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La bibliothèque de demain sera-t-elle électronique ?

1967

    La bibliothèque de demain sera-t-elle électronique ?

    Par Jacques Letheve

    A moins qu'il ne tienne le lecteur pour l'ennemi des bibliothèques, le bibliothécaire ne saurait se désintéresser de l'efficacité des moyens qui permettent de le satisfaire. Or l'évolution actuelle des procédés techniques et les possibilités qu'ils paraissent annoncer doivent attirer l'attention des plus indifférents.

    Les quelques réflexions suivantes ne sont pas l'oeuvre d'un technicien ni d'un spécialiste de la mécanisation. Mais n'est-il pas nécessaire que le bibliothécaire moyen prenne conscience des transformations qui s'opèrent ou qui vont s'opérer ? Du domaine de l'utopie, on est entré si rapidement dans un début de réalisations pratiques que des perspectives toutes nouvelles semblent s'ouvrir. C'est le directeur du British Museum, Sir Franck Francis, qui disait lui-même, en ouvrant à La Haye le récent Conseil de la F.I.A.B., que nous sommes peut-être dans ces domaines à la veille d'une révolution aussi importante que l'invention de l'imprimerie.

    Or, cet état de choses paraît difficile à admettre ; je suis sûr que certains de ceux qui me lisent sont déjà irrités, tant ce genre de considération prend vite un caractère passionnel. Au printemps dernier à Hanovre, à l'occasion du Congrès annuel des bibliothécaires allemands, la chaleur des discussions qui ont suivi un exposé purement technique sur ce sujet, montrait combien la sérénité est encore absente de tels débats. Nous connaissons deux extrêmes. Les uns ont dans la machine une foi aveugle et ne sont pas loin de partager le frisson des journaux à sensation quand ils évoquent des cerveaux électroniques maîtrisés de justesse par leurs créateurs. Les autres, s'estimant les seuls gardiens de la tradition, craignent de voir transformer en mécanicien le bibliothécaire « savant » et répugnent à toute intrusion technique dans un domaine où dominent les sciences de l'homme.

    Mais quels sont les arguments de ceux qui acceptent de discuter ?

    Contre l'évolution, on oppose volontiers le fait que les sommes dépensées en machines coûteuses seraient mieux employées à améliorer les moyens habituels en personnel et en matériel. Mais trouve-t-on si facilement plus de personnel ? Il faudrait surtout prouver que les recherches nouvelles n'entraînent aucune amélioration de la qualité du service. Sinon on peut toujours acheter beaucoup de bougies plutôt que de faire les frais d'une installation d'éclairage électrique.

    Plus profondément ancrée est la répugnance de beaucoup d'entre nous à voir le travail du bibliothécaire se transformer en une série d'opérations « machinales ». Mais n'est-ce pas surestimer la valeur de certaines tâches traditionnelles dont la machine pourrait nous débarrasser au profit des aspects plus exaltants de notre profession ? N'existe-t-il pas trop de besognes néces saires mais insipides, auxquelles ce serait un progrès de pouvoir renoncer ?

    Tous ceux aussi qui aiment la poésie des rayonnages où brille l'or assourdi des vieilles reliures, craignent que la mécanisation n'élimine un charme auquel ils sont attachés. Mais l'introduction de machines à écrire, par exemple, n'a pas détruit la valeur des bibliothèques anciennes. Et pourtant, un homme qui écrit avec une plume d'oie a une autre allure, esthétiquement.

    Nous paraît plus sérieuse l'humilité de beaucoup d'entre nous face à des machines qui paraissent échapper à leur compétence. Ce dernier argument touche une difficulté majeure. Il est bien certain que la conception des ordinateurs électroniques par exemple, dépasse largement les connaissances que nous sommes susceptibles d'avoir dans ces domaines. Mais est-ce très grave ? Ne nous servons-nous pas quotidiennement de machines dont le principe reste vague pour nous ? Combien compte-t-on d'électroniciens parmi les usagers de la radio ou de la télévision ? L'utilisation de tels mécanismes suppose d'abord qu'on puisse, quand il est nécessaire, faire appel à des techniciens, ce qui se produit habituellement dans les bibliothèques même quand il s'agit de chauffage, ,d'éclairage ou de téléphone.

    En fait, l'utilisation de ces machines n'est pas si simple parce que leur emploi suppose une transposition particulière des données et l'établissement d'un «programme» en fonction des besoins. Mais il semble bien qu'une fois les recettes établies, qui exigent l'aide d'un ou de plusieurs spécialistes, l'exécution du travail ne dépasse pas les possibilités d'un bibliothécaire attentif. C'est ce genre de travail qu'accomplissent, depuis le début de 1966 et avec succès, nos collègues allemands qui travaillent à l'établissement de la Deutsche Bibliographie.

