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    Souvenirs de l'Arsenal

    Par Monique Cazeaux Conservateur honoraire

    J'étais venue à l'Arsenal pour J trois mois, j'y suis restée toute ma carrière.

    Nommée, très jeune, bibliothécaire à la Bibliothèque Nationale, on m'avait affectée au service de la Bibliographie de la France - j'étais entrée à la Bibliothèque Nationale en pensant pouvoir manier beaucoup de livres ; je ne voyais là que des fiches, et encore, imprimées pour le bulletin : c'était désespérant. Ayant demandé une autre affectation, on m'envoya à l'Arsenal où manquait une bibliothécaire en congé de maternité - c'était provisoire... Aussi ne me tour-mentais-je pas trop lorsque je fis connaissance avec cet auguste établissement dans lequel je n'avais jamais mis les pieds, ma vie d'étudiante s'écoulant entre la Sorbonne, les Langues orientales et la Bibliothèque Nationale, où j'avais été très fière d'être admise pour mon mémoire de DES.

    J'arrivais donc à l'Arsenal au printemps 1944 et fis immédiatement la connaissance du conservateur en chef, Frantz Calot, qui me fit remarquer que j'étais bien jeune. Cela commençait bien ! Je fus confiée à Jacques Boussard qui me fit traverser au pas de charge les salons de la bibliothèque avec lesquels je ne me familiarisais pas du premier coup ; c'est ce qui arrive à la plupart des visiteurs à qui j'ai fait plus tard les honneurs de la bibliothèque. On n'entre pas de plain pied dans les mystères de ce palais. Et je me retrouvais aussitôt dans la salle actuelle des catalogues où régnait une bibliothécaire à l'accueil, une autre avec laquelle, pour mon malheur, je ne sympathisais point - une bibliothécaire contractuelle qui s'occupait du classement et de l'inventaire des estampes et une dactylo dont la machine à écrire faisait la seule musique qu'il nous était donné d'entendre puisque, hélas, les oiseaux, eux, étaient dans le jardin, c'est-à-dire de l'autre côté du mur, et qu'il n'était absolument pas question de quitter sa place pour baguenauder dans les couloirs.

    A peine installée devant un bureau, on me chargea de rédiger des fiches. Je me réjouissais déjà d'avoir des livres devant moi et de pénétrer dans un univers que j'aime. "Pas question", me dit-on aussitôt. "Vous n'avez pas à ouvrir les livres. Vous devez vous contenter de voir la page de titre." Quitter un endroit où l'on ne voyait pas de livres, pour un autre où il était interdit de les toucher, ce n'était pas de veine. Les employés de pâtisserie ont plus de chance ; on les laisse s'en gaver jusqu'à ce qu'ils s'en lassent. De toute façon, je doute que je me lasse jamais des livres.

    On ne peut pas dire que mon installation à l'Arsenal m'ait laissé des souvenirs inoubliables.

    Les jours suivants, cela ne s'arrangea guère. Les conversations n'étaient pas tolérées, et les balades à travers l'établissement encore moins. J'avais beau chercher des prétextes pour aller voir des livres en rayon, cela ne marchait pas ; j'étais rivée à mon clou, et de temps en temps, je pointais l'oeil vers la pendule, car les horaires en ce temps là étaient très rigoureux - 10 h-12 h et 14 h-17 h - j'ai quand même réussi à m'aménager très vite un horaire qui me ramenait à la liberté à 16 h, et cela 6 jours sur 7.

    J'étais arrivée au printemps, et le poêle qui chauffait l'hiver la salle des catalogues et la salle de lecture était éteint. Bienheureux poêle pour le bibliothécaire de la salle de lecture, qui avait quand même la permission de venir se réchauffer de temps en temps et qui pouvait ainsi échanger quelques mots avec ses collègues.

    Très vite, on m'installa au bureau d'accueil. Ce bureau eut à la Libération un traitement particulier. En effet, lorsque la libération de Paris arriva, la bibliothèque fut fermée. Je vins voir ce qui se passait et j'eus la surprise de trouver à ma place un officier américain, qui avait posé son révolver sur le bureau. Je lui demandais ce qu'il faisait là et il me répondit qu'il était bibliothécaire et qu'il était heureux de se retremper dans une atmosphère de bibliothèque, même française ; c'est bien la seule fois de ma vie que je vis un bibliothécaire dont l'instrument de fonction était une arme. La vie reprit.

