Index des revues

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    Lecture publique et bibliothèques en Chine Nouvelle

    Par Mariel Jean-Brunhes-Delamarre

    Au moment de la « Libération de la Chine » (suivant l'expression qui désigne l'année 1949), il y avait en Chine 90 % d'analphabètes. Un effort considérable a été entrepris depuis cinq ans, pour multiplier les écoles, pour accroître le nombre des professeurs, pour établir un vaste plan d'équipement scolaire dont l'exécution totale réclamera plusieurs années. Mais, dès maintenant, l'instruction, obligatoire à partir de sept ans, est accessible à des millions d'enfants, et des cours accélérés ont été organisés pour les adultes donnant à beaucoup de ceux-ci la possibilité d'apprendre à tracer eux-mêmes et à lire un certain nombre de signes idéographiques de la langue chinoise (la connaissance de 2.500 signes environ permet la lecture du journal). Il ne serait pas possible de situer le développement des bibliothèques en Chine si on ne l'inscrivait pas dans celui de l'immense effort culturel, politique, économique, poursuivi dans l'ensemble du pays.

    Invitée par la Fédération Nationale des Femmes chinoises, avec quatre autres Françaises d'activités sociales ou professionnelles diverses, j'ai pu visiter, au cours d'un voyage récent en Chine, quelques bibliothèques pour les adultes et pour les enfants, bibliothèques anciennes ou nouvellement créées, dans l'ensemble, très vivantes, et où les lecteurs se pressent nombreux jusqu'à des heures tardives. Les différences d'activité et de ressources ne se traduisent pas ici par le vêtement : la tenue, veste bleue et pantalon, est portée presque uniformément par les hommes et par les femmes - mais les observations et les pointages montrent que les bibliothèques (dont plusieurs déjà publiques avant la Libération), connaissent aujourd'hui une affluence beaucoup plus grande qu'autrefois, les bibliothèques ayant été rendues plus accessibles à tous les travailleurs en général.

    La Bibliothèque Nationale de Pékin.

    Deux grands lions de pierre accueillent lecteurs et visiteurs à l'entrée de la Bibliothèque qui groupe 4 millions de volumes. Depuis la Libération. on a modifié le « caractère » de la Bibliothèque, jusqu'alors surtout une collection d'ouvrages rares. La B.N. l'est toujours, et elle s'est même notablement enrichie; un certain nombre de collectionneurs, par « sentiment patriotique, » ainsi que nous le dit le jeune bibliothécaire qui nous accompagne, ont donné à la Bibliothèque leurs collections; des recherches et des achats ont été faits, si bien que la B.N. s'est augmentée, au cours de ces toutes dernières années, de 20.000 volumes précieux, rares, anciens; elle en compte quelque 150.000 au total, parmi lesquels : les livres canoniques (surtout bouddhistes) retrouvés dans les grottes de Toun Houang, et dont une partie a été emportée par Pelliot et par Stein, fait signalé avec amertume dans la petite brochure que j'ai entre les mains (2) ; l'encyclopédie de Yong-Lo dont il ne semble plus exister que 325 volumes (sur quelques milliers); la B.N. de Pékin en possède 146; la Bibliothèque de l'Institut oriental de Leningrad a restitué, en 1951, à la B.N. de Pékin ceux qui avaient été emportés « du temps des Tsars »; l'encyclopédie de Kien-Long, plutôt un recueil, composé de 1772 à 1794, et qui est précieux, car il reproduit des ouvrages anciens (3.470 ouvrages anciens, 79.018 chapitres) ; des trois exemplaires qui sont connus, celui qui est à la B.N. de Pékin provient de la Bibliothèque du Nord-Est (Chen Yan, ex-Moukden). En outre, la B.N. de Pékin possède un ouvrage imprimé en 973 et un autre, en 1148; ce précieux incunable a été relié en 1260; nous sommes en présence des plus anciens ouvrages imprimés et reliés du monde. L'impression en couleurs a été également une découverte- précurseur en Chine: un ouvrage de 1644 montre ses délicates et jolies couleurs imprimées.

