et, du haut de la butte basaltique qui surplombe la plaine, une ellipse de 40 km sur 20, le paysage, champs interrompus de haies, paraît transportable ailleurs à l'aide de quelques tréteaux, aussi, n'est-ce pas le pittoresque d'une région, située à 500 km de mon propos actuel, qui suscite en moi ce désir de vous interpeller depuis, par exemple, les ombrages du Jardin d'Allard, parc municipal de Montbrison, localité du département de la Loire, mais plutôt le souci d'inscrire ma parole dans son site préféré, un site reconnu de nuit, à tâtons, quand sur le point de m'endormir, une ruelle s'ouvre, ruelle encore du lit et pourtant déjà bordée d'habitations nocturnes, car passées les limites de l'arrondissement, disons jusqu'à Poncins, modeste village qui tremble au moindre pas, il me semble ne plus disposer des ombres nécessaires à l'alignement d'une phrase un peu conséquente, de sorte qu'ayant à vous parler de la pastorale, cette herbe des fictions, j'ai choisi tout naturellement de me tenir en votre compagnie sur ce banc moussu que mes syllabes étirent en guise d'introduction avec l'espoir que la mousse étouffera le sérieux au profit de la fraîcheur.

    Il se pourrait, devrais-je dire que je le souhaite ?, que des bruits parasites nuisent à la clarté de mon exposé, attribuez-les aussitôt à la traverse, brise locale qui traverse la plaine d'est en ouest, il se pourrait aussi que la rêverie qui nous abrite, une masse de feuillage remontant à Louis XIII (certains ormes vivent 350 ans) vous fasse perdre le fil de l'Astrée d'Honoré d'Urfé que je viens d'ouvrir, qu'importe, la lecture doit devenir herbagère, aller du mot à la motte, du sens au laitage, il se pourrait que vous expliquant à mots chuchotés comment j'en suis arrivé à composer, traire un récit intitulé « Le Sentiment Géographique », à partir des trois premières pages de l'Astrée qui en comporte cinq mille, je me heurte à des obscurités, le sol est par ici fortifié de basalte et la roche immobilise parfois l'esprit, il se pourrait enfin que, tentant de narrer la transhumance d'une écriture sur des chemins négligés depuis des siècles, je m'y perde, dans ces régions de haut langage que sont les pastorales, les repères manquent, on ne sait bientôt plus si l'on lit, marche, dort, pour s'éveiller il faudrait rencontrer quelqu'un d'autre, Honoré d'Urfé peut-être : « A l'entrée de chaque oeuvre, écrivait Pindare, il faut placer une figure qui brille de loin ».

    Aussi, désirant déchiffrer devant vous ce qu'est une pastorale, le point de vue sur la littérature que je qualifierai de forézien qu'apporte ce long détour d'herbe où le sens s'arase, désirant donc vous faire part de cette expérience qui me conduisit à composer mon propre troupeau à partir d'un troupeau plus vaste, je souhaiterais retracer fidèlement comment j'en suis venu à privilégier quelques pages des 5 000 que comporte l'oeuvre d'Honoré d'Urfé. Je dis fidèlement mais la fidélité à un vertige est-elle possible?

    Les soixante livres de l'Astrée me sont aussi énigmatiques qu'au premier jour où je les découvris dans quelques extraits d'une édition scolaire due à Maurice Magendie. J'entendis alors dans l'avant-propos qu'Honoré d'Urfé adresse à la bergère Astrée, héroïne de son livre, ceci :

    • « Il n'y a donc rien ma bergère, qui te puisse plus longuement arrester près de moy ? Il te fasche, dis-tu, de demeurer plus longtemps prisonnière dans les recoins d'un solitaire Cabinet, et de passer ainsi ton âge inutilement... »

    Et plus loin cette autre phrase :

    • « Que si l'on te reproche que tu ne parles pas le langage des villageois, et que toy ni ta trouppe ne sentez guere les brebis ny les chevres, responds leur ma bergère... etc. »

    Est-ce l'insistance « ma bergère », le paradoxe d'une confidence lointaine, le tutoiement de l'imaginaire ? le récit me parut brusquement rédigé à voix basse, murmuré en sourdine jusqu'à l'évanouissement amoureux du sens. Ce fut un instant de stupeur, ma première heure du berger. Je n'en suis pas sorti.