    J'appris très vite qu'il y avait des clans dans la bibliothèque et pourtant nous n'étions pas nombreux - il y avait bien sûr le fonds Rondel - les dames du fonds Rondel : Mme Horn, sa soeur Mlle Monval et une bibliothécaire qu'on leur avait adjointe, un homme aussi, un jeune qui faisait du théâtre. Plus tard, André Veinstein vint les rejoindre. C'était un monde à part auquel nous ne pouvions guère nous mêler. Il y avait des cas isolés, comme celui de Georges Deulin, le bibliothécaire chargé de la salle de lecture et dont l'érudition concernant la cartographie portugaise et d'autres domaines était grande. Avec lui, j'échangeais quelques mots le matin sur le terre-plein où nous attendions que le gardien chef Chauvin nous ouvre la porte ; pas avant 10 h, car impérativement nous devions être en place avant les lecteurs. Je sais bien que c'est logique, mais enfin, tomber chaque matin que Dieu fait sur Frantz Calot qui, montre en mains, contrôlait les arrivées, à la longue cela agaçait ! et que répondre lorsqu'il demandait sur un ton docte : "il est 10h02, Madame, que vous est-il arrivé ce matin ?". Je dois dire que je m'en suis vengée beaucoup plus tard en racontant cette histoire à Claude Chabrol qui l'avait trouvée si drôle qu'il planta dans ses "Bonnes Femmes" un directeur de magasin qui, avec les mêmes gestes et sur le même ton, posait la même question à ses vendeuses.

    Je m'installais donc à ce bureau d'accueil et je dois dire qu'il ne me semblait guère pratique d'avoir des collègues autour de moi, qui trouvaient que les échanges de conversations entre lecteurs et la bibliothécaire chargée de les recevoir faisaient trop de bruit. Bien sûr j'étais visée - mais j'ai toujours pris mon métier à coeur. On doit mettre ce que l'on sait au service des lecteurs et me démener pour trouver ce qu'ils cherchaient était une priorité, car à l'époque, les catalogues, quelle histoire ! Les lecteurs n'avaient pas le droit de toucher aux inventaires manuscrits, ce qui les mettait d'ailleurs hors d'eux, car chacun sait combien il est merveilleux de fouiner dans les catalogues pour y trouver sa vie. Je préférais infiniment les recherches à la rédaction de fiches que j'étais bien obligée de faire d'ailleurs entre deux lecteurs, car les lecteurs alors étaient peu nombreux, mais ils étaient de qualité. Bientôt vint l'apport de jeunes élèves de cours de théâtre comme celui de René Simon, leur niveau de connaissance n'était guère élevé. Certains par exemple, ne trouvaient pas Shakespeare au catalogue, et pour cause, ils le cherchaient à la lettre C. De jeunes metteurs en scène venaient : Georges Vitaly, Michel de Ré et celui qui monta avec Akakia Viala le grand faux de l'époque, "la Chasse spirituelle" d'Arthur Rimbaud, Nicolas Bataille. Tous ces jeunes gens mettaient beaucoup d'animation dans la salle des catalogues, animation qui n'était jamais bien vue de mes collègues. Tout ce qui troublait la quiétude était voué aux gémonies. Je comprends bien qu'on ne rédige pas des inventaires sérieux dans le bruit mais j'ai toujours trouvé peu heureux le mélange des bibliothécaires qui travaillaient et des personnes qui avaient besoin d'allées et venues et de bribes de conversation.

