La Bibliothèque circulante de Soissons (BC) a déjà été étudiée par Graham Barnett (1) et Noé Richter (2) ainsi que par les différents auteurs de 1"'Histoire des bibliothèques françaises" (3) dans son contexte et pour l'apport qu'elle a représenté dans le développement de la lecture publique.
Il ne saurait être question d'apporter beaucoup à ces travaux majeurs, auxquels le lecteur se référera, mais simplement d'en confirmer les perspectives et d'en préciser certains détails en exploitant les dossiers encore détenus par la Bibliothèque Départementale de l'Aisne (BDA), héritière de la BC en 1946.
Dans le contexte bien connu de l'importation du modèle américain aux alentours de la Première Guerre Mondiale, de l'action du petit groupe des bibliothécaires "modernistes", du lent éveil de l'intérêt des pouvoirs publiques grâce aux conjonctions réalisées dans la mouvance du Front Populaire et la concrétisation de cet intérêt après 1945, ces documents laissent voir l'histoire de la BC au jour le jour : le retentissement de l'entreprise, son caractère précaire et presque aventuré, l'écart qui se creuse entre le projet initial ou sa mise en oeuvre, les reformulations successives ou les efforts opiniâtres de sa fondatrice, Victorine Vérine.
Victorine Vérine, élève de l'école américaine de la rue de l'Elysée, a commencé sa carrière en 1923 dans les bibliothèques soissonnaises du Comité Américain pour les Régions Dévastées de France (CARD), actif dans l'Aisne et à Paris depuis la fin de la première guerre mondiale. En 1924, les américains se retirent, léguant les cinq bibliothèques aux communes. La notion de réseau et la desserte de petites communes par transports automobiles disparaissent. A Soissons, la bibliothèque municipale de tradition savante et la bibliothèque du CARD fusionnent en 1929-1930 et s'installent dans un nouveau bâtiment sous la direction de Victorine Vérine. Celle-ci va désormais se consacrer à la restauration de l'oeuvre du CARD. La référence à celui-ci est omniprésente dès la première esquisse (4) , Le crédit moral immense des bienfaitrices américaines est habilement utilisé. Miss Carson, ex-directrice des bibliothèques du CARD, et Ann Morgan siègent dans les comités de parrainage. Cette dernière viendra à Soissons et sera consultée à tous les tournants de l'histoire de la BC jusqu'en 1946.
Victorine Vérine établit un projet plus ambitieux que ne l'était l'ancien réseau CARD. Pour un investissement initial de 117 500 P (5) ("125 000 F si possible") avec une automobile (25 000 F), 4 000 volumes (80 000 F) et un budget de fonctionnement annuel de 45 500 F, dont 12 000 F pour salarier un bibliothécaire professionnel, il s'agit de desservir 100 communes sans s'appuyer sur une circonscription administrative définie. Le CARD à son apogée desservait 75 villages. L'adhésion des communes est volontaire et tarifée pour un nombre de livres donné en ménageant une possibilité d'abonnement individuel au service de prêt direct en cas de refus de la municipalité. Le service de prêt direct et le libre accès dans le véhicule sont, avec la classification Dewey, des innovations bibliothéconomiques déjà ébauchées par le CARD.
En plus de la référence américaine, le projet, tout en affirmant une indépendance vis à vis de l'école, fait allusion aux bibliothèques circulantes scolaires (6) et surtout au "projet de réorganisation en cours d'étude au Ministère de l'Instruction Publique". La BC est conçue pour s'inscrire dans des mesures nationales en faveur du développement de la lecture publique attendues à la suite du rapport rendu fin 1929 par une commission officielle (7) .
Aucune de ces recommandations que la pression des enseignants avait dictées au moins autant que l'esprit des "modernes" n'aboutit finalement.
Pourtant, l'élaboration du projet continue, sous une forme associative et - ce sera une constante - en construisant un groupe de pression local et national. Le groupe des modernes est très présent : ils sont les maîtres de Victorine Vérine, ses amis dans l'ABF, ses anciens condisciples...
