Index des revues

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    Une bibliothèque en utopie

    Par Richard Cantinelli, Bibliothécaire à la Chambre des députés

    Un jour, enfin, l'idée' apparut, et si évidemment logique, qu'il devint urgent de la réaliser.

    C'était dans la plus vaste bibliothèque de la première ville d'Utopie. Les siècles y avaient accumulé une quantité immense de livres de toute sorte, alignés sur plus de cent cinquante kilomètres de rayons. Toute la littérature du monde répétaient, non sans orgueil, les conservateurs, se trouvait là rangée en bel arroi. Et que de catalogues ! Les distributeurs, amaigris, les joues creusées, les yeux brillants, exténués par des courses incessantes à travers le labyrinthe des travées, voyaient avec terreur s'étendre leur domaine où les architectes construisaient sans relâche suivant de très antiques formules. Les lecteurs non plus n'étaient pas rassurés. A mesure que s'élargissait le pays des livres, ils constataient que s'allongeait le temps employé à les obtenir.

    Des " cotes " astronomiques où les lettres grecques se juxtaposaient aux exposants, formaient une langue nouvelle sujette à d'innombrables erreurs d'interprétation.

    C'est alors qu'un inconnu, que son ignorance préservait de toute routine, un jour qu'il s'était mêlé à une caravane d'explorateurs, fut visité par l'Idée, qu'il formula aussitôt en ces termes hermétiques : " Le salut est dans la substitution de la verticale à l'horizontale. Il s'en fut demander audience au directeur de la bibliothèque, qui, par hasard, se trouvait être un homme jeune et hardi. Il lui porta, il lui livra l'idée encore vierge. Le directeur, l'ayant épousée, la fit reconnaître et adopter par les pouvoirs publics. Les travaux commencèrent sans retard.

    Un vaste espace de quarante mètres de côté avait été réservé au centre des bâtiments pour des agrandissements futurs ou bien pour une de ces organisations bibliographiques dont rêvent les architectes et que redoutent les bibliographes. Cet espace fut mis à nu, creusé pour recevoir des fondations robustes. La nouvelle bibliothèque sortit de terre à cette place. Tout était en fer à jours, les montants, les rayons, les parquets. Une double cloison de verre préservait l'ensemble du bâti contre les intempéries. Les divers éléments de la construction, fabriqués suivant des calibres " standard " une fois établis, venaient s'ajuster l'un à l'autre sans erreur possible. Solidement boulonnés, ils formaient des étages de deux mètres de haut composés de travées doubles séparées par des passages de 0,80 m. Chacun des étages contenait 200 000 volumes. Aux quatre angles de la construction étaient ménagés trois monte-charges et un ascenseur. Le côté de la construction tourné vers l'ouest était privé d'ouvertures, le jeune architecte chargé de ce nouveau travail ayant appris que la lumière du soleil couchant est funeste aux livres...

    Cependant, les nouveaux magasins grandissaient à vue d'oeil. Quand on eut achevé le trentième étage, on posa la toiture définitive. De l'extérieur, les passants admiraient cet édifice hardi qui aurait suscité l'enthousiasme des archéologues s'ils l'avaient découvert en Egypte. Son ombre tournait avec le soleil sur tous les toits environnants. Des colonnes engagées, se détachant de l'ensemble par le relief et par la nuance, semblaient le soutenir et le porter vers le ciel, masse énorme et légère baignée d'azur et de rayons, que couronnait le soir, comme un symbole, le vol tournoyant des libres oiseaux. Des fenêtres judicieusement disposées amusaient l'oeil et lui permettaient d'apprécier la hardiesse et l'harmonie de l'ensemble.

    A maison neuve, âmes neuves

    On ne voit plus ces bibliothécaires enfouis dans un coin d'ombre et de poussière sous des tas de volumes inexplorés. Mais, dans de vastes bureaux que les locaux enfin vidés de leurs livres ont rendu disponibles, des fonctionnaires bienveillants, doublés de dactylos, le téléphone à portée de la main, lancent à travers la maison des ordres précis, vite obéis.

    Les distributeurs, répartis dans les trente étages, logeant auprès du ciel comme les astrologues, accomplissent une tâche déterminée et facile. Ils engraissent. L'étage qui leur est confié, et dont ils ont l'entière responsabilité, ils prennent à coeur de l'entretenir à la perfection. Maniant tour à tour l'aspirateur et le torchon, ils connaissent à merveille les numéros de la section qui leur est dévolue, vont les yeux fermés vers l'ouvrage demandé, puis le confient d'un geste machinal à la vélocité des montecharges. Aux lents cheminements à travers un dédale de jour en jour plus compliqué a succédé le rapide vertical permettant d'atteindre en un temps sensiblement égal toutes les parties de la bibliothèque. Quels que soient la qualité et le nombre des demandes, le lecteur reçoit satisfaction en cinq minutes.

    Et le public ? Le public va maintenant à la Bibliothèque, non pour s'y acoquiner dans la mollesse des attentes indéfinies, dans la puanteur d'une atmosphère confinée. Il avait constitué lentement une variété de l'espèce humaine, caractérisée par des tics et des couleurs d'habit et qu'on voyait aux heures des repas descendre la rue, une serviette débraillée sous l'épaule anguleuse, rêveurs sans rêve bousculés par les mitrons et les commis. A présent, le public, plus nombreux et semblable au reste des humains, entre à la Bibliothèque comme dans une agence, demande un renseignement, cueille une référence, emprunte un volume et rentre chez lui travailler dans la solitude parmi ses livres familiers.

    Dans la vibration rythmique des ascenseurs, sous les rayons croisés des verres de couleur, toute la bibliothèque vit d'une vie complète et heureuse...

    Cahiers de la République des Lettres, des sciences et des arts, octobre 1927