    Pour exécuter les commandes de livres, il y avait une espèce en voie de disparition : les magasiniers d'un âge certain, qui avaient été recrutés en qualité d'anciens combattants, ou quelque chose d'approchant. Il s'écoulait parfois un temps assez long entre le moment où le magasinier repérait le bulletin déposé dans sa corbeille et se levait lentement pour juger le fait. Ils n'étaient pas nombreux et chacun avait sa table de travail où il exécutait le rondage dans la salle de lecture. Nous avions un gardien chef efficace qui était mis à toutes les sauces, si je puis dire. Il avait la haute main sur toutes les clés de la maison, c'était le personnage important qui faisait face à tous les incidents matériels. Dans un vieux bâtiment comme le nôtre, cela ne manquait pas. Il y avait toujours une petite inondation quelque part ou une fenêtre récalcitrante et lorsqu'on ne trouvait pas un livre en rayon, c'est à lui qu'on faisait appel. Mais ce personnage important tremblait devant Calot et n'aurait jamais pris une initiative qui aurait pu être désapprouvée. En ce temps là, demander un livre de réserve ou encore mieux de l'Enfer était toute une affaire. Je confesse que j'ai pris grand plaisir, quand j'en eus le pouvoir, à signer les autorisations pour l'Enfer. Moi-même, je n'avais jamais obtenu la possibilité de jeter un coup d'oeil sur l'Histoire d'O ! et j'avais protesté lorsqu'on avait mis à l'enfer toute l'édition de Sade parue chez Pauvert, c'est-àdire également les deux premiers tomes signés de Gilbert Lély et qui traitaient de la vie et de l'oeuvre de Sade.

    Et il n'y a pas si longtemps de cela pourtant, on se croirait à des années lumière...

    Mieux, à une certaine époque, on avait décidé de ne plus communiquer de romans ! ce n'était pas là étude sérieuse. Lire des romans : un plaisir inavouable ! Vraiment, peut-on grâce à eux, faire des études de moeurs, de sociologie, y chercher un reflet de notre société ? Je pense à la tête de certains auteurs de ma connaissance, dignes membres de la française ou de jurys littéraires s'ils savaient que j'ai du refuser la lecture de leurs oeuvres il y a une trentaine d'années, parce que ce n'était pas digne du rôle de la bibliothèque de l'Arsenal. Notre bibliothèque, la plus grande bibliothèque littéraire de France, qui garde jalousement des oeuvres rejetées des catalogues de libraires. Combien de livres de chez Gallimard, Grasset ou autres ont disparu des répertoires. L'Arsenal peut les faire connaître ou reconnaître, voilà une grande mission. Ce n'était pas l'heure dans les années 60 d'affirmer un tel point de vue...

    A la retraite de Georges Deulin, qui arriva peu de temps après mon entrée à l'Arsenal, de l'accueil, je passais à la salle de lecture. Au début, cela ne me plaisait pas trop. Je craignais de perdre le contact avec les lecteurs. J'avais bien tort, car tous trouvèrent prétexte à venir me demander quelque chose : un complément d'enquête en quelque sorte. De plus, ô merveille, tous les ouvrages que rendaient les lecteurs me passaient entre les mains. Manuscrits que je pouvais enfin toucher car, au cours des premières années, il n'était venu à personne l'idée de m'emmener dans le saint des saints, et de me permettre de voir quelques-uns de nos plus beaux manuscrits. Je n'avais que par ouï-dire connaissance de la présence dans nos murs du Psautier dit de Saint-Louis ou du Renaud de Montauban. Mais là, dans la salle, combien de livres ai-je parcouru en diagonale ! j'ai un appétit féroce de savoir, mais je n'étais pas là pour cela, on se tuait à me le répéter. Pas une bibliothécaire modèle, à coup sûr, selon les normes établies. Mais je continuais mon travail qui, pour moi, a toujours consisté à faire profiter autrui de ce que je savais.

    Bien entendu, j'ai fait des inventaires, j'étais devenue très calée sur les mélodrames du 19e siècle - je lisais les pièces bien sûr, (je lis très vite), tout en copiant consciencieusement les titres. Cela me permettait de donner quelques idées à des metteurs en scène en panne. J'ai fait l'inventaire de mazarinades et aussi de brochures du 20e siècle qui étaient dans les rayons, sans identité, et là, quelle mine ! Vous ne pouvez savoir tout ce que l'on apprend en quelques pages de pauvres brochures oubliées, éditées la plupart du temps en province, travaux parfois d'érudits, d'historiens locaux qui relataient des faits qui leur semblaient sans importance et qui tissaient ce réseau de sociétés traditionnelles, complètement en voie de disparition en notre fin de siècle.

    Un de mes premiers travaux fut d'exhumer de nos manuscrits, un opuscule de l'abbé Depéry, Essai sur les moeurs et usages singuliers du peuple dans le pays de Gex. Cela fut publié dans le bulletin de la Société des historiens locaux. Cela ne devait pas être inutile, car j'ai eu la joie de voir ce petit travail republié et commenté dans une savante revue de Savoie, il y a une vingtaine d'années.