Les premiers statuts sont l'oeuvre d'Yvonne Oddon. Ernest Coyecque dispense ses conseils et obtient l'engagement de l'inspecteur général Schmidt (8) . Gabriel Henriot et Henri Lemaître participent également, et à partir de 1937, les membres de l'Association pour le Développement de la lecture publique (ADLP) : H. et G. de Grolier, Georges-Henri Rivière, Henri Vendel, Julien Cain.
Ce noyau actif n'est pas exclusivement composé de bibliothécaires. Deux élus y jouent un rôle'effectif : Mr Marquigny, maire de Soissons, et Georges Monnet, député de l'Aisne puis ministre de l'agriculture de Léon Blum. La BC devra la quasi-totalité de ses moyens nationaux à ses interventions directes auprès du Ministère de l'Instruction Publique. Malgré les précautions prises, l'engagement des maires ruraux semble restreint et les relations avec la hiérarchie locale de l'Instruction Publique et des Beaux-Arts sont d'abord mauvaises : tentative de contrôle des acquisitions et incidents diplomatiques se succèdent (9) .
En avril 1934, Marcel Griaule, ethnologue au retour de l'expédition Dakar-Djibouti, vient à Soissons présenter ses films et tenir conférence au profit de la BC.
Le bibliobus sur châssis Hotchkiss 10 CV est fabriqué en 1933 grâce au don du châssis par Mr Dreyfus, garagiste à Villers-Cotterets, qui est fait membre du comité de parrainage.
Les fonds manquent : 20 000 F seulement ont pu être réunis début 34. Décision est prise cependant de commencer les activités. Les collections sont très inférieures aux prévisions et il ne peut plus être question de recruter un bibliothécaire. L'"aide" touche 300 F par mois en 1935 et le chauffeur est "prêté" par 1"'Association de l'Hygiène sociale de l'Aisne", autre héritage du CARD.
Les communes disposant déjà de bibliothèques, qui devaient servir de points d'appui, ne voient pas l'intérêt de financer une institution extérieure ou de renouveler les collections. En mai 1940, le réseau de la BC ne compte qu'une seule bibliothèque pour 35 abonnements individuels, 27 écoles, 2 mairies et 3 usines dont la prospection s'est faite en 1936-37 en s'appuyant sur les assistantes sociales. Quelques grandes fermes isolées sont desservies avec des livres en polonais destinés aux ouvriers agricoles, sans succès.
L'idée initiale de réseau n'a donc pas été réalisée et c'est surtout le prêt direct qui se développe. Ni les moyens ni les résultats ne sont à la mesure de ceux obtenus par le CARD entre 1919 et 1924 : moins de 5 000 volumes à l'inventaire en 1940 (plus de 16 000 dans le CARD en 1924), 18 236 prêts individuels réalisés en 193839, contre 86 774 en moyenne annuelle par le CARD.
Le service finalement mis en place reposait d'une part sur des instituteurs et d'autre part sur des notables traditionnels : un prêtre, un notaire, des épouses de propriétaires fonciers, une châtelaine qui souscrivait l'abonnement pour la commune et confiait le prêt à la femme de son jardinier. Le discours sur la lecture de Victorine Vérine reste, comme celui de nombre de ses contemporains, fortement moralisateur. On prône la lecture saine, on réprouve la fréquentation du cabaret (10) . Le roman policier est exclu et, même si le roman, y compris le roman contemporain, apparaît largement dans les collections, le documentaire, appelé "livre sérieux", est soigneusement diffusé car plus éducatif. L'accès à certains titres est restreint par des mises en garde au responsable du dépôt quand la peinture des moeurs s'écarte des normes et sans doute cela est-il matérialisé sur le volume par un avis du genre "pour public averti" comme ce sera l'usage dans les BCP d'après la guerre. La laïcité est défensive, conservatrice de l'ordre établi "excluant tout ce qui peut être subversif ou à tendance religieuse ou politique..." (11) . Le conseil d'administration est consulté sur les acquisitions. Il s'en remet régulièrement au professionnel en confessant son incompétence. Nulle trace ici d'état d'âme quant à cette tutelle à cause du rôle de soutien qu'elle peut jouer mais aussi parce que tous partagent le même discours et des valeurs proches.
