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    Les bibliothèques en Chine (1)

    Par Marie-Roberte Guignard, Conservateur au Cabinet des Manuscrits de la Bibliothèque nationale.

    Jusqu'au début du XXe siècle, il n'y eut en Chine d'autres bibliothèques que celles de la Cour et des Académies impériales, celles des monastères et des lettrés. Leur ancienneté est grande et aujourd'hui encore les bibliothécaires chinois aiment à se souvenir que vers le VIe siècle avant Jésus-Christ, leur grand philosophe LAO TSEU était archiviste à la cour des TCHEOU. Plus anciennement même, vers le VIIIe siècle, on sait qu'un seul et même personnage avait la charge des rites, des observances religieuses et la garde des livres. Comme en Egypte et comme en Mésopotamie, où les scribes formaient une classe affiliée à celle des prêtres, le Collège des scribes était sous les ordres de ce Grand Maître des affaires religieuses, conservant sans distinction tous les textes utiles à l'exercice du culte et du pouvoir. Le classement des documents, les catalogues qui devaient les décrire furent à l'origine des chroniques officielles et Henri Maspéro a montré de façon pénétrante l'influence des scribes sur l'origine et le développement de toute la littérature chinoise.

    Elle fleurit si bien sous les Tcheou et les lettrés prirent une telle puissance que l'empereur TS'IN CHE HOUANG-TI ne vit d'autre moyen de mettre fin à leur opposition que de brûler leurs livres en l'an 213 avant J.-C. Ce crime souleva une telle réprobation que pendant des siècles les fondateurs des dynasties successives eurent à coeur de faire rechercher les livres perdus. Dès la chute de sa dynastie, une campagne fut entreprise pour faire sortir les livres de leurs cachettes. Cent ans d'efforts et les livres s'entassèrent comme des collines, nous disent les chroniqueurs chinois. Une commission fut officiellement chargée de les examiner, comparer, réviser et copier.

    La grande tradition bibliographique chinoise est née un siècle avant Jésus-Christ. Les Archives impériales comptaient déjà près de 10.000 manuscrits sur tablettes et plus de 3.000 rouleaux dont nous avons les catalogues. Les chapitres bibliographiques des histoires dynastiques nous montrent de siècle en siècle la prodigieuse montée des textes. Au début du VIIe siècle, celui de l'Histoire des Souei, révèle la richesse des Archives impériales : 5.000 ouvrages en 45.000 chapitres : rouleaux cette fois et non plus livres sur fiches. Le classement de ces ouvrages en quatre catégories : littérature classique, histoire, philosophie, belles-lettres sera adopté par des générations de bibliographes et est encore préféré à des systèmes plus modernes pour les livres anciens.

    Avec l'invention et la diffusion de l'imprimerie au IXe siècle, le nombre des ouvrages se multiplie d'une façon extraordinaire et les bibliothèques privées s'enrichissent au point de rivaliser parfois avec les collections impériales. Les Neuf Classiques sont gravés sur bois et imprimés au début du Xe siècle. Une campagne de recherche et de révision des textes précède ce travail et pour encourager ceux qui offriront leurs collections à l'Etat on leur promet récompenses et charges officielles. Les dispositions des grands lettrés n'étaient pas toujours généreuses et parfois ils travaillèrent à la conservation jalouse des textes plutôt qu'à leur diffusion. Le grand bibliophile des T'ANG, TOU SIEN, n'avait-il pas porté sur tous ses livres en guise d'avertissement : « Vendre ou prêter les livres paternels est contraire à la piété filiale. » Il est vrai qu'il s'agissait là surtout de manuscrits. Sous la dynastie suivante SONG TS'EU-TAO mettait, lui, généreusement ses livres à la disposition des chercheurs. Ses éditions soigneusement révisées attiraient tant d'amateurs que les loyers du voisinage montèrent en flèche.

    Dans les grands monastères bouddhiques, les moines travaillaient depuis le IIIe siècle à établir la traduction des textes sanscrits apportés de l'Inde. A la fin du Xe siècle, l'ensemble du Canon, imprimé aux frais de l'administration impériale des SONG formait le noyau des bibliothèques conventuelles. Les bibliothèques étaient fort riches, et les pèlerins faute de pouvoir réciter tous les « sutra », s'essayaient à les faire tourner comme on fait tourner un moulin à prières, dans les grandes bibliothèques octogonales pivotantes conçues pour les conserver.

