Index des revues

  • Index des revues
    ⇓  Autres articles dans la même rubrique  ⇓
    Par Jacqueline Gascuel
    Anne Marie Chartier
    Jean Hébrard

    Discours sur la lecture (1880-1980)

    Paris : Service des études et de la recherche, Bibliothèque publique d'information, 1989. - 525 p. Prix : 190 F

    Ce livre est né d'une étude collective commanditée par la Direction du livre et de la Lecture, ou plutôt d'une série d'études réalisées par une douzaine de chercheurs regroupés à l'Ecole des Hautes Etudes en sciences sociales, sous la direction de Roger Chartier. Puis ce travail a été structuré par les deux auteurs pour former un ensemble cohérent - et par là-même il éclaire tout le cheminement des discours sur la lecture qui passent d'une première inquiétude : "ils lisent trop", "ils lisent n'importe quoi" à une nouvelle inquiétude "ils ne lisent plus", "ils ne savent même pas lire". Car, malgré des divergences notables et des luttes d'influence, les discours des prêtres, des enseignants et des bibliothécaires poursuivent une marche parallèle...

    L'ouvrage est divisé en quatre parties : discours d'Eglise, discours des bibliothécaires, discours d'Ecole, discours et représentations - de l'écrivain au critique littéraire en passant par le faiseur d'images. La matière était immense, inépuisable même, et les auteurs ont dû sélectionner : discours des catholiques et non des protestants, Bulletin de l'ABF et non Bulletin des Bibliothèques de France, les Cahiers des Bibliothèques de France mais pas les Conférences de l'Ecole des Hautes Etudes consacrées aux "Bibliothèques, livres et librairies" - par exemple. Et cependant c'est un travail sérieux d'historiens qui replacent les propos dans le contexte de l'époque et qui - pour autant que nous ayons pu en juger à l'évocation d'événements que nous avons vécus personnellement - savent détecter derrière le discours mesuré, les contradictions et les conflits qui divisent les professions de la lecture.

    Plusieurs thèmes jalonnent le livre : la lutte contre les mauvais livres et la confiance naïve dans les bons livres, même si les critères d'appréciation divergent : "un peu de courage pour chasser de votre foyer ces mauvais livres qui le souillent" dit Monseigneur Besson en 1887, faisant écho à l'instituteur-bibliothécaire Michel Rougier "les bons livres nous éloignent du cabaret, nous instruisent de nos devoirs de fils, de frères, d'époux et de pères ; ils nous montrent nos obligations envers les hommes et la patrie... Les bons livres conquièrent les peuples à la liberté en les arrachant à l'esclavage et en répandant partout les bienfaits de la civilisation, l'amour des lettres, des sciences et des arts". (Du développement de l'instruction primaire par la bibliothèque scolaire. - Périgueux, 1880). Autre thème : la méfiance envers le livre de grande diffusion - celui que les progrès de l'outil typographique mettent dans toutes les mains : "les mauvaises publications à bon marché" dira Pierre Breillat, conservateur de la BM de Versailles, après l'abbé Bethléem : "ces romans infâmes, à 19 sous, vendus dans les kiosques, étalés dans les librairies"... Thème plus surprenant : l'importance du statut social dans le choix ou plutôt dans la prescription des lectures : Directeur de la toute nouvelle Ecole Normale Supérieure de Fontenay-aux-Roses, chargé de former les futurs professeurs et directrices des Ecoles Normales Primaires, Félix Pécaut leur rappellera que l'enseignement primaire "doit viser au sobre, au pratique et non faire des savants ou des littérateurs" et que l'instituteur doit "éviter comme le feu tout ce qui pourrait allumer chez l'enfant la fièvre du déclassement" - c'est à dire le désir d'ascension sociale... Et il faudra attendre 1966 pour lire sous la plume de Michel Bouvy : "Avec le développement de l'enseignement, la notion de l'existence de deux publics différents, "élite" et "peuple" tend de plus en plus à disparaître" (Bulletin de l'ABF).

    Les 225 pages consacrées à l'Enseignement paraîtront peut-être une peu longues à beaucoup de bibliothécaires - et pourtant elles éclairent bien le souci de l'école de défendre un corpus, d'opposer une culture traditionnelle, riche de tout un patrimoine, à une culture de masse suscitée par le développement des médias, à promouvoir une lecture expliquée plutôt qu'aimée. Evolutions et réformes ont modifié les méthodes et les objectifs , mais le rôle que l'école attribue à la lecture - aussi bien au niveau de l'école primaire, qu'à celui du lycée, diffère aujourd'hui encore profondément de nos propres schémas.