La compétence "naturelle" des élites à faire lire le peuple et à gérer quasi-directement les bibliothèques est pleinement reconnue. Le militantisme professionnel de V. Vérine, revendiquant nationale ment la professionnalisation et la création de services publics (ABF ou ADLP) s'accomode localement du bénévolat. Mais ce discours traditionnel a une force : il permet, plus qu'une idéologie professionnelle à circulation restreinte (12) , de fédérer bibliothécaires, enseignants et notables...
La BC éveille un immense intérêt, mais ne reçoit pas de reconnaissance budgétaire. La subvention de l'Etat est incertaine et modique. Son montant annuel est de 5 000 F prélevés sur la dotation des bibliothèques (scolaires) intercommunales du département. Il s'y ajoute un montant équivalent versé par le conseil général et les cotisations des communes et des lecteurs (5 000 F au maximum). En 1938 encore, alors que l'intérêt extérieur est à son comble après le congrès de l'ABF à Alger, la journée d'étude de l'ADLP au Musée Pédagogique et la présentation d'un film à l'Exposition universelle de 1937, qui mirent la BC en vedette, le manque de trésorerie menace la survie de l'expérience. Soissons a fait école : un projet de service public similaire est envisagé pour l'Algérie et, dans le département voisin, le bibliobus de la Marne entre en activité.
La BC voit son sort amélioré par le Front Populaire avec une deuxième subvention de 5 000 F au titre de la Direction des sports, des loisirs et de l'éducation physique et d'importants crédits d'achat de livres (10 000 F, puis 15 000 F) : c'est que la Bibliothèque Nationale, et plus particulièrement le bureau d'aide aux bibliothèques dirigé par Paul Poindron jouent déjà le rôle d'administration centrale.
Le ministère de l'Agriculture contribue à la constitution d'un fonds agricole.
Les événements de 1940 réduisent considérablement l'activité de la BC. Le bibliobus sert pendant l'exode et n'est pas perdu corps et biens comme l'affirme l'Histoire des bibliothèques françaises, il réapparait dans la Sarthe et ne peut être rapatrié. Le conseil d'administration, désorganisé par le départ ou l'éviction de nombre de ses membres n'est pas reconstitué et ne se réunit plus après 1941. 1 300 à 1 400 livres (sur 6 000 environ) ont été perdus. Les subventions ne sont plus versées, à l'exception des 5 000 F au titre des bibliothèques intercommunales et ce, jusqu'à la Libération.
Mais ce sont surtout les difficultés de transport qui limitent la desserte à une dizaine de communes, grâce à des concours bénévoles, cyclistes ou motorisés. En janvier 1941, 57 titres sont "retirés de la circulation parce qu'interdits par les autorités allemandes".
Les responsables du dépôt subissent parfois un contrôle tatillon, dont l'origine n'est pas précisée : "J'ai dû, comme tous mes collègues, prendre l'engagement de ne pas prêter un livre sans l'avoir lu", relate en mars 1941 l'instituteur de Chavignon.
Une lettre de Henri Vendel évoque la déportation de Julien Cain et d'Yvonne Oddon.
Les années de guerre n'ont pas interrompu la recherche d'une politique nationale de lecture en zone rurale et la BC va recevoir du régime de Vichy une forme d'officialisation que le Front Populaire n'avait pas eu le temps de lui donner.
En janvier 41, Victorine Vérine rédige à la demande de Georges-Henri Rivière un projet (non conservé à Soissons) que celui-ci annexe à son "Rapport sur la rénovation des conditions de la vie paysanne (aspect culturel)" remis au délégué général de l'Union Nationale des syndicats agricoles. Comme avant 39, comme après 45, quand les BCP sont présentées comme une prévention de l'exode rural, la BC est susceptible de rentrer dans une problématique d'aménagement rural, et ce thème sera utilisé par le régime de Pétain.
