Index des revues

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    Par Jacqueline Gascuel
    Jean-Pierre Seguin. -

    Un prophète en son pays

    Eugène Morel (1869-1934) et la lecture publique

    Paris : Bibliothèque publique d'information, 1994. - 224 pages. - (Collection Études et recherche). - ISBN 2-902706-73-1. Prix : 150 F.

    Jusque dans les années soixante-dix, il était encore possible de trouver chez les bouquinistes les oeuvres d'Eugène Morel - et des générations de bibliothécaires se sont réjouies à cette lecture, donnant ainsi à Eugène Morel une revanche posthume sur l'incrédulité (quand ce n'était pas une franche hostilité) avec laquelle nombre de ses contemporains avaient accueilli la parution de ses deux ouvrages consacrés aux bibliothèques. Cet intérêt que lui portaient les responsables de la lecture publique tenait peut-être à ce qu'il devenait enfin possible de se reconnaître dans les propos de Morel: généralisation du libre accès, prise en compte des besoins documentaires, «réhabilitation des périodiques" et des ouvrages pratiques, apprentissage de la bibliothèque dès l'enfance, mise en service de «bâtiments aussi gais que le bar et qui brillent comme le théâtre"... Près de trente ans après la parution de la Librairie publique, Paul Otlet avait pu écrire ce livre a agi comme un ferment il Il ne se doutait guère qu'il faudrait encore trente ans pour que les effets tangibles de ce ferment puissent s'apprécier...

    Aujourd'hui l'ouvrage est devenu rare chez les bouquinistes, les bibliothèques qui le possèdent refusent souvent les photocopies parce que le papier en est fragile. Et pourtant nombreux sont encore les collègues qui ont entendu parler de Morel et souhaitaient en voir paraître une réédition. L'ouvrage préparé par Jean-Pierre Seguin vient donc à son heure - et ceci d'autant plus qu'une présentation judicieuse et le regroupement des textes par thèmes en rendent l'accès moins ardu que dans l'édition complète. Jean-Pierre Seguin nous prévient : il s'agit d'une lecture personnelle - et ainsi il coupe court à toutes les critiques qui pourraient regretter l'absence de telle ou telle citation. Car l'oeuvre bibliothéconomique de Morel est vaste, et foisonnante - plus de 1 000 pages pour les deux livres : Bibliothèques: essai sur le développement des bibliothèques publiques et de la librairie dans les deux mondes (19081909) et la Librairie publique (1910), auxquels s'ajoutent de nombreux articles.

    L'anthologie débute par un large extrait du Petit Traité de la sinécure, ce texte savoureux dans lequel Morel regrette le temps où la gestion des bibliothèques étant confiée à des écrivains de talent, « l'homme honorait grandement la fonction ». Il prend soin de prévenir ses lecteurs : «Je ne veux point faire l'histoire d'une guerre minuscule, qui a gardé les nobles allures de la paix et où l'arbitrage des commissions intervient avant que l'appel aux armes ait fait sur leurs rayons trembler les in-4° ! Je ne suis pas poète épique, et les précautions ont été prises: les mots d'archiviste-paléographe et bibliothéconomie ne peuvent pas entrer dans un alexandrin. CBibliothèques 1 p. 315. ) Mais ce Petit Traité est bien un pamphlet contre les archivistes-paléographes, ces "archéologues", et les bibliothéconomes ou bibliographes. Et peut-être aussi d'un plaidoyer pro domo : Morel a écrit des romans, des pièces de théâtre dont plusieurs ont été jouées, il fut rédacteur en chef de la Revue d'art dramatique et un temps secrétaire de la Société des gens de lettres... mais il est entré par la petite porte à la Bibliothèque nationale, comme attaché temporaire - et il terminera sa carrière, quarante ans plus tard, comme conservateur-adjoint au Dépôt légal.

    Jean-Pierre Seguin intitule les trois chapitres suivants de son anthologie: « Piteux état de la Nationale et des bibliothèques françaises au commencement du XXe siècle », La solution qui s'impose : créer de véritables bibliothèques publiques » et « Programmation des bibliothèques publiques ; conditions de leur succès ».

    La description des nécropoles est superbe et a bien mérité la longue citation qu'en fait J.-P. Seguin. Morel nous fait passer des cimetières de province où la pensée laisse du papier pour os et pour cendre au sanctuaire où s'entassent toutes les pensées de France Poétique, la description de la Nationale est précise aussi et lorsqu'il raconte : « On aperçoit, entre des rideaux de théâtre, la grande allée du cimetière des imprimés. C'est le magasin, colossale cage de fer... », il décrit le bâtiment à une époque où un immense rideau, aujourd'hui disparu, séparait la salle Labrouste des magasins. La critique des catalogues est non moins imagée : «Toute l'histoire des bibliothèques est une lutte entre les utilitaires : poètes, savants, gens de lettres qui veulent à tout prix utiliser les livres et les artistes purs, dont la bibliothéconomie magnifique plane au-dessus des contingences. » En 1897, a débuté la rédaction du Catalogue général des livres imprimés, et Morel de dire à ses collègues «Vous avez appelé ceux [les auteurs] dont le nom commence par A. Alors peut-être un jour appellerez-vous le F, peut-être le G, peut-être... Mais le Z, hélas! ... Et oui, le Z n'a été appelé qu'en 1981 !