    Que l'on ne m'enferme pas dans ma subjectivité, l'objectivité commence à deux, or un écrivain du début du siècle, Emile Montégut, dans ses Tableaux de la France en Bourbonnais et en Forez, évoque à propos des mêmes phrases la même sensation murmurante. Cette émotion déclenchera ma lecture. Il me semblait que quelque chose avait affaire avec moi dans ces histoires de bergers se déroulant en Forez un printemps du Ve siècle après Jésus-Christ. Mais il se passa alors une chose troublante. Au fur et à mesure que je lisais, j'oubliais. Mieux, le livre devenait la pagination de mon oubli. La phrase d'Honoré d'Urfé inscrivait une disparition, l'écho d'une disparition où je disparaissais corps et biens. L'illisible naissait du trop lisible. Aucune résistance dans les syllabes. Elles s'effondraient sous mes yeux en situations et personnages, créant une sorte de romanesque du trompe-l'oeil qui faisait de ma lecture une illusion du lire. L'oubli ferait-il partie du chant pastoral?

    Honoré d'Urfé n'est pas un écrivain de mots mais de phrases. La beauté de l'Astrée naît de sa rumeur. La phrase n'est pas constituée de la somme de chacun de ses mots mais d'un excès, d'un bruit en plus. Il y a comme un débordement, une crue perpétuelle de la phrase hors de ses mots, des situations hors des événements qui les forment, des personnages hors d'eux-mêmes, au profit de quel couple inconnu ? Maurice Damon, dans une thèse de sociologie rurale consacrée aux jasseries, c'est-à-dire aux bergeries des Monts du Forez, écrit ceci :

    • « Dans l'optique du montagnard forézien, son troupeau forme un tout et non une somme de têtes de bétail. »

    Comment appeler ce livre de rumeurs qui naît de l'Astrée à chacune de ses phrases sinon l'Astrée bis, ter, quater?

    Je commençai à me perdre. Alors, après m'être enchanté des aventures du livre, j'allai étudier les ouvrages que d'autres avaient consacré à l'Astrée avec l'espoir de comprendre un peu mieux mes embarras de lecture. Mais tous ces textes critiques, quelle que soit l'intelligence souvent très grande de leur démonstration, ne me servirent qu'à une chose : prendre conscience que ma lecture ne passait pas par leurs analyses. Une remarque souvent répétée me frappa : beaucoup parlent de la monotonie de l'Astrée, de ses longueurs (il existe jusqu'à la Révolution de nombreuses éditions abrégées du livre), d'ailleurs la pastorale n'intéresse pas le lecteur moderne. Or qu'est-ce que la monotonie, qu'est-ce que l'ennui? Si en 1976 le lecteur lisant une pastorale se détourne, ne serait-ce pas parce qu'il sent, là plus qu'ailleurs, que le vrai sujet n'est pas dans le sujet dit, énoncé ? Qu'il y a comme un mensonge du sujet dans les pastorales, que le soleil est un faux soleil, les personnages des ombres, que l'écrivain renforce l'artifice pour masquer le vide, la béance?

    Mais n'est-ce pas une vue courte de l'artifice que le croire simplement artificiel, de la préciosité que la croire simplement précieuse? Tout ceci révèle au contraire un désespoir, un désespoir de la nomination, un désespoir de n'arriver à nommer. Dans cette perspective le dandy, ultime avatar du berger littéraire, le dandy, cet érudit de la sensation, n'utilise-t-il pas son habit comme un abécédaire de l'indicible ? Que disent donc vraiment les pastorales? Par rapport à leur véritable sujet ne sont-elles pas toujours condamnées à digresser? Ne sont-elles pas des digressions? D'ailleurs écrire n'est-ce pas toujours mettre en forme une digression?

