p endant longtemps, on a déploré que la littérature d'avant-garde, qu'on n'appelait pas encore littérature de création, soit aussi peu lue. Aujourd'hui, la tendance serait plutôt à trouver cet intérêt parfaitement normal : place à la narration classique, à de bonnes nistoires bien repérables, où il y ait de profonds aperçus psychologiques, de préférence sur fond de peinture sociale. Qu'on se détende un peu, que diable, en lisant enfin des récits qui nous touchent : qui nous parlent de la réalité. Mais de quoi s'agit-il là, dans ce qu'on nomme le "retour du narratif" (comme s'il avait jamais été abandonné) ? De quelle réalité nous parle-t-on, qu'on reconnait comme vraie ? Quels sont donc, à l'inverse, ce qui bloquait l'accès à une littérature "difficile" ? C'est évidemment dans la représentation de la réalité que l'écart va se creuser.
En fait, tout commence au XVIIIe siècle, pourtant réputé si limpide qu'on en a fait un modèle de pensée joyeuse et saisissable. Mais le rapport aux "classiques" fonctionne essentiellement sur un fantasme, sur une reconstruction nivelante de ce qu'ils furent. Or donc, le XVIIIe vit naître deux beaux monstres : Tristram Shandy, de Lauwrence Sterne, ou plus précisément, Vie et Opinions de Tristram Shandy, gentleman, dont Diderot s'inspira sans vergogne pour son Jacques le fataliste, et les Confessions, de Rousseau. Sterne proposait un roman sans histoire aucune, sans intrigue dominante, sans héros, porté uniquement par le jeu du langage. Sa seule dynamique, son seul objet, c'était le désir même qui entraîne la parole, la fait dévier, revenir, bifurquer, c'était là un livre allègre, enthousiasmant, qui faisait entrer le lecteur dans le grand abandon au plaisir des mots. Le monde n'était plus formulé par quelqu'un qui maîtrisait la situation, mais par quelqu'un qui montrait la vitesse et la prolifération de ses associations mentales. Avec Rousseau, autre choc : l'auteur disait "je", parlait directement en son nom propre, et guettait les forces obscures qui l'avaient mu. Il y avait là une double rupture avec les codes dominants : l'auteur se prenait comme objet d'études dans sa singularité, et non plus dans son universalité, il considérait ses émois comme jouissance, il n'était donc plus aussi exactement au centre de lui-même, souverain seigneur, comme on l'espérait de tout honnête homme, sauf s'il était frappé par la passion.
La littérature s'engageait ainsi sur deux voies qui allaient se révéler majeures : d'une part, le bonheur étrange du langage, d'autre part la découverte de l'individu jusqu'en ses zones tues. Evidemment, quand on dit que tout a commencé là, c'est pour plus de commodité. Sterne et Rousseau n'ont pas tout inventé, mais ils ont donné une forme et une impulsion dont nous sommes encore les héritiers. Ce début de décentrement va se poursuivre avec l'énorme choc que représentera la Révolution française : Ce qu'on peut symboliser par la magnificence de l'affirmation "Liberté, Egalité, Fraternité". Le monde se fracassait. Ce fut un bouleversement qui n'a d'égal que la découverte des Amériques, quand on dut admettre que le Terre était ronde et que le soleil ne tournait pas autour. C'est tout un ensemble de croyances qui s'effondrait. Si on pouvait juger un roi (l'essentiel étant de le juger, plus que de l'exécuter), si on acceptait que chacun soit l'égal de l'autre, alors la réalité se transformait, et donc sa représentation. Ce sera le rôle du Romantisme de dire cette réalité nouvelle : d'abord et avant tout le rôle du Romantisme allemand.
Qui va tenter de porter le grand rêve révolutionnaire dans l'individu même de faire surgir une liberté véritable, de faire agir une égalité véritable entre les hommes. Or, cette liberté, elle est freinée : par les mots, notamment. Ce sont eux qui donnent existence à la pensée, et les mots, nous n'en sommes que les dépositaires, et non les créateurs.