    Mais la plus grande erreur n'est pas là: elle réside dans l'absence de véritables bibliothèques publiques. Et la satire de la Nationale sert surtout d'image en creux aux propositions sur la lecture publique. Jean-Pierre Seguin souligne à juste titre que si Morel fait un plaidoyer passionné, d'autres avant lui, autour de lui, avaient déjà défendu une conception très ouverte de la bibliothèque, prolongement de l'école. La richesse des propos de Morel vient en grande partie de sa connaissance des bibliothèques du nouveau monde, de ses voyages à travers l'Europe, et surtout de son sens de la citoyenneté (dans une dédicace manuscrite il parle de bibliothèques civiques »). Car c'est à l'homme de la rue de réclamer des bibliothèques, c'est aux municipalités de les prendre en charge, la distinction populaire/municipale ne saurait subsister, pas plus que les barrières sociales... Et de railler ses collègues qui viennent de créer l'ABF: "Se syndiquer... deux ou trois fois on essaya, cela échoua pour des raisons assez comiques. D'abord le mot de syndicat fut jugé offensant. Des ouvriers, ces dignitaires qui copient les titres des livres sur des petits cartons... ! - on ne se syndique pas, on s'associe seulement. Pour la défense de ses intérêts à soi... ? Non pas... ! Pour la défense d'intérêts généraux. Ceux des bibliothèques et des bibliothécaires de France. Cela est beau, mais ce sont des intérêts divers. Celui du public n'est pas celui des bibliothécaires. S'alliant pour la défense de partis opposés, ils s'unirent contre eux-mêmes et marchèrent sur place. » (Bibliothèques II, p. 370.)

    Pour la Bibliothèque publique libre les propositions foisonnent. Je n'en ajouterai que deux à celles déjà évoquées. Les titres de chapitre les résument clairement: Bâtisse et mécanique", «Du vol et des moyens de l'encourager » (Bibliothèques, chap. III et XIII. ) Les idées sur la mécanique sont-elles aujourd'hui sans intérêt comme le pense Jean-Pierre Seguin ? Oui bien sûr, sur le plan technique ... et pourtant que d'inventivité, que d'ouverture vers les progrès de son temps : l'hydraulique par exemple, « qui apporte les livres dans les grandes bibliothèques d'Allemagne ou d'Amérique » et qui par une transposition poétique permet d'imaginer les commis revenus de leurs longs voyages au pays des Doubles [de la Nationale] ou dans la Terre des Documents administratifs [qui] renonceraient à leur vie d'explorateur et de facteur rural, pourraient s'asseoir, et distrairaient les loisirs que leur laisserait le chargement des livres dans les nacelles en cultivant sur les bords du ruisseau les tulipes de Hollande, les roses de Judée ou des poissons rouges. . . (Bibliothèques, II p. 174. ) Dans le chapitre sur le vol et les moyens de l'encourager", Morel se fait un ardent défenseur du libre accès : « Le public a, comme Cartouche, une grande âme de brigand. C'est défendu, il prend. Vous lui confiez... il rend. » Mais il a aussi bien soin d'insister sur les nécessités de la conservation et déclarera un peu plus tard: « De jeunes poètes, dits futuristes, parlent de jeter au feu les livres de bibliothèque. J'aimerais mieux jeter au feu les jeunes poètes, dits futuristes. On en retrouvera plus aisément... (Bibliothèques, livres et librairies: conférences faites à l'Écoles des hautes études... t. II, p. 81, 1912.)

    L'anthologie se conclut par une présentation de Morel, vu par ses contemporains. En annexe, Jean-Pierre Seguin rappelle son rôle dans la mise en oeuvre d'une nouvelle législation du Dépôt légal, nous donne quelques éléments de biographie - et de bibliographie. Deux index complètent l'ouvrage : les noms cités et les thèmes abordés. Mais la vraie conclusion est avant, p. 186 : « Bibliothécaires, lisez Morel ! »

    NB : Je n'ai pas pu résister à la tentation de donner ici quelques citations qui ne figurent pas dans le choix personnel de J.-P. Seguin... Tant il est vrai que la lecture de Morel est toujours à recommencer.