    « Le soleil et la mort ne se peuvent regarder fixement », écrivait La Rochefoucauld. Qu'y a-t-il donc d'insoutenable à regarder, à lire dans les pastorales? Pourquoi notre époque les trouve-telle monotones ? L'Astrée fut lue avec fureur au XVIIe siècle. Au moment de la Fronde, dans Paris effervescent, le marquis de Noirmoutiers ami puis ennemi du Cardinal de Retz, alors simple coadjuteur, se croyait à Marcilly, capitale du roman, aujourd'hui château détruit au sommet d'une butte basaltique. L'Astrée et ses personnages formaient-ils une émeute sentimentale courant les rues du XVIIe siècle? Le brouhaha d'alors, les cris, les chuchotements, murmures soupirs et violons, étaient-ils d'Astrée comme on est d'un pays? Suffisait-il d'une confidence passionnée sous les arbres des Tuileries pour que la passion vous transporte en Forez ? Fallait-il une rêvasserie pour se croire Céladon, comme Voiture le crut dans le parc de Rueil, propriété de la duchesse d'Aiguillon, nièce du Cardinal de Richelieu, lorsque Anne d'Autriche le rencontra au détour d'une allée qui en réalité menait à Montbrison en Forez? Quelles sont les allées qui aujourd'hui mènent à l'irréel?

    Me fit problème cette société somnambule d'un livre, qui déversait si facilement l'imaginaire de l'Astrée dans la réalité. L'on eût dit que le blason de la rêverie de cette époque figurait la plaine du Forez. Je lus donc le maximum de mémoires concernant la vie des lecteurs potentiels de l'Astrée depuis 1607, année de sa parution. Il y avait des vertiges dans la réalité sociale de ce temps, certes des vertiges collectifs comme les guerres civiles mais aussi des vertiges individuels, ce que j'appellerai des points d'extase. Richelieu dansant devant Anne d'Autriche pour la séduire en pantalon de velours vert, castagnettes aux doigts, comme le rapporte Loménie de Brienne, secrétaire d'Etat, dans ses Mémoires et aussi Chateaubriand dans la Vie de Rancé. Sully, l'ivrogne Sully, dansant la nuit devant son valet de chambre. Louis XIII assistant à la nuit de noces de Mademoiselle de Vendôme et le duc d'Elboeuf, se faisant appeler au chevet des mourants pour jouir de leur dernière grimace, etc.

    Que l'on me comprenne bien. Je cherchais dans la description des moeurs de l'époque des réponses aux énigmes que me posait ma lecture de l'Astrée. Qu'y avait-il donc d'analogue à l'Astrée dans les ruelles de ce temps? C'est ainsi que je privilégiai un personnage, d'Esguilly, qui joue un grand rôle dans mon livre. Il s'agit de d'Esguilly, lecteur exemplaire, qui selon Tallemant des Réaux, alla jusqu'à lire l'Astrée en Forez, sans doute pour confronter les pages aux champs, les sites aux situations, les personnages aux villageois réels, enfouis dans la boue et la sauvagerie des prés.

    Somme toute, je tentai inconsciemment de peupler le vide laissé par la disparition des phrases du livre avec la foule du XVIIe siècle. Les personnages du livre, Céladon, Sylvie, Téombre, Adamas, Phillis, Tircis, etc. me paraissaient inscrire sur les pages, plutôt que leur présence, la fiche signalétique de leur disparition, dans une absence de Forez. Aussi pour combler ce vide d'un territoire, je lus beaucoup d'ouvrages concernant la faune, la flore, la géologie, la géographie de terres distantes que l'éloignement rendait presque fictives. J'appris à connaître l'Ethiopie, l'Abyssinie, l'Egypte, les broussailles autour du lac Tchad, les récits d'expéditions traversant les déserts comme celle de Foureau-Lamy. Je digressais jusqu'à m'intéresser aux mirages, ces hallucinations provoquées par la soif. A traverser \es Ethiopiques d'Héliodore, Daphnis et Chloé de Longus dans la traduction de Paul-Louis Courrier, je sentais tellement la perte d'une terre sans cesse reportée à l'horizon de ma lecture, que j'y suppléais de tous les sols possibles, mais toujours exotiques, l'exotisme me procurant ici l'imaginaire de contrées pourtant réelles. Ainsi sur les photographies, quand le flou de l'arrière-plan volatilise la réalité même appuyée du premier. Peut-être pour rendre plus imaginaires les premiers plans de ma rêverie (Forez et Astrée), devais-je passer par des horizons chimériques. J'apprenais à venir de très loin pour lire de très près.

