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Vocation encyclopédique des bibliothèques et pluralisme

1998
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    Vocation encyclopédique des bibliothèques et pluralisme

    Réflexion

    Par Jean-Luc Gautier-Gentès, nspecteur général des bibliothèques

    Il convient de préciser qu'il sera ici question des bibliothèques municipales (1) . Mais le débat est transposable à peu près tel quel aux bibliothèques départementales de prêt.

    Vous avez entendu deux ministres déclarer successivement : il faut garantir par la loi le pluralisme des collections des bibliothèques. Approbation de la plupart des bibliothécaires. Mais deux phénomènes troublants se sont produits. D'une part, l'extrême-droite, dont le comportement à l'égard des bibliothèques qu'elle contrôle est pour beaucoup à l'origine du projet de légiférer sur le pluralisme et dont la loi viserait à empêcher les pratiques - l'extrême-droite s'est mise à applaudir à l'idée de voir adopter une telle loi. D'autre part, des bibliothécaires, parmi les plus authentiquement démocrates, font savoir qu'à leur avis il est préférable de ne pas légiférer sur le pluralisme. C'est ce débat que je me propose d'éclairer.

    Encyclopédisme. Pluralisme. Il faut s'entendre sur le sens des mots.

    Une encyclopédie, c'est "tout le savoir du monde en quelques volumes ou sur un support audiovisuel. L'encyclopédisme, c'est, selon l'acception la plus courante, l'ambition de convoquer tous les savoirs sur tous les sujets. Incluons dans les «savoirs», entendus comme modes d'appréhension du monde, les diverses formes de la création littéraire.

    Le pluralisme est d'un autre ordre. Le pluralisme est à l'encyclopédisme ce que la qualité est à la quantité. Si l'encyclopédisme c'est tout sur tous les sujets le pluralisme, c'est toutes les façons d'approcher «tous les sujets-, de les traiter, d'en rendre compte. Toutes les façons méthodologiques, philosophiques, idéologiques, etc.

    A lire le fameux article 6 du décret du 9 novembre 1988 relatif au contrôle technique de l'Etat sur les bibliothèques des collectivités territoriales, devenu l'article R 341-6 du code des communes, il est permis de se demander si l'encyclopédisme est, comme on le croit souvent, une obligation légale pour les bibliothèques municipales. Il est en effet question dans cet article du caractère «pluraliste» et "diversifié des collections - adjectifs ambigus, qui semblent bien vouloir désigner plutôt le pluralisme, tel que je l'ai défini, que l'encyclopédisme. Encore faudrait-il interroger sur ce point les rédacteurs du décret. Selon toute vraisemblance, la vocation des bibliothèques municipales à l'encyclopédisme était dans l'esprit de ces rédacteurs une évidence - une de ces évidences si évidentes qu'on omet de les formuler. Avec toutes les conséquences négatives qui peuvent découler de cette omission le jour où il apparaît que cette évidence n'est pas ou n'est plus évidente pour tout le monde.

    A défaut de l'encyclopédisme, le pluralisme constitue, lui, une obligation légale. C'est du moins ce dont l'Etat veut persuader les villes en s'attribuant le droit de contrôler qu'elles le respectent.

    Voilà ce que dit ou ne dit pas le texte réglementaire de référence. Mais il est peut-être plus important encore de constater que l'idée selon laquelle les bibliothèques municipales sont tenues à la fois à l'encyclopédisme et au pluralisme ne fait l'objet d'aucune contestation de principe.

    Prenons l'encyclopédisme. Mises à part les acquisitions nécessairement particulières appelées par la localisation d'une bibliothèque (histoire de la ville, du château voisin, etc.) ou son histoire (acquisitions liées à ses fonds patrimoniaux), certains - dont je suis - pensent qu'elle peut être fondée à développer des spécialités. Par exemple, la poésie contemporaine ou le roman policier. Mais il n'est dans l'intention de personne de voir ces spécialités se substituer à l'encyclopédisme. Elles logent en son sein, à la façon dont une salle, pour avoir été conçue un peu plus grande que les autres, n'en est pas moins située dans la même demeure.

    La formation même dont les interventions provoquent pour partie notre réflexion ne conteste pas que les bibliothèques aient une vocation encyclopédique. Elle ne dit pas non plus que les bibliothèques ne doivent pas être pluralistes. C'est même au nom du pluralisme qu'elle impose des acquisitions ou en refuse à "ses" bibliothèques.