    Vous me direz que ce n'est pas la vie de l'Arsenal ; mais si, la vie de l'Arsenal était faite de la juxtaposition de comportement des membres de son personnel. Pas de contact avec les autres, et encore moins avec leurs travaux. Chacun faisait sa besogne dans son coin, mais personne ne savait ce qui se passait dans l'esprit des autres. Les échanges d'idées sur ce que devait être la bibliothèque étaient nuls. L'humour n'avait aucun droit de cité. On ne devait pas se mêler du travail des autres. Ainsi, du temps où j'étais à l'accueil, je n'avais pas le droit de mettre mon nez dans le catalogue des manuscrits qui était dans la salle de lecture ; j'y ai bien fait quelques escapades, mais c'était rare. L'inverse aussi : lorsque j'étais dans la salle de lecture et que j'allais chercher dans les catalogues, j'étais reçue comme un chien dans un jeu de quilles. Ce qu'il y a de terrifiant dans une entreprise, c'est de n'être qu'un rouage. Par exemple, il n'y avait que le conservateur ou le bibliothécaire concerné qui était au courant des legs, des dons. On en entendait parler, c'est tout. Il n'était pas question d'interroger le conservateur en chef sur la marche de la bibliothèque. Ce que je savais de mon rôle était le suivant : vous êtes, m'avait dit Calot, comme le caissier de la Banque de France : vous veillez sur un trésor, vous êtes assise à votre bureau que vous ne devez quitter sous aucun prétexte, et vous devez tout surveiller. Dans les années 68, ce petit fait avait été noté dans un article de France-Soir, comme témoin de l'ambiance qui régnait à l'Arsenal.

    Ce n'était pas une atmosphère joyeuse. D'ailleurs, à la BN, on considérait l'Arsenal comme une prison, ce qu'on m'avait soigneusement caché lorsqu'on m'y avait envoyée. Un horaire strict, tous les jours de la semaine comme je l'ai dit, des vacances par quinzaine (du 1er au 15, du 16 au 31) que l'on pouvait juxtaposer, mais pas question de partir du 5 au 20 du mois ou autre fantaisie de ce genre. La vie extérieure s'arrêtait au seuil de l'Arsenal. Le téléphone était l'ennemi mortel. Espérer recevoir une communication relevait de l'exploit. Quant à en passer une, pas question. Les travaux de la bibliothèque devaient seuls nous préoccuper. Si encore la bibliothèque avait pu être un refuge confortable contre le monde extérieur ! Mais non, la vie que l'on connaît maintenant à l'Arsenal n'a rien de commun d'avec celle des années 50-60.

    On peut circuler dans la maison, y retrouver la trace de grands anciens, le passé nous assaille, passé chaleureux, pétri d'humanisme, mais en ce temps-là, chacun était confiné à sa place. Je ne connaissais que la salle des catalogues et la salle de lecture. C'est bien assez pour s'occuper, penseront certains. Je ne le crois pas. On fait d'autant mieux son travail, on est d'autant plus attaché à sa bibliothèque qu'on en connaît tous les coins et recoins, et qu'on s'est laissé engager dans des fils invisibles et solides qui font que l'on se sent dans la lignée de ceux qui nous ont précédés.

    Les liens avec la maison mère étaient distants. Ne la fréquentaient que ceux dont la fonction l'exigeait. Donc, les autres ne savaient pas comment la situation évoluait dans les autres départements. L'idée d'un travail en équipe ne venait à personne ; c'était le travail en miette. Il n'y avait pas d'esprit de corps, mais un esprit de chapelle. Ne me demandez pas quelles sont les grandes acquisitions qu'on a pu faire dans ce temps là ; il y a heureusement des inventaires pour cela. C'est par hasard qu'on apprenait l'entrée à l'Arsenal d'ouvrages importants. Il y avait les bibliothécaires qui faisaient les acquisitions, et ceux qui n'avaient pas le droit de s'en mêler. J'étais de ceux-là. On ne me confiait aucune responsabilité hormis la chasse aux lecteurs indélicats, je dois dire qu'il n'y a pas eu de grand pépin dans cette période, pas de découpage de miniatures, etc. L'Arsenal est certainement l'une des bibliothèques où il y a eu le moins d'histoires. Mais j'aurais aimé, dans cette période, participer aux acquisitions ou rechercher au dépôt légal des ouvrages que l'on n'avait pas coutume de nous donner. C'est ainsi que l'on peut orienter ou conforter la vocation d'une bibliothèque, mais personne ne tenait compte de mes avis, et je sais qu'il manque dans certains domaines des ouvrages indispensables. Il a fallu qu'il y ait 68 pour qu'enfin on écoute une de mes suggestions et que l'on se procure un Marcuse, que personne ne lit plus d'ailleurs, mais nos descendants s'en amuseront.