    L'espace de mon émotion se précisait peu à peu. Il y avait des Ethiopies dans mon Forez, il y avait bien au couchant de Lyon un territoire de ce nom et aussi d'autres, étalés dans le même lieu : une plaine de forme elliptique suggérant d'autres ellipses, d'autres plaines enfouies dans les couches utopiques d'un temps révolu. Le Forez devenait de plus en plus le lit de ma lecture de l'Astrée, lit où il me fallait coucher mon lecteur pour que nous puissions dormir, lire ensemble, pour qu'il puisse accepter le chapelet des métamorphoses d'un livre en pays, en femme, en troupeau, en arbres, en rivières balbutiantes, etc. La pensée debout n'est pas la pensée couchée.

    Si j'analyse, mais il s'agit d'une reconstitution après coup, donc d'un artifice, d'une sorte de mime de mes sensations d'alors, si j'analyse ma lecture de l'Astrée, je pense que j'ai toujours confronté l'Astrée au Forez. Tels deux silex que l'on frotte pour obtenir une flamme, j'ai lu jusqu'à son point de rupture critique le texte en le soumettant à l'épreuve de la terre, la terre en lui appliquant la syntaxe du livre. Cela que j'appelle le sentiment géographique, titre de mon livre, de mon tâtonnement de mots, c'est-à-dire le sentiment que la rêvasserie apporte une terre et quand la rêvasserie est d'Astrée la terre est du Forez. Mais lequel? Il me fallait fouiller les époques.

    L'obligation se fit jour alors d'une descente livresque jusqu'au Ve siècle après Jésus-Christ, date avouée des événements de l'Astrée, siècle des grandes invasions, siècle d'Attila, des Burgondes. La plaine du Forez appartenait à la Burgondie. Je lus Sidoine Appolinaire,Salvien, les ouvrages antérieurs d'Ammien Marcellin, de Strabon, Julien l'Apostat, etc. J'essayai d'obtenir l'imagination physique de la Gaule. Je feuilletai des ouvrages consacrés aux chemins gaulois entre la Loire et la Gironde. La couleur de la terre avait son importance. Je prenais à la lettre les événements, faute d'en saisir l'esprit. J'imaginais l'attitude corporelle du lecteur de pastorales, d'un récit où fuit le récit : subsistent les chaumes, l'étendue d'herbe laissée par le piétinement des syllabes. Cela la lecture herbagère, la lecture du sens étouffé par l'herbe, le fracas du site. On ne se préoccupe pas assez des sites. Qu'est-ce qu'un langage sans terre ? Les notions fortes ont longitude et latitude, il faut redonner un sol aux fictions, le lecteur doit entrer dans la résistance des matériaux, revenir éventuellement de sa lecture un peu boueux.

    J'ai d'ailleurs été toujours fasciné par quelqu'un lisant. Pourquoi ? Je n'en sais rien. Peut-être parce que le lecteur est, hors du monde, le lieu vivant d'une digression, comme le berger digressant hors des sentiers battus, sur les hauteurs. Est-ce ainsi que naquit en moi l'idée d'une analogie possible entre la lecture et le sommeil ? S'endormir c'est se mettre hors du monde, la perte de l'intérêt pour le réel faait dormir, dormir c'est se désintéresser. Ma lecture de l'Astréeè se dissout sans cesse dans son objet. Vais-je arriver à l'inconscience par l'Astrée ? Ce serait alors réellement m'endormir, ne plus posséder aucune faculté critique, suspendre tout jugement. Il s'agit au contraire d'arriver par le texte à l'inconscient du texte, à ce que murmure le langage indépendamment de ce qu'il dit explicitement. Cet inconscient du langage est le lieu véritable de mon émotion. Il s'agit bien de lire comme en s'endormant, chose facile devant les pastorales puisque situations et personnages sont ressentis comme artificiels comme des illusions de situations et de personnages, comme nous ressentons les phénomènes hypnagogiques, mélange de réel et d'imaginaire, comme faux.