    Toujours « écrin de très beaux joyaux », la B.N. de Pékin est de plus aujourd'hui « à la disposition du peuple ». Pour remplir cette tâche, elle a aménagé ses locaux, ses horaires, et complété son fonds. Elle compte cinq salles de lecture et 500 places assises; elle est ouverte tous les jours, y compris le dimanche, à partir de 8 h. 30 du matin (on se lève très tôt en Chine, la journée de travail commence souvent à 6 heures du matin, les enfants vont en classe à 7 heures ou 7 h. 30). Fermée, il y a peu d'années encore, à 17 heures, la B.N., depuis 1953, a prolongé ses heures d'ouverture pour permettre la lecture le soir. Elle a considérablement augmenté l'importance de son fonds; en 1952, elle a reçu ou acquis vingt-trois fois plus de livres qu'en un an, avant 1949; elle réunit des volumes en treize langues de « peuples frères », plus de six cents périodiques en langue chinoise, plus de mille journaux en chinois et langues étrangères; elle fait des échanges avec soixante bibliothèques de dix-huit pays (U.R.S.S., Tchécoslovaquie, Hongrie, Corée, Inde, Grande-Bretagne, etc...); la France et la B.N. de Paris ne figurent pas malheureusement dans cette liste. (La France n'a pas encore reconnu officiellement la République populaire de Chine ! ) Sur les rayons de la réserve, sous le signe France, j'ai pu constater d'une part la présence des ouvrages d'Aragon, Still, Laffitte, ainsi que les Romain Rolland, les Victor Hugo, e t c . . . et d'autre part, toute une série de... Dekobra (résidu d'une ancienne bibliothèque). Sur les rayons littéraires et scientifiques, quel regret de constater l'absence de tant d'ouvrages français contemporains de grande valeur et combien on souhaiterait des relations normales entre nos pays ! La moyenne des entrées, à la B.N. de Pékin, est de 800 lecteurs par jour, 1.500 le dimanche. Lors de mon passage, on n'avait pas encore les statistiques de 1954, mais pour 1953, on avait compté 490.000 lecteurs (ouvriers, paysans, soldats, cadres, étudiants, techniciens, professeurs, etc...), et près d'un million de livres demandés.

    La Bibliothèque organise des conférences sur des sujets politiques, historiques, littéraires; des expositions : en 1953, 65 expositions plus ou moins importantes ont eu lieu, par exemple à propos d'Avicenne, Léonard de Vinci, Victor Hugo, Gogol; en 1954, Rabelais; des expositions ont été organisées aussi lors du 135e anniversaire de la naissance de Marx, lors du 30e anniversaire de la mort de Lénine, etc..

    Pour les enfants, on a ouvert, depuis 1953, une salle de lecture (70.000 lecteurs en 1953, 230.000 volumes communiqués). De petites expositions sont destinées spécialement aux enfants; ceux-ci publient un journal où ils font paraître le compte rendu de leurs lectures et leurs appréciations. Des écrivains, des personnalités diverses viennent converser avec les enfants. Par exemple, le 31 décembre, les enfants ont reçu vingt « héros » : ouvriers modèles, poètes, écrivains, artistes, savants, etc., qui sont venus passer leur soirée avec eux.

    Des bibliothèques circulantes gravitent autour de la B.N. de Pékin. Depuis 1952, une cinquantaine de « stations » ont été installées dans des villages, coopératives d'entr'aide agricoles, écoles, usines, chantiers : j 'ai pu voir notamment celle du chantier du barrage-réservoir de Kuang-Ting (à une centaine de kilomètres au N.-O. de Pékin).

    Quant au problème de la classification, il n'est pas encore résolu; cette question fait l'objet d'études qui permettront une unification des classifications. Les indications qui m'ont été données ici, comme dans les autres bibliothèques visitées, l'étaient toujours avec la restriction : classification appelée à être modifiée. A la B.N. de Pékin, les livres chinois sont classés suivant la classification décimale (0, Généralités; 2, Religion ; 3, Sciences naturelles; 4, Technique; 5, Science sociale; 6, Histoire et Géographie de la Chine; 7, Histoire et Géographie de l'Inde; 8, Langues et Littérature; 9, Arts). Livres anglais et français sont classés suivant la « méthode du Congrès »; les livres soviétiques ont leur classification. Mais encore une fois, tout cela est en période de recherche et de mise au point.

    Visites à quelques autres bibliothèques.