    Or, à toutes ces difficultés réelles ou purement psychologiques, il faut opposer les résultats. Chacun sait en gros que les progrès de l'électronique ont permis des résultats étonnants dans le domaine, par exemple, de l'astronautique. On sait aussi que la rapidité presque instantanée des calculs ou des classements obtenus par les ordinateurs électroniques permet d'envisager des opérations auxquelles l'esprit humain ne pourrait aboutir sans délais considérables. Qu'une bande magnétique puisse enregistrer 60 000 signes par seconde nous donne une idée de l'ampleur du stockage et des combinaisons infinies dont est capable la machine, puisque après les avoir mis « en mémoire », sous une forme désormais exempte d'erreur, elle peut les restituer dans tel ordre qu'on souhaite. On comprend qu'on l'ait déjà appliqué aux reprises mensuelles, semestrielles, etc., et aux différents index des bibliographies. Il semble bien que les avantages qu'on en retire dépassent, de façon très substantielle, les inconvénients financiers nécessaires au démarrage.

    Mais bien d'autres possibilités sont offertes par les machines électroniques. Des bibliographies, il n'est pas difficile de passer aux catalogues et de supposer que ceux-ci dirigeraient immédiatement le lecteur vers un ouvrage ou un article de revue répondant à un très grand nombre de données, ou qu'ils lui fourniraient sur papier, sur film ou sur bande magnétique la liste complète des ouvrages disponibles sur un sujet précis.

    Il est, bien sûr, permis d'imaginer des mécanismes grandioses pour la bibliothèque d'un Etat qui lui consacrerait les crédits nécessaires : acheminement direct du livre à la place du lecteur qui a composé la cote du livre sur un cadran semblable à celui du téléphone ; multiplication des appareils de reproduction immédiate à la disposition du lecteur ; communication sur microfilm de tous documents fragiles sauf cas particuliers. Et dans le domaine des cartes, des illustrations, des estampes, quel gain de temps dans le choix d'un document répondant à plus de coordonnées qu'aucun fichier ne peut raisonnablement en fournir ! La rapidité, la sûreté des renseignements obtenus compenserait sans doute à la limite, l'accroissement accéléré des documents dans tous les domaines, ce dont tous les bibliothécaires du monde se plaignent.

    Ainsi de telles possibilités techniques, et bien d'autres qui pourraient en découler, tout en protégeant mieux le livre original, ouvriraient aux chercheurs un jeu plus rapide et plus étendu de possibilités.

    Il ne s'agit pas d'introduire la science-fiction dans les bibliothèques ni de céder aux séductions d'une mode qui pourrait être passagère. Attentif par nature aux sources d'information les plus récentes, le bibliothécaire ne peut pas se détourner des transformations nécessaires, s'il veut rester adapté aux besoins de la science de demain. Sans manifester un optimisme excessif, on peut même penser que le financement d'un matériel électronique important finira par figurer au budget des bibliothèques. Il y va sans doute de la place de nos institutions dans le monde qui s'annonce. A nous d'y songer et de nous y préparer.

    ANNEXE

    La bibliographie de la question est déjà très abondante. A notre connaissance, elle est surtout de nature technique et envisage peu les implications professionnelles et psychologiques qu'elle entraîne. On lira pourtant avec intérêt un article anonyme publié dans le Bulletin ronéotypé de la Bibliothèque Royale de Belgique, 10e année, n° 8, 5 août 1966, p. 98 sq.

    La plupart des recherches ont été faites jusqu'ici, soit pour des publications très spécialisées telles que l'Index medicus ou les Chemical abstracts, ou pour l'exploitation d'informations selon des systèmes très divers dans différents centres de documentation d'Europe ou d'Amérique. Dans le domaine de la bibliothéconomie, la réalisation la plus intéressante est celle qui a abouti, depuis le début de 1966, à l'établissement des diverses éditions de la Deutsche Bibliographie et de ses index, au moyen d'un ordinateur électronique. La Bibliothèque nationale de Berne étudie un procédé de même nature pour la nouvelle édition de son catalogue collectif des périodiques. L'appel des livres en composant la cote sur un cadran est déjà en service, sous le nom de « bibliophone », à la bibliothèque de l'Université technique de Delft. La bibliothèque de la nouvelle Université de Bochum donne, de son côté, une large place au matériel électronique.

    Sous le titre : Automatisation de l'information, recherches récentes, J. Roger a publié dans le Bull. Bibl. de France, mai 1966, p. 380-390, une étude précise et claire sur l'état de ces problèmes, accompagnée d'une bibliographie de 79 numéros, ne comportant que deux références en langue française.