    La fausseté de la sensation est ici sa vérité, c'est la fausseté de l'hypnagogie qui prouve l'hypnagogie, c'est la fausseté des pastorales qui prouve les pastorales. Mais de même que lorsqu'on s'endort une partie de nous-même ne dort pas complètement, reste vigilante, il me fallait lire l'Astrée de telle façon que ma propre vigilance, ma propre conscience de moi-même lisant devienne les vigilances de l'Astrée. Et puisque mon livre n'est que le récit d'un endormissement, d'une volonté d'endormir mon lecteur pour le mener au pressentiment du vrai sujet des pastorales, il me fallait l'endormir et le maintenir suffisamment éveillé pour que la compréhension du texte s'approche de la dissolution du texte, sans jamais vraiment y tomber. Il y a des vigilances dans mon récit, des vigilances qui réveillent, ce sont ses ironies. L'Astrée et avec elle toutes les pastorales m'apparaissait non plus comme un rêve, mais comme un endormissement menant à un rêve jamais atteint. C'est un crépuscule de mots précédant quelle aurore ? D'ailleurs le livre de d'Urfé commence ainsi :

    • « Auprès de l'ancienne ville de Lyon, du côté du soleil couchant, il y a un pays... »

    Je pourrais paraphraser disant :

    • « Auprès de moi lisant, du côté de mes obscurités, il y a un Forez bis, ter ou quater, etc.... il y a des planètes roulant dans l'espace du sommeil, éclairées par la lune de l'oeil intérieur. »

    Toute ma démarche critique, le peu de clarté qui reste à ma disposition, se situe entre ces deux termes : auprès et du côté. J'ai lu l'Astrée d'auprès àel'Astrée à du côté de l'Astrée fictive, de l'Astrée en folie, en rumeur; d'auprès des mots à du côté du songe des mots. Aussi ne servait-il à rien de faire porter mon analyse sur l'ensemble du livre puisqu'il m'apparaissait comme le récit perpétuellement recommencé d'un endormissement. Pourquoi ne pas saisir à sa source l'inconscient du langage murmuré par l'oeuvre? J'entrebâillais un livre comme on entrebâille la porte d'une chambre plongée dans le sommeil, de peur qu'en l'ouvrant davantage le sens ne se réveille et masque, par le fracas de ses anecdotes, les non-sens, l'éclair des fantasmagories nocturnes. La pastorale ne communique pas, elle respire. C'est une haleine aux naseaux de la nuit.

    D'où cette idée, ce sentiment dirais-je plutôt, de lire le texte de l'Astrée pour provoquer l'engourdissement du lecteur et d'installer mon commentaire, commentaire des premières pages, dans la trame même de cet engourdissement. Le texte de /'Astrée intervenant comme une sorte de mise en perspective de somnolence, de rêvasserie, manière de houlette à mots me guidant dans un espace hors de moi et pourtant en moi, hors de vous et pourtant en vous, comme l'est l'espace du sommeil, perçu subjectivement comme objectif.

    La phrase astréenne se lisait comme la surface perpétuellement déchirée de ce partage, impossible à cerner autrement que dans l'approximatif, l'hésitation, le tâtonnement. Ecrire pour moi c'est tâtonner exactement. Je me servis alors pour aider à ma lecture de techniques (ce que j'appelle des sciences inexactes) possédant ce double caractère de réalité et d'irréalité que j'avais reconnu aux phénomènes hypnagogiques. Je veux parler de la radiesthésie, science de la divination des sources. La phrase d'Honoré d'Urfé, agissant alors sur moi à la façon d'une baguette de sourcier, apte à me mettre en rêverie, à faire monter la digression dans mes mots, l'engourdissement dans ma pensée. Il me semblait qu'Honoré d'Urfé faisait traînasser la langue pour qu'à la faveur du nuage provoqué par la poussière des mots se lèvent de nouvelles fables, que la pastorale entière était une vaste traînée de langage destinée à ralentir l'esprit pour lui faire pressentir d'autres vitesses possibles. Peut-être convient-il de retrouver l'« ancien régime » de la sensibilité. L'Astrée se transformait non en une machine à remonter le temps mais à le déposer, manière de terrain vague où depuis le XVIIe siècle le temps et ses événements disparaissent dans le temps. Si lire est toujours une rêverie, lire une pastorale c'est lire sa rêverie, sa lecture. Les ombres du texte deviennent les ombres mêmes du lecteur. C'est sa silhouette qui grandit au fil des phrases; la solitude est sidérante dans une pastorale d'où un écho d'autant plus fort que le lecteur, nouveau Narcisse, reconnaît bientôt comme sien.