Plus précis, un grand projet de lecture publique reçoit un début d'exécution. C'est une véritable réédition de l'entreprise de 1919, avec, cette fois, une intervention des autorités françaises, définie par un document non daté remontant lui aussi à décembre 1940 / janvier 1941, le "Regroupement des bibliothèques créées par le Comité Américain pour les Régions Dévastées de la France et léguées aux municipalités des villes des anciens centres du dit comité, sous la surveillance technique de la bibliothèque municipale de Soissons, sous les hospices du Comité Américain de Secours Civils" (CASC, la nouvelle mouture du CARD avec Ann Morgan).
Ce plan lève deux obstacles majeurs de la BC : l'irrédentisme des BM et la disparition du bibliothécaire local au profit du bénévole et de l'enseignant.
Il prévoit en effet :
Le don à la BC est effectivement versé en mars 41, les arrêtés ministériels ont été signés par Bernard Fay, mais les véhicules ne sont pas déployés à cause de l'entrée en guerre des USA.
Les documents concernant ce plan sont peu nombreux, mais il est clair qu'il instaure, du fait des autorités françaises, un contrôle technique comparable à celui mis en place par la loi de 1931 des bibliothèques municipales classées sur 'les bibliothèques municipales contrôlées. Il semble d'ailleurs, même s'il n'y a pas trace de modification des statuts, que la BC apparaisse après cette date moins comme une association indépendante et d'avantage comme une section de la BM de Soissons.
En 1943, la BC est toujours réduite, en fait de ressources régulières, aux 5 000 F perçus via l'Inspection académique. L'organisme officiel vichyste qui a succédé à la Ligue de l'enseignement tente alors de monnayer la subvention et son augmentation contre une prise de contrôle (13) , le vieil impérialisme scolaire se manifeste de nouveau. Victorine Vérine, perplexe, sollicite l'avis du secrétaire général de l'ABF, Paul Poindron (14) : faut-il suivre la logique de la BC et de ses ressources ou préférer le rattachement au bureau des bibliothèques nouvellement créé auprès du secrétariat d'Etat à l'Instruction Publique ? Ce dernier n'est-il pas l'aboutissement de la revendication en faveur d'une administration centrale des bibliothèques ?. La BC se retranchera finalement derrière son statut municipal (qu'elle ne possède pas) pour refuser son rattachement aux oeuvres scolaires, en se couvrant par une délibération de la commission consultative de la BM...
Dès octobre 1944, Victorine Vérine présente aux autorités provisoires un "Projet pour la reprise d'une activité normale" avec :
Elle recevra 6 000 F en 1945, au titre des bibliothèques scolaires... Puis, très vite, l'action de la Direction des Bibliothèques conduit à la mise en sommeil de l'association et à la création de la "Bibliothèque Centrale Départementale de l'Aisne", l'une des huit premières. Victorine Vérine en assurera la direction, cumulée avec celle de la BM de Soissons.
La bibliothèque circulante a eu, malgré ses moyens et ses résultats limités, un retentissement national. Les BCP de la période suivante procèdent directement de son expérience et, souvent, avec les mêmes acteurs. Très en retrait des projets initiaux et des plans de développement des années 30, cette réalisation n'en a pas moins contribué à l'institutionnalisation de la lecture publique et du bibliothécaire. On constate que l'enjeu politique ne se situait pas seulement dans les bibliothèques, ni même exclusivement par rapport à l'école, mais aussi dans une mouvance large qui exprime la force d'une demande sociale hétéroclite, portée par le monde agricole, par le secteur social et par l'Education Populaire. Cette demande et cette mouvance poussent en avant la cause de la lecture, mais courent en permanence le risque de substituer à la bibliothèque publique leurs activités en faveur de la lecture, dispersées, précaires et peu efficaces. En sommes nous si loin ?