    Ce qui fait question est donc la définition du pluralisme. Essentiellement du pluralisme idéologique et politique. A cet égard, on remarquera que, pour des raisons sur lesquelles je reviendrai, la partie tend aujourd'hui à désigner le tout. Contrairement au décret précité et à la circulaire qui en explicite les termes, où pluralisme est employé et décliné dans toute sa richesse, le mot est aujourd'hui le plus généralement entendu au sens de pluralisme idéologique et politique.

    Pour bien des raisons historiques, philosophiques et morales, les atteintes portées par l'extrême-droite au pluralisme nous paraissent généralement plus graves que les autres - y compris celles du Parti communiste. Laissons de côté l'étrange question de savoir lequel, du nazisme ou du communisme, a fait le plus de morts. C'est un fait qu'aujourd'hui, en France, le totalitarisme de droite apparaît comme un danger plus réel que le totalitarisme de gauche.

    Faire respecter le pluralisme

    Il reste que toute formation politique est susceptible de malmener le pluralisme (en est-il qui s'en soit privé ?). Et que toute atteinte au pluralisme est inadmissible, dans la mesure où elle tend à présenter un tableau tronqué de la réalité au public, à lui imposer une vision du monde partielle et partiale.

    De quelle parade dispose-t-on ? Il pourrait en être de deux sortes.

    Premier type de parade : la protection du bibliothécaire. Autrement dit, protéger sa liberté d'acquérir des interventions abusives du pouvoir municipal. Cette protection n'existe pas. Si les statuts des conservateurs et bibliothécaires territoriaux leur assignent la mission de constituer les collections, ils ne les dispensent pas de recevoir d'éventuelles consignes des municipalités en la matière. Que ces consignes doivent passer par le conseil municipal, plutôt que d'émaner du maire seul ou d'un de ses adjoints, piste explorée à l'heure actuelle par l'ABF et par le Conseil supérieur des bibliothèques, n'y change rien. Si une délibération publique sur ces questions présenterait l'avantage d'appeler l'attention de l'opinion locale et peut-être nationale sur les pressions qu'une municipalité a entrepris d'exercer sur sa bibliothèque, il est douteux que la majorité municipale se désolidarise de cette municipalité.

    Second type de protection : la protection du pluralisme. Par anticipation, je dirai que je préfère ce type de protection au premier. Le cas n'est nullement improbable, en effet, d'un bibliothécaire mettant le pluralisme à mal. Il est si peu improbable qu'il n'est pas inédit. Ce ne sont pas les bibliothécaires en tant que tels qu'il importe en l'occurrence de protéger. C'est le pluralisme.

    Au demeurant, respect du champ de compétence des bibliothécaires et protection du pluralisme ne sont pas incompatibles. On peut, à la fois, remettre aux bibliothécaires le soin de constituer les collections, tâche qui est au coeur de leur métier et à laquelle ils ont été en principe formés, et mettre à la disposition de qui de droit une procédure de recours contre des acquisitions politiquement déséquilibrées.

    Mais le pluralisme n'est pas non plus protégé. Il est vrai que le code des communes paraît en imposer le respect à celles-ci. Mais à supposer même que de s'arroger le contrôle de ceci ou de cela fasse de ceci ou de cela une authentique obligation, d'une part, il n'est pas donné de définition suffisamment explicite du pluralisme politique, d'autre part, il n'est prévu aucune sanction contre qui le maltraiterait.

    De cette absence de protection est née l'idée non pas de faire une loi pour garantir le pluralisme dans les bibliothèques, mais d'introduire des dispositions adéquates dans le projet de loi annoncé par la Direction du livre et de la lecture - projet de loi qui veut répondre à une demande ancienne, toujours insatisfaite, de la plupart des bibliothécaires.

    A propos de législation

    Or, ce projet de légiférer sur le pluralisme suscite deux réactions opposées.

    Première réaction : l'hostilité. Certains bibliothécaires pensent que si le pluralisme est garanti par la loi, l'extrême-droite se servira de celle-ci pour imposer des publications favorables à son idéologie aux bibliothèques qu'elle contrôle. Plus : à toutes les bibliothèques de France et de Navarre. La crainte de ces bibliothécaires est fondée : ce qu'ils redoutent que l'extrême-droite fasse est très exactement ce que l'extrême-droite se propose de faire et la raison pour laquelle elle appelle bruyamment de ses voeux une législation garantissant le pluralisme. La position des adversaires d'une telle législation renvoie donc à un vrai débat : l'extrême-droite doit-elle être ou non admise à s'exprimer à travers les collections des bibliothèques ? Est-elle un courant politique comme un autre ? Les bibliothèques sont-elles un des terrains sur lesquels l'extrême-droite doit être contrée ?