    Mais l'écho parle de la terre. Il me fallait confronter l'écho de l'Astrée à celui du Forez actuel, à l'exemple de d'Esguilly j'y fis plusieurs voyages. Alors je m'aperçus que l'histoire de la plaine du Forez révèle un surprenant penchant à l'endormissement. Je m'explique. Montbrison, son ancienne capitale, signifie Mont de Brison, du nom d'une ancienne déesse gauloise Briso, déesse du sommeil. Si l'on consulte, et je n'y manquais pas, les archives du pays, on s'aperçoit que l'analogie entre le Forézien et le mouton (bête à sommeil, il possède trois paupières), que cette analogie est considérable. Je cite :

    • « La douceur et la bonté qui dégénère quelquefois en apathie semblent les qualités principales du Forézien. »

    Le Forézien dormirait-il sa vie plutôt qu'il ne la vit? Autre citation :

    • « La douceur des moeurs se signale par le petit nombre de crimes. Pendant les neuf années qui se sont écoulées de 1806 à 1815, il y a eu 277 délits dont 188 vols, pas d'infanticide, un seul incendie, un seul empoisonnement. »

    D'après Alice Taverne, érudite locale, on appelle les Foréziens « ventres jaunes » parce que bronzés de s'étendre sur le dos au soleil trop souvent. On pourrait multiplier les exemples. La plaine du Forez, trouée d'étangs, il y en a 250, est molle comme un lit. Les rues des villages sont quasi-désertes et on se demande toujours à un carrefour si l'on ne va pas déboucher en plein sommeil.

    Disons pour résumer que je lisais l'Astrée avec le sentiment d'un vide où disparaissaient au fur et à mesure de mon approche les événements et leurs circonstances imageantes, écho déformé par un double relief : celui de mes perspectives intérieures et celui d'une terre sans cesse éloignée à l'horizon de l'esprit. Je parcourais le Forez avec le sentiment d'un autre vide, comme si cette terre réelle, n'étalait que l'introduction ruinée à un autre espace, comme si chaque mur, chaque village n'élevait que les pierres éparses d'un édifice que le sommeil m'offrirait dans son ensemble. Ecoutant les Foréziens, leur patois, j'entendais un murmure dit en dormant. Lorsque le Forézien parle, il semble rêvasser des lèvres. L'on dirait que le lac qui à l'époque tertiaire recouvrait la plaine du Forez lui a prêté à jamais son intonation immergée, son intonation d'eau douce.

    J'éprouvais en quelque sorte le sentiment d'un espace que ne suffisaient pas à décrire le relief du Forez et l'écho de l'Astrée. Il y avait quelque chose en plus. Je me sentais seul et pourtant peuplé du troupeau évanouissant du livre. N'est-ce pas la même chose quand nous nous endormons. Chacun s'enfonce dans son monde intérieur qui devient celui de l'espèce. Nous sommes seuls et pourtant peuplés. Avec tout homme qui dort, dort l'espèce humaine. Avec tout lecteur pénétrant dans cette grotte de mots que constitue une pastorale, pénètre le troupeau multiforme de ses identités nocturnes. Je, est une foule. Dans cet espace du sommeil, la pensée change brusquement de caractère, on voit de façon autre que dans la réalité. Ce qui est extérieur devient intérieur et réciproquement. Lisant les pastorales, on doit donc les lire de façon différente. J'ai voulu raconter cette transhumance du lecteur dans l'objet même de sa lecture, à la lueur de son endormissement, torche critique arrachant aux ténèbres les quelques phosphènes d'une Astrée inconnue.

    Mais le sommeil gagne, la terre qui, pour moi, de jour est le Forez, s'assombrit, l'écriture tâtonne davantage, il semble qu'au loin des bâtiments se désagrègent- raconter leur fêlure - il semble...