De plus ces mots, ils sont toujours là après, après ce qui est, peut-être, l'émergence de la seule présence au monde, ils la trahissent, ils la perdent ; quelle est cette part première de l'homme qui est ainsi engloutie, est-ce que c'est elle qu'on retrouve dans les rêves, est-ce qu'on peut la resaisir dans l'extase ? Les Romantiques allemands disent l'homme séparé de lui même, l'homme au centre absent. Les premiers, avec Hôlderlin notamment, ils vont chercher à casser le langage pour lui donner une naissance vraiment neuve, et laisser venir le grand nocturne, tout ce qui dans l'homme est possession par les songes et les visions, dépossession de soi pour qu'advienne la réalité secrète dont nous sommes séparés. Les Romantiques anglais vont également chercher à compléter l'humain, tandis que les Français s'emparent de la langue pour lui faire dire ce qu'autrefois elle interdisait, le "bonnet rouge" au dictionnaire n'est pas qu'une belle image, il est bien question ici de réhabiliter tous les niveaux de l'humain, d'accepter dans le trivial le grandiose, de ne rien exclure de ce qui peut se dire, aussi vulgaire que cela paraisse. Quand Hugo dit, dans Hernani, "Est-il minuit ? Minuit bientôt", Stendhal rappelle que la version correcte aurait été " ... l'heure Atteindra bientôt sa dernière demeure". Désormais, on peut intégrer tous les aspects de la vie, et ne plus se soucier des normes dû goût.
Les Romantiques allemands avaient compris qu'on ne pouvait plus dire la totalité, qu'on ne pouvait qu'en noter le vertige, en faire briller l'absence.
Les Français vont, et tout particulièrement Hugo, à la fois refuser d'exclure quoi que ce soit, et, en même temps, rechercher l'infini : ce qui est à l'oeuvre en l'homme, mais le déborde, et lui échappe. Quand Hugo définit le poète comme le voyant qui parle au nom de tous, lui qui parait si simple à lire, travaille déjà dans ce qui sera ensuite considéré comme incompréhensible : soit cet accès à un monde où passe la vérité de nos vies, qui ne peut que se transposer dans des métaphores. En parallèle, va se développer le roman feuilleton, et ce qu'on appellera intrépidement le réalisme. Or, qu'il s'agisse de Balzac, Dumas ou Dickens, on peut rester rêveur. Dickens est un grand onirique, qui troue ses romans de scènes hallucinées, de dérapages vers le cauchemar, ou le grotesque.
Balzac a pour héros favori un ancien forçat, ce qui est à coup sûr d'une banalité terrassante, quant à Dumas il ne se soucie pas le moins du monde d'un début de vraisemblance. Il faut s'y faire : la Raison n'est plus ce qu'elle était. On ne lui fait plus confiance pour expliquer tout. Ou plus exactement on lui demande de se compliquer, de rendre compte du déraisonnable. Quand bien même on s'y est suffisamment habitué pour ne plus savoir les lire dans leurs étranges tourbillons, il n'en est pas moins vrai que tous ces auteurs qu'on considère comme évidents, agréablement sensés, racontant une histoire précise avec des personnages déterminés aux émotions complexes, le tout évoluant dans une société bien définie, batifolent avec l'étrange, sont magnifiquement excessifs, et créent un monde dont les héros ne sont guère les sujets.
Car ce grand descellement des valeurs sur lesquelles vivait l'Ancien Régime, et qui fondaient aussi un paysage mental, cette confrontation soudaine à l'irruption du peuple, à tout ce qui était normalement hors scène, hors jeu, suscite aussi bien l'aspiration à la conquête de tout ce qui est, justement, hors scène, que la violente tristesse de devoir reconnaître qu'on est agi, poussé, par des puissances opaques, tant intimes que collectives. Longtemps on avait espéré pouvoir être maître de soi dans un univers maîtrisable, cette illusion-là n'est plus possible. C'est cette réalité-là qui s'écrit alors, jusques et y compris dans les récits de ceux qu'on croit, parce qu'on les lit à travers un curieux filtre, si fidèlement attachés à faire vivre des histoires parfaitement tenues et cohérentes. Même chez ceux-là, de Balzac à Maupassant, les apparences ne suffisent pas, l'absolu appelle, les rêves courent, les visions disent la vérité.