    A l'Université de Pékin, Mme Tsi Siang, professeur de langue et littérature françaises, et qui a fait de longues études en France, nous parle de l'attrait qu'exercent toujours les études du français sur les étudiants chinois : en septembre 1954, à la rentrée de l'Université, sur les 60 candidats aux langues occidentales (allemand, anglais, français), tous souhaitaient faire du français. Parmi les auteurs étudiés : Voltaire, Balzac, Victor Hugo, Maupassant, Zola, Stendhal, R. Rolland, Aragon, Eluard, etc... Nous les retrouvons à la bibliothèque en compagnie d'autres classiques et contemporains. Pour les livres étrangers, classification de Dewey; pour les livres chinois, classification adaptée; pour les livres soviétiques, classification particulière.

    Une Ecole de Bibliothécaires, fondée avant la Libération, fonctionne en liaison avec l'Université; les cours durent trois ans; un diplôme est délivré. Tout le nouveau quartier universitaire va devenir une véritable ville, à l'ouest de Pékin. Nous avons vu déjà ouverts et en activité, ou sortant de terre, ou entourés d'immenses charpentes en bambous, plus d'une dizaine d'Instituts (sidérurgie, chimie, physique, pétrole, agriculture mécanisée, cinéma, e t c . . . ) Voici l'école secondaire nouvelle pour ouvriers et paysans (avec études accélérées pour permettre l'entrée à l'Université) voici ce que sont, ou seront, les logements des professeurs et des étudiants (études et pensions sont entièrement gratuites, les étudiants ne fournissent que leurs vêtements).

    Partout des bibliothèques et salles de lecture sont organisées ou prévues. A l'Institut des Minorités Nationales, elles sont déjà en plein fonctionnement, quoique l'Institut ne soit pas encore terminé; déjà 1.278 étudiants (dont 365 femmes) s'y pressent, représentant 47 minorités nationales (sur 60). Nous voyons des journaux et publications en tibétain, wuighur, ouzbek..., mais la Bibliothèque ne reflète pas encore toutes les diverses langues de la Chine, puisque sur 60 langues, 10 seulement ont une écriture; l'une des tâches de l'Institut est de former des spécialistes pour noter phonétiquement les langues afin de pouvoir ensuite les écrire d'une manière syllabique. Le travail est en cours. La Bibliothèque sera encore plus significative dans quelques mois, dans quelques années !

    Au coeur de Pékin, plusieurs des anciens bâtiments, dits « Cité interdite », souvent fort délabrés, ont été réparés et mis à la disposition des travailleurs. Le Palais de la Culture occupe l'ancien Palais de l'autel des Ancêtres impériaux; une bibliothèque a été créée dans le local où l'on préparait autrefois les animaux des sacrifices; une petite librairie est installée dans le local où on tuait les animaux. La Bibliothèque est ouverte tous les jours, de 13 à 19 heures et le samedi et le dimanche, de 11 heures à 20 heures; elle comprend 60.000 livres; les entrées en jours ordinaires sont de 700, de 1.000 les jours fériés. Parmi les livres français, Jean-Christophe, Nana, Eugénie Grandet, etc.

    Une bibliothèque pour enfants fonctionne, à la belle saison, en plein air. à l'abri d'un grand toit, dans l'une des plus belles parties des anciens jardins impériaux; elle prenait ses « quartiers d'hiver » dans un bâtiment chauffé, lorsque je suis passée à Pékin.

    La Bibliothèque pour jeunes, de Changhaï.

    C'est à Changhaï qu'existe actuellement la plus belle bibliothèque pour jeunes; elle se trouve dans le Palais des Pionniers, vaste immeuble avec parc, donné aux enfants par la veuve de Sun Yat Sen. La Bibliothèque groupe déjà près de 50.000 volumes; elle est un véritable centre d'activité; la salle de lecture est accompagnée de salles d'expositions; des conférences y sont faites par les meilleurs écrivains qui expliquent leurs oeuvres aux jeunes lecteurs, répondent aux questions de ceux-ci, sollicitent leurs critiques; ces contacts sont destinés à former le goût et le jugement des lecteurs et incitent les auteurs à écrire pour les jeunes et à « bien écrire ». Des concours sont organisés, les enfants étant invités à voter pour couronner telles ou telles oeuvres; et l'un des enfants nous faisant visiter le Palais des Pionniers nous explique le palmarès affiché sur les murs. Mais cette bibliothèque pour jeunes est également « rayonnante » : elle est un point d'éclatement de nombreuses bibliothèques circulantes, ce qui permet de procurer des livres aux écoles et autres centres culturels, et de renouveler ces dépôts au rythme intense de l'avidité des lecteurs.