    Deuxième réaction l'approbation. Extrême-droite mise à part, les partisans d'une législation sur le pluralisme peuvent pour certains avoir, mais n'ont certainement pas en majorité de la sympathie pour l'extrême-droite. Mais ils établissent une différence entre le combat politique et la mission des bibliothèques. Pour eux, l'extrême-droite, qui doit être combattue dans les urnes, doit pouvoir s'exprimer à travers les collections des bibliothèques. A tout le moins dans les limites prescrites par la loi, qui condamne, notamment, le négationnisme. Ils ajoutent que l'extrêmedroite n'a pas attendu une loi pour imposer des acquisitions favorables à son idéologie dans les bibliothèques qu'elle contrôle. C'est bien à la faveur d'une absence de loi qu'elle l'a fait. Autrement dit, loi ou pas loi, l'extrême-droite imposera son idéologie à «ses» bibliothèques. Autant essayer, par la loi, de poser des bornes à ses pressions.

    Sous réserve d'un débat dont j'estime qu'il n'a pas encore eu lieu, tant les admonestations, excommunications et professions de foi tiennent lieu d'arguments, cette seconde position est aujourd'hui la mienne. Je pense que, dans des limites sur lesquelles je reviendrai dans un instant, ce qu'il est convenu d'appeler les extrémismes peuvent être admis à s'exprimer dans les bibliothèques. Je pense que là où il est au pouvoir, quelque parti que ce soit, extrémiste ou non, est susceptible de faire la part trop belle à son idéologie dans les collections. Et que le problème n'est pas tant de savoir si les partis, extrémistes ou non, doivent pouvoir s'exprimer dans les bibliothèques, que de poser des règles (je n'ose pas dire limiter les dégâts) quand ils le font.

    Quelques pistes

    Quelles règles ? Elles restent à trouver. Il est difficile de les trouver. Mais je demande que l'on essaye. Voici, sous une forme elliptique, quelques pistes.

    Proposition n°1. Le pluralisme n'est pas d'abord politique. L'extrême-droite nous dit : les publications qui me sont favorables doivent être admises dans les bibliothèques. Et nous répondons, c'est selon, oui ou non. Le tour est joué. Une fois de plus, l'extrême-droite a imposé son terrain, ses armes, son code. En l'occurrence, l'idée que le pluralisme est d'abord, est presque exclusivement politique. Tel n'est pas le cas. Conséquence : les bibliothécaires doivent pouvoir refuser de droit d'acquérir les publications militantes. Par exemple, les journaux et programmes des partis.

    Proposition n° 2. Si les publications politiques viennent à être admises dans les collections, un certain nombre de principes doivent être respectés :

    • Pas de surreprésentation d'un courant par rapport à un autre. Justesse ou exagération de la représentation d'un courant ne se mesure pas par rapport aux résultats électoraux les plus récents (c'est le critère qu'avait avancé la municipalité de Marignane pour attribuer un tiers de l'espace dévolu aux périodiques d'actualité à la presse d'extrême-droite), mais par rapport à son importance dans le mouvement des idées, à l'ensemble de la production, etc. C'est par le biais de ce principe de non surreprésentation que pourrait être proscrit le refus d'acquérir des ouvrages relevant ou censés relever d'une idéologie contraire au courant considéré. Je pense à ce prétendu «tiers-mondisme"dont les municipalités d'Orange et de Marignane ont fait une de leurs cibles.
    • Le pluralisme ne consiste pas seulement à permettre à chaque parti de vanter ses propres mérites. Il consiste aussi à mettre en face des publications militantes des publications contraires, des publications qui passent leurs thèses, leurs responsables, au banc de la critique. Pour prendre un exemple, si la loi posait comme principe que l'acquisition d'une biographie hagiographique du chef d'un parti doit s'accompagner de l'acquisition d'une biographie impertinente, ou seulement scientifique, du même, les municipalités qui relèvent de ce parti tiendraient-elles tant à ce que soient acquises des biographies dudit chef ?

    En ce qui me concerne, je serais pour poser une autre limite à l'acquisition des publications politiques et idéologiques. Le droit devrait être reconnu aux bibliothécaires de récuser celles qui prônent le racisme, l'antisémitisme, le meurtre. Je veux dire : même si la loi, qui réprime ce type de publications, ne les a pas frappées comme telles. Car nous savons que la loi fait parfois preuve, en la matière, de distraction.