Ce malaise, cette souffrance de savoir que le "je" est trompeur, puisqu'il est manipulé, de l'intérieur, de l'extérieur, s'accentue tout au long du développement de la révolution industrielle. Hegel, puis Marx, interrogent l'Histoire, lui trouvent un sens, l'individu en relève, sans toujours le savoir.
La rentabilité remplace la vertu, fait office d'intelligence. Le rôle des écrivains change, au fur et à mesure que disparaissent les mécènes, et que la presse fait circuler des textes pour le grand public. De plus en plus, les artistes vont questionner la réalité. Quand les Impressionnistes décident de montrer la lumière telle que la science la conçoit, ils se font huer, car ce qu'ils montrent n'est plus "reconnaissable" : quoique "scientifique". Un siècle plus tard, ce qui est définitivement amusant, ils incarnent une beauté douce et reposante, tout-à-fait identifiable, quintessence de l'art consensus. Mais ce qui est important, c'est que la science alors va dans la même direction que les artistes : quelle est l'ultime vérité, qui pourrait consoler de cette vaste désappropriation de soi qui marque les habitants du siècle ? Pour certains, ce sera la Beauté, qu'elle se cache et miroite dans des symboles, ou qu'elle gîte dans un langage à refondre et refonder pour lui faire tout dire : ainsi de Baudelaire à Mallarmé. D'autres chercheront la voie des illuminations, pour sentir enfin s'abolir ce clivage de soi, ce "je" indéfiniment glissant, qui indique que la vraie vie est ailleurs. La réalité ? Quelle réalité ? Qu'est-ce que c'est, la réalité ? Qu'est ce que c'est, être présent au monde ? Comment ça se passe, dans la tête ?
De plus en plus on s'intéresse aux maladies nerveuses, aux manifestations hystériques, aux rêves, à tout ce qui exhibe que le "je est un autre". Charcot fait un succès, et Freud parachève cette investigation des manifestations de ce qui ne relève pas du conscient, en portant le coup de grâce à la conception de l'homme comme libre auteur de son histoire. Après la Révolution, après Marx, Freud et sa théorie de l'inconscient mettent définitivement à mal la conviction que l'individu est un sujet capable de choisir en toute clarté d'esprit.
Désormais, l'homme est séparé ; ce que les poètes savaient déjà depuis longtemps, que l'homme est en luimême en terre étrangère, Freud le confirme, en lui donnant une base scientifique. De cette violente métamorphose, nous ne sommes pas encore remis.
Ce que Proust va ainsi travailler, au début de ce siècle, c'est d'abord la discontinuité de la conscience, et c'est là qu'il importe, bien plus que dans la prolifération de ses histoires d'amour et ses peintures sociales, qui, elles, tiennent encore au siècle précédent. Proust interroge notre simple existence, notre façon d'être là : souvent dérapante, perdue dans le silence, la distraction, occupée sombrement par un flux désordonné, où il sait reconnaître le pouvoir rayonnant des mots, qui ne se réduisent pas seulement à leur définition, mais s'étoilent, se fractionnent, sont gros de virtualités, et constituent ainsi un bouillonnement de sens possibles, dont l'un va émerger, et nous porter sans qu'on y prenne garde vers d'autres pensées, etc. Chez Proust, le sujet est bruissant du travail des mots, et les mots portent des désirs qu'on ne se reconnaît pas toujours.