    C'est sous les SONG, du Xe au VIIIe siècle, mais plus spécialement au début de cette dynastie que l'art d'imprimer atteignit en Chine sa perfection. En cet âge d'or du livre, on vit aussi systématiser pour la première fois les idées qui doivent présider à la bonne tenue d'une bibliothèque : technique des acquisitions, classification, catalogue, bibliographie. C'est le grand historien TCHENG TS'IAO qui nous les donne dans un chapitre de son Histoire générale après avoir déclaré que « classer des livres est comparable à commander une armée. S'il y a un système, quel que soit le nombre des livres on en gardera le contrôle, s'il n'y a pas de système, si petit soit le nombre, il n'y aura que désordre ».

    Mais les grandes collections impériales ou privées prennent un essor vraiment remarquable sous les MING où des collections de plus de 80.000 volumes ne sont pas rares. Au Palais de Péking, dans une cour de marbre blanc le « WEN YUAN KO » abrite sous son toit de faïence verte 20.000 ouvrages en un million de fascicules. La Grande Encyclopédie de l'empereur YONG LO occupe plus de 3.000 copistes et ne sera surpassée sous la dynastie mandchoue que par les entreprises de deux grands empereurs bibliophiles : K'ANG HI et K'IEN LONG.

    Lorsqu'en 1773, K'IEN LONG donna l'ordre de rechercher toutes les éditions anciennes pour réviser l'encyclopédie de YONG Lo, on eut difficilement pu imaginer qu'en dix années une oeuvre d'une telle ampleur serait réalisée. Non seulement près de 5.000 ouvrages mutilés ou perdus furent reconstitués grâce aux citations du YONG LO TA TIEN, mais près de 4.000 ouvrages en 200.000 volumes soigneusement révisés, furent copiés et dotés de notices critiques. Réunies, ces notices forment un immense catalogue de la plus grande utilité. Les volumes copiés furent entreposés dans le Palais impérial, classés selon les catégories traditionnelles de la littérature chinoise et différentiées par des couvertures de soie verte, rouge, jaune et beige. Les fascicules furent enfermés dans des boîtes de bois précieux qui se superposaient et s'alignaient sur des étagères sculptées dans le même bois. Six copies furent faites sur celle du Palais, trois pour les différents palais d'été de l'Empereur et trois au bénéfice des grands fonctionnaires et lettrés de la vallée du Fleuve Bleu. Malheureusement révoltes et guerres ont accompli leur oeuvre destructrice et trois copies seulement subsistent.

    Pendant les trois siècles qui ont précédé la Révolution chinoise de 1911, la protection éclairée des souverains et le dévouement de savants remarquables sauvèrent de la destruction et de l'oubli un riche patrimoine intellectuel. Il restait à le mettre à la disposition de la grande masse du peuple chinois. Au XXe siècle, on en a senti l'importance et on a compris en même temps que la bibliothèque largement ouverte à tous était le meilleur moyen d'y parvenir.

    En 1905, la première bibliothèque publique est ouverte dans la province du HOU-NAN, en 1909 on crée à Péking une Bibliothèque nationale, les capitales des provinces font bientôt le même effort. Une grande vague de réalisations monte quelques années après la Révolution de 1911. La langue parlée devient un moyen d'expression littéraire et renouvelle toute la littérature, mettant à la portée d'un plus vaste auditoire, culture passée, présente et connaissance de l'Europe. Les journaux, les magazines populaires se multiplient. La fameuse maison d'édition « Commercial Press », sous l'impulsion d'un directeur dynamique, se spécialise dans la publication de vastes colllections populaires couvrant toutes les branches du savoir. Pour faciliter le travail des bibliothécaires encore peu nombreux, le numéro de classification est imprimé par la maison d'édition sur le volume et elle se charge de fournir en même temps les jeux de fiches toutes imprimées. Plus de huit cents bibliothèques s'ouvrent dans les villes importantes, un millier de bibliothèques populaires équipées sommairement fonctionnent grâce au Mouvement pour l'éducation des masses créé en 1920. Les mieux dotées de toutes les bibliothèques en locaux, personnel et livres, sont celles des Collèges et des Universités et les grandes Bibliothèques nationales, celle de NANKING avant tout administrative, celle de PÉKING surtout, à qui on a su donner l'harmonie d'un palais chinois et l'équipement le plus moderne et le mieux adapté aux collections rarissimes qui y sont conservées.

    Mais cet effort semble peu de chose comparé à celui qui se manifeste actuellement pour le développement des bibliothèques de villages, des bibliohèques d'usines et d'entreprises et des bibliothèques enfantines.

    La Bibliothèque nationale de PÉKING garde toute son importance et on y peut voir côte à côte les ouvrages les plus récents, ceux de l'Orient comme ceux de l'Occident, et les manuscrits rassemblés au XVIIIe siècle par l'empereur K'IEN LONG, conservés aujourd'hui comme autrefois en de précieuses boiseries sculptées, sous leurs couvertures de soie.

    1. Ce texte a été diffusé au cours des émissions culturelles de la Radiodiffusion française. retour au texte