    Le choix de ce critère d'exclusion présente un double avantage. Primo, pour ceux qui estiment que l'extrême-droite ne doit pas ou ne peut pas être exclue des collections des bibliothèques, il permet à celle-ci de s'exprimer jusqu'au point où son projet politique bascule de l'ordre de la pensée dans celui de l'instinct et de la haine. Secundo, il permet d'exclure toutes les publications racistes, antisémites ou appelant au meurtre, qu'elles émanent ou non de l'extrême-droite. Car si le racisme et l'antisémitisme, pour ne citer qu'eux, constituent le fonds de commerce de l'extrêmedroite, elle n'en possède pas l'exclusivité.

    Si elle était jugée opportune (il faut prendre le temps d'y réfléchir), ne nous dissimulons pas que cette proposition serait délicate à mettre en oeuvre. Les publications que je vise tombent en principe, comme je l'ai dit, sous le coup de la loi. La réserve des bibliothécaires à leur égard devrait donc être présentée comme conservatoire, comme une précaution prise avant que l'autorité compétente ne se prononce et au motif qu'il est probable qu'elle prononcera une condamnation. Mais si l'autorité compétente ne se prononce pas, si elle n'a pas été saisie (tribunaux) ou ne se saisit pas (ministère de l'Intérieur) ? Devant une municipalité qui aurait décidé que ces publications doivent être acquises, la position des bibliothécaires qui s'y opposeraient ne serait pas tenable juridiquement.

    Par ailleurs, si aucune précaution n'était prise pour y parer, l'institution d'une - clause de conscience (c'est bien de cela qu'il s'agit) pourrait aboutir à des résultats contraires à ceux qu'on recherche. Je veux dire par là que, conçue comme un moyen d'échapper aux pressions d'une municipalité, cette clause de conscience peut devenir un instrument de censure, politique ou morale, entre les mains d'un bibliothécaire. Aussi conviendrait-il, d'une part, de délimiter son champ d'application aussi précisément que possible, d'autre part, d'instituer en même temps une instance déontologique, appelée à trancher en cas de différend quant à la légitimité du recours à cette clause (2) .

    J'arrête là cet exposé pour laisser place à la discussion. Je suis convaincu à 90 % qu'il faut garantir le pluralisme par la loi. Mais 90 % n'est pas 100 %. La position que je crois devoir adopter comme bibliothécaire, à savoir que dans le cas où les publications politiques sont admises dans les collections, une part de celles qui émanent de l'extrême-droite ne peut en être exclue, me met mal à mon aise à titre personnel. Je n'ai donc cherché à vous convaincre de rien du tout. Mon ambition était modeste : j'estimerai n'avoir pas perdu mon temps si je vous ai persuadés, d'une part, qu'il y a matière à un débat de bonne foi, d'autre part, que la définition et l'application du pluralisme ne sont pas un problème technique, bibliothéconomique. Il s'agit d'un problème politique qui renvoie à la conception que chacun se fait de la fonction des bibliothèques dans la cité, des relations que les bibliothèques doivent entretenir avec la politique.

    (NDLR: les intertitres sont de la rédaction.)

    1. Exposé fait le 20 janvier 1998 à la demande de la Direction du livre et de la lecture dans le cadre d'un séminaire de celle-ci et du Centre national du livre sur le thème de la loi sur les bibliothèques. Il va de soi que les opinions exprimées n'engagent pas le ministère de la Culture, elles n'ont pour but que d'alimenter la réflexion. retour au texte

    2. Et des différends, il ne manquera pas de s'en élever. A partir de quel moment des réserves à l'égard de l'immigration, dont l'expression est légitime, versent-elles dans le racisme ? Quelle ancienneté un livre raciste ou antisémite doit-il avoir atteint pour devenir un document d'histoire, comme tel admissible, le cas échéant, dans les bibliothèques ? L'acquisition de Mein Kampf doit-elle être proscrite en raison de l'antisémitisme qui s'y exprime, ou admise voire recommandée à titre d'objet d'étude et d'avertissement à l'égard de l'idéologie nazie ? Que faire des bons livres qui se trouvent contenir des passages racistes ou antisémites ? Etc. Le débat sur les publications qu'il convient ou non de mettre à la disposition des lecteurs recouvre, comme on sait, un débat sur la réception des publications par les lecteurs et l'idée que les bibliothécaires se font de cette réception. retour au texte