Chez Joyce, de façon bien plus radicale, tout le réel n'est plus que ce qu'on en perçoit et ce qu'on formule. Tout se dit, le monde est l'intimité mentale de ses personnages, et cette intimité mentale est le grand travail de la pensée, pensée rapide, qui dévie, qui s'amuse, c'est là bien sûr que nos ennuis commencent vraiment. Car si on croit en général savoir lire Hugo, Flaubert, ou même Virginia Woolf, si chez Proust on peut se reposer sur des intrigues solides, Joyce n'est pas vraiment, malgré sa célébrité, un best- seller. Joyce porte à son paroxysme ce qui, depuis Sterne jusqu'à Mallarmé, depuis Rousseau jusqu'à Proust, se donnait forme : la possibilité de rendre compte de la fabuleuse complexité de notre processus mental. Il réunit la pratique soupçonneuse et joyeuse du langage au travail, du langage infini, qui est notre conscience même, notre séparation même d'avec nous, mais aussi notre seule façon d'exister, à la scansion des désirs. Ce dans quoi Joyce nous fait pénétrer, c'est dans l'incessante production de sens qui est, exactement, notre présence au monde : là où nous sommes nous mêmes, et autres. Là où apparaissent des pensées avec lesquelles nous sommes d'accord, et d'autres que nous n'identifions pas ; là où il y a nos mots, et des mots venus on ne sait d'où ; des fragments d'émotions, des mouvements, toute la mémoire de nos pères, portée par le langage, et toute notre mémoire, y compris celle qu'on a quasi effacée. Le "je" triomphe, mais il est tramé par tous les autres, par tout ce qu'il ne reconnaît pas pour sien. Cette recréation du dedans de la tête est forcément déroutante : car elle suit les brisures, les échappées du labeur compliqué qui y bourdonne sans arrêt, et ces échappées, elles sont produites par les virtualités des mots, or parfois ces virtualités nous restent fermées, et l'incompréhension s'installe. Si on passe à côté du plaisir d'accompagner, et donc de donner soi-même naissance, cette simple jubilation du fonctionnement mental, si on attend que le monde et la conscience qu'on en a soient bien séparés, si on espère des événements extérieurs ou des descriptions psychologiques, on ne peut pas comprendre Ulysse. Pour participer, il faut s'abandonner avec vigilance, admettre qu'on est soi même cette machinerie bizarre où le corps se dit dans la tête et où les mots sont notre seule perfide affirmation. Mais c'est qu'alors on accepte "l'autre scène", celle de l'inconscient, collectif et particulier, qu'on accepte d'être pluriel,et opaque, et traversé.
Ce n'est bien sûr pas vraiment évident. Entre ces deux complications, le langage au travail et le langage qui veut tout dire, il faut à la fois s'écouter soi-même, dans tout ce qui nous passe dans le crâne, depuis ce que Gombrowicz appelait le "morveux intime", et épouser la circulation de l'autre, sans craindre de s'y perdre. Il faut à la fois avoir fait l'épreuve de cette incessante productivité de sens en nous, en accepter la multiplicité, et accueillir ce que cette multiplicité, développée par un auteur, peut avoir parfois de clos. Il n'y a plus de sens unique, seulement, au mieux, un sens dominant, qui va se dégager des associations d'idées, des lapsus, des glissements, pour à nouveau susciter un noyau de sens divers.. Pour lire Joyce, mais aussi bien, avant lui, Lewis Carroll, et après lui, les surréalistes, il faut abandonner une certaine conception de la réalité : celle qui voudrait que le monde soit porteur d'une vérité unique.
On pourrait s'attarder sur Kafka, puis sur le Nouveau roman. Mais le plus important s'est joué entre Hôlderlin, Hugo et Joyce. Le plus important s'est joué entre le séisme de la Révolution, l'émiettement du sujet, que renforcent les découvertes de la science, de la Relativité à la mise en question de la matière même. Les mots ne sont plus en bloc solide, l'Histoire se lit, mais se subit partiellement, l'histoire individuelle aussi, tout est divisé, et cette compréhension-là est difficile : qu'il faille une suspicion généralisée pour essayer de se comprendre, de comprendre ce que parler veut dire, n'est pas tout à fait léger à vivre. Se retrouver creusé d'un vide, où vient se nouer le désir, où vient agir le passé, n'est pas systématiquement agréable. Les problèmes d'audience de la littérature qui cherche à rendre compte de cet étonnement-là, ne sont guère que le refus- têtu de se voir dépossédé de ce qui permet de croire qu'on est lisible soi- même.