Index des revues

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    Marguerite Drevet (1901-1966)

    Par Jeanne Piquard

    Le 14 novembre 1966, Mme Drevet, conservateur honoraire à la Bibliothèque de la Sorbonne, nous quittait à la suite d'une longue et pénible maladie, quelques mois seulement après sa mise à la retraite.

    Madame Dreyfus-Drevct, alors Marguerite Bloch, était entrée à la Bibliothèque de la Sorbonne dès 1924, à titre de stagiaire surnuméraire. Licenciée en droit, diplômée de l'Ecole du Louvre, elle aurait pu arrêter ses études. Mais les bibliothèques et leur richesse culturelle l'attiraient irrésistiblement. C'est donc par pure vocation avec un complet désintéressement, qu'elle commença une carrière à laquelle elle a gardé, toute sa vie, un réel attachement. A cette époque déjà ancienne, et heureusement périmée, les stages pouvaient être fort longs, le concours de recrutement n'ayant lieu qu'à l'occasion de places vacantes. Trois ans, Marguerite Bloch attendit la possibilité d'acquérir le titre de bibliothécaire universitaire, et ne passa les épreuves du concours qu'en 1927.

    Durant ces trois années, elle avait assuré un service régulier et s'était fait remarquer par son intelligence, sa culture, son dynamisme. Après le concours, elle continua à s'occuper bénévolement de la Réserve de la Bibliothèque ; sa situation ne fut régularisée qu'en 1932, date à laquelle, pour la première fois, on créa en sa faveur un poste de bibliothécaire auxiliaire.

    II existait alors une règle draconienne qui obligeait les bibliothécaires universitaires à débuter en province pour obtenir leur titularisation. Marguerite Bloch, devenue Mme Lucien Dreyfus, mère de deux jeunes enfants, dut se soumettre à la règle générale. Non sans hésitations, elle abandonna, en 1936, son foyer pour exercer ses fonctions à l'Université de Lille. Cette période douloureuse ne dura qu'un an, mais pour elle, ce fut déjà une première et rude épreuve. Dès 1937, Mme Dreyfus était rappelée à la Sorbonne, mais non à titre définitif, et sa carrière connut bien des fluctuations. Afin de ne pas quitter à nouveau sa famille fixée à Paris, elle fut tour à tour suppléante, puis bibliothécaire auxiliaire et, enfin en 1939, nommée bibliothécaire titulaire à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine, détachée à la Sorbonne.

    Il était temps ; les tragiques événements se précipitaient. Monsieur et Madame Dreyfus cachaient sous une apparente quiétude une angoisse trop justifiée. Le 10 juin 1940, à la dernière minute, ils quittaient Paris et se réfugiaient en zone libre. Mais le malheur ne leur fut pas épargné pour autant, car en 1944, M. Dreyfus, arrêté à Carcassonne, était déporté à Auschwitz, d'où il ne revint pas.

    Courageusement, sans se laisser abattre, Mme Dreyfus-Drevet chercha refuge dans le travail. Détachée aux Archives de l'Aude, elle eut à classer un fonds précieux d'ouvrages rares, le fonds Nelli, tâche dont elle s'acquitta avec le soin et la compétence qui lui étaient habituels.

    En 1947, elle était définitivement nommée à la Bibliothèque de la Sorbonne, qu'elle ne devait plus quitter jusqu'à l'heure de la retraite. Cette Sorbonne, qui avait été sa première initiation au monde des bibliothèques, lui était demeurée très chère. Elle savait qu'elle y retrouverait des collègues amies ; de plus, elle connaissait tous les rouages étant, au hasard de ses années de stage, d'auxiliariat, de suppléance, passée à peu près par tous les services : périodiques, suites, collections, service de prêts qu'elle avait réorganisé à la demande du Conservateur, thèses dont elle avait établi le catalogue pour les années 1923 à 1928. Une tâche nouvelle l'attendait et non des moindres : continuer le catalogue analytique de la Bibliothèque créé par Mme Delsaux, dont elle avait été la première élève. Ensemble, en 1957, elles mettaient au point le petit volume remarquable et tant apprécié par tous ceux qui s'occupent de catalogues : Suggestions pratiques pour la rédaction du catalogue alphabétique de matières, dont on espérait voir bientôt paraître une réédition.

    Entre temps, en 1950, M. l'Inspecteur général Brun lui confiait la remise en état de la Bibliothèque de Valogne. Il s'agissait de nettoyer, identifier, reclasser tous les ouvrages rares qui composaient le trésor de cette Bibliothèque, totalement sinistrée en 1944. Pour ce faire, on avait mis à sa disposition des équipes de jeunes étudiants suédois et danois avec lesquels elle communiquait d'autant plus efficacement qu'elle connaissait l'anglais et l'allemand. Très vite, elle sut prendre sur ces collaborateurs occasionnels de l'autorité. Ses qualités d'ordre, de méthode, d'initiative lui permirent de mener à bien, et dans un minimum de temps, cette tâche particulièrement délicate.

    Aucun effort, aucune difficulté, même les travaux les plus ingrats ne la décourageaient. Consciente du rôle important, quoique effacé, des bibliothèques dans la vie intellectuelle d'un pays, elle exerçait avec amour des fonctions pour lesquelles elle était manifestement douée. Cependant, d'autres activités la sollicitaient. Elle entreprit le grand travail de continuer la Bibliographie de la littérature française de Thieme et Dreher pour les années 1940 à 1949. L'énorme ouvrage de 644 pages parut chez Droz, à Genève en 1954. Elle écrivit plusieurs articles de bibliothéconomie, fit des traductions, des comptes rendus. Hors des bibliothèques, elle participa activement aux travaux du Cercle de Royaumont. Elle reprit goût à l'archéologie, à l'histoire de l'art, complétant par des voyages ses connaissances déjà très sûres. Le malheur ne l'avait pas aigrie, au contraire. Toute idée généreuse trouvait en elle un écho ; elle avait toujours un projet à réaliser. A l'avance, elle songeait à occuper les loisirs de la retraite en se consacrant à un centre culturel.

    Mais la maladie était là. Elle l'a supportée avec un courage exemplaire, sachant, dès la première atteinte, la vérité sur ce mal inexorable et que tant l'on redoute. Nul n'a pu déceler en elle la moindre angoisse, tant son comportement au jour le jour était paisible, et si, par hasard, elle faisait allusion à son état, c'était d'un ton si détaché, qu'on avait peine à croire qu'elle parlait d'elle-même. Elle a beaucoup lutté et ne s'est arrêtée qu'à la limite de ses forces. Jamais, dans aucune circonstance, on ne l'a entendue se plaindre ; le courage, physique et moral, était une de ses qualités dominantes. Le plus pénible pour elle, fut de se rendre compte qu'elle devait renoncer à toute activité intellectuelle.

    Mme Drevet avait été nommée conservateur en 1953, officier dans l'Ordre des Palmes académiques en 1957 ; l'attribution de l'honorariat dès sa mise à la retraite lui causa une grande satisfaction. Cet ultime hommage rendu à son mérite venait à l'heure où elle n'avait plus rien à espérer.