    De la quatrième partie, nous retiendrons le chapitre consacré à la lecture dans la peinture, la photo et l'affiche de 1881 à 1989 : l'analyse de Martine Poulain montre que l'image mieux encore que de longs discours délimite la place et la fonction du livre dans la société : lecture féminine, lecture de la mère à ses enfants, l'homme au journal, portraits avec livre, vieillards et pauvres gens... Le tout est accompagné de quelques reproductions que nous souhaiterions voir plus grandes et en couleurs. Cependant nous nous arrêterons surtout sur les pages consacrées aux bibliothécaires, que le journal le Monde a défini comme le "morceau de bravoure" de l'ouvrage. Elles frappent tout autant par la très bonne connaissance du dossier.que par le ton chaleureux à l'égard d'une profession que nous savons si souvent méprisée ou ignorée. A vrai dire l'intérêt de cette partie vient de ce qu'elle traite non seulement du discours sur les lectures mais aussi de celui sur les bibliothèques - étant entendu qu'il ne peut y avoir de bons livres entre toutes les mains que grâce aux bibliothèques - et que ce sont celles-ci qu'il faut rénover et développer. L'ouvrage nous fait passer de la bibliothèque scolaire et des premières bibliothèques universitaires aux bibliothèques des sociétés philanthropiques, avant d'arriver à la création de l'Association des bibliothécaires français en 1906, et aux premières définitions de la bibliothèque publique moderne "où l'on puisse non seulement se livrer aux études scientifiques et littéraires, mais encore aborder les questions actuelles, voire même se procurer les renseignements de toute nature dont on peut avoir besoin" (Charles Sustrac, Bulletin de l'ABF, 1907) ; "la bibliothèque municipale doit viser un triple but: distraire, instruire, renseigner" (Ernest Coyecque, Bulletin de l'ABF, 1915) ; "c'est donc le petit bibliobus que nous souhaiterions voir introduire en France, quand on créera une circulation de livres dans les campagnes" (Henri Lemaître, Bulletin de l'ABF, 1930).

    Une précision qui semble avoir échappé aux auteurs : ce ne sont pas les seuls sous-bibliothécaires des BCP qui avaient obtenu la parité avec les instituteurs en 1952 - mais tout le corps d'Etat. A cette époque lointaine les employés de bibliothèque municipaux étaient alignés sur les commis, et les conservateurs de musées enviaient le statut des conservateurs de bibliothèque ! Nous savons ce qu'il en est advenu...

    Une autre précision - à laquelle ils ne pouvaient pas avoir accès : l'article que j'ai signé dans le Bulletin de l'ABF, de janvier 1976 - était, en réalité, pour l'essentiel dû à Alice Garrigoux, Chef du Service de la lecture publique de la toute nouvelle Direction du Livre. Il était écrit dans un contexte bien précis : notre Ministre de tutelle, Jean-Pierre Soisson, avait déclaré dans une superbe envolée qu'il souhaitait substituer une "politique du livre à la politique de la pierre" mise en oeuvre par la Direction des bibliothèques et de la lecture publique, depuis le début des années soixante-dix. Et de fait, les crédits pour les subventions accordées aux municipalités qui construisaient une bibliothèque avaient amorcé une courbe descendante très préoccupante : il fallait affirmer haut et fort que la politique de construction ne faisait que commencer... Le devoir de réserve empêchait Alice Garrigoux et ses collaborateurs d'écrire... il ne les empêchait pas de me fournir le contenu d'un article souvent cité depuis... Et qui, au demeurant, reflétait bien ma propre expérience, car Massy a été un temps la "bibliothèque pilote" que visitaient tout architecte et tout élu en mal de construction de bibliothèques. Et puis au Groupe Ile-de-France de l'ABF, nous misions sur une prise de conscience des municipalités qui servirait la bibliothèque municipale et, en revanche, nous avions déjà dénoncé comme parfaitement utopique la position des partisans de la nationalisation et de la "bibliothèque de secteur". A cette époque, la lecture publique était encore un combat...

    Nous nous associerons bien volontiers à la conclusion des auteurs qui après avoir évoqué toute la confiance accordée par la Direction du Livre et de la Lecture aux associations et au bénévolat pour atteindre les "nouveaux pu-blics" dans de "nouveaux lieux de lectures", s'étonnent "Comment faut-il interpréter cette ruse de l'histoire ? Après un siècle d'efforts incessants pour éliminer du champ professionnel l'encadrement philanthropique, le bénévolat éducatif, le militantisme populiste et pour élever le niveau de la formation générale, l'innovation technologique et la déontologie professionnelle, serait-on revenu aux sources ? Evidemment il n'en est rien, car la lecture publique prétend assumer simultanément toutes les traditions et toutes les innovations, y compris celles qui relèvent des usages privés du lire et sont par définition exclues d'un lieu public et réfractaires à tout accompagnement professionnel. Force est donc de penser que la lecture publique française, née du rapprochement improbable de deux traditions étrangères l'une à l'autre, continue d'être travaillée par le mythe de la conciliation des contraires et a d'autant plus besoin de rêver à des missions impossibles que la présence banale, surabondante et parfois inutile de l'écrit dans l'environnement social, rend celui-ci plus insignifiant" (p.168).

    Un gros livre, à lire absolument !