    Que lisent les enfants ? Toute une littérature leur est destinée : légendes anciennes, oeuvres modernes, revues adaptées aux différents âges. On y exalte l'attachement à la patrie et au régime, l'amour des autres peuples et de la paix, les résultats déjà obtenus, les programmes à réaliser, les héros du passé et du présent. En sont proscrits (pour les enfants comme pour les adultes), tous récits immoraux et indécents, les assassinats, le racisme, etc... Les illustrations sont très abondantes, et j ' a i retrouvé beaucoup de ces livres pour jeunes, premières étapes de la lecture, dans les bibliothèques pour adultes quqe j ' a i visitées dans des cités ouvrières, maisons de repos pour travailleurs, foyers de vieillards, usines, prisons, etc... On les voit aussi, décoration gaie, aux étalages, souvent sur trottoir, des revendeurs de livres d'occasion, et dans les librairies, naturellement.

    Les librairies sont aussi des salles de lecture.

    A Pékin, dans la rue Wang-Fou-Tching (traduction française : rue du Puits-du-Manoir-Princier), l'une des rues les plus animées et commerçantes du centre de la ville, s'ouvrent les principales librairies que Pierre Gascar a décrites en quelques mots très évocateurs : « Elles sont vastes, éclairées au néon, peintes en blanc comme il convient à des librairies d'Etat, dans un pays où la culture a un caractère prophylactique ». Un peu au-delà de la librairie chinoise et de la librairie d'ouvrages internationaux se trouve la librarie spécialisée pour enfants. Toutes ces librairies, comme celles de Nankin, Changhaï, etc... , connaissent une affluence considérable. Des acheteurs emportent des paquets importants de livres - il y a de très belles éditions, et les livres sont relativement très bon marché, ainsi que des rouleaux d'affiches; les affiches sont très « parlantes », appuyant la campagne sanitaire, montrant les bienfaits du travail d'entr'aide, expliquant l'accouchement sans douleur, etc... Elles constituent de multiples « livres ouverts » sur les murs extérieurs ou intérieurs des bâtiments.

    Mais les « clients » des librairies sont souvent des lecteurs sur place. Adultes et enfants lisent, penchés sur les comptoirs; plus souvent les enfants sont installés dans une partie de la librairie qui leur est réservée. Les librairies sont avant tout des « centres de culture »; on a l'impression, ici, que répondre au besoin de lire est plus important que de « faire acheter ». (Cette manière de procéder aboutit certainement, en fin de compte, à des achats multipliés).

    A Chen Yan (Moukden), j'ai vu également des grappes de lecteurs dans une grande librairie de cette Chine du Nord-Est (ex-Mandchourie) : certains d'entre eux étaient assis par terre, dans un coin, indifférents aux allées et venues, incessantes et bruyantes, complètement absorbés par la lecture d'un article ou d'un récit.

    Il reste beaucoup à faire pour répondre aux besoins de lecture et de culture de la population, vaste et variée, de la Chine, et pour suivre les transformations, rapides et profondes, de ce pays qui compte une soixantaine de nationalités différentes, 600 millions d'habitants, dont 500 millions de paysans et près de 14 millions d'ouvriers (ceux-ci étaient 2 millions et demi en 1949). Ces quelques chiffres n'éclairent-ils pas à eux seuls l'ampleur du problème que posent les bibliothèques, et celle des crédits engagés, et ne nous aident-ils pas à mesurer les dimensions de la tâche entreprise, avec élan et acharnement, en faveur de la « lecture publique » en Chine nouvelle ?

    1. Conférence faite à l'Association des Bibliothécaires Français. Ecole des Chartes, 15 avril 1955. retour au texte

    2. Et que M. Ruhlmann, professeur de chinois à l'Ecole des langues orientales vivantes, à Paris, a eu la grande obligeance de me traduire. retour au texte