    Certains domaines de la bibliothèque étaient préservés du public, le plus possible. Je veux parler de tout ce qui touche l'ésotérisme, l'alchimie, l'occultisme, nous avons un fonds extraordinaire. J'ai eu le malheur d'en parler un jour dans je ne sais plus quel article. On m'a fait remarquer, sur un ton désagréable, que ce n'était pas ce qu'il y avait de plus intéressant à la bibliothèque, et que le public n'avait pas à le connaître. Mais qu'on aime ou qu'on aime pas, on ne peut nier ce fonds, si important qu'il a attiré les grands spécialistes comme Eugène Canseliet ou René Alleau. Disons que toute ma tactique a consisté à écarter le plus possible des lecteurs qui n'y connaissaient rien et à les empêcher de lire des manuscrits auxquels ils n'auraient rien compris puisque écrits en latin qu'ils n'avaient jamais étudié, et ainsi à préserver le fonds délicat de maniements indélicats. Il y eut un certain nombre de mages arrêtés au seuil de la salle de lecture. Mais la plupart de mes collègues voyaient d'un mauvais oeil tous les lecteurs de ce fonds et ne faisaient pas de différence entre spécialistes et charlatans.

    Je détestais les jours de grève de transport ou de magasiniers qui faisaient la salle de lecture déserte. Une salle sans lecteurs, sans la vie de la bibliothèque... car la vie à l'Arsenal, elle n'était pas celle du personnel mais bien celle apportée chaque jour par les lecteurs. Que de joies dans ces rencontres ! Je les connaissais tous bien entendu, et lorsqu'un nouveau venu survenait, je le faisais parler de ses recherches et de ses travaux, même s'il me donnait sa carte sans commentaire. S'il s'agissait d'un Paul Morand, par exemple, j'allais jusqu'à lui, ou d'un Le Clézio, je lui souhaitais la bienvenue, Pieyre de Mandiargues venait en voisin, J.J. Gautier, Edgar Faure, et combien de chercheurs, d'universitaires, Foucault, Albert-Marie Schmidt, d'hommes de théâtre, de cinéma.

    A l'heure actuelle, je suis souvent arrêtée dans une réception, même dans la rue, par quelqu'un qui dit avoir travaillé avec moi, dans la salle de lecture, et cela remonte bien souvent à 20 ou 30 ans. Les lecteurs n'étaient pas en prison, eux ! Ils se trouvaient bien dans l'atmosphère qui était celle de la salle de lecture. A cette époque, il n'y avait pas beaucoup d'usuels, le bas des armoires était consacré à de beaux volumes anciens, des sciences et arts pour la plupart. Il y avait une barre qui dissuadait les lecteurs d'aller les chercher. Précaution inutile, car personne ne s'avisait de se mettre à quatre pattes pour déchiffrer au dos des volumes ce qui pouvait bien se dissimuler derrière les reliures jaune citron. Il n'y avait que moi pour, de temps en temps, me livrer à une exploration qui m'a laissé des souvenirs inoubliables, comme ce livre du 16e siècle qui relatait des récits de voyage en mer où l'on trouvait des monstres inconnus tel celui qu'un dessinateur avait tenté de reproduire sur une page, et qui était si grand que le lecteur était prié de dérouler le feuillet suivant pour voir la fin de l'animal. Hélas, on a déménagé ces volumes et je n'ai jamais été capable de le retrouver.

    Les lecteurs rêvaient, à leur place, car ils n'avaient pas le droit d'aller méditer devant les fenêtres, cela faisait désordre. Mais si cela arrivait, j'attendais lâchement le passage du conservateur en chef qui se chargeait de les remettre devant leur pupitre. Les lecteurs m'apportaient ce lien avec l'extérieur dont j'avais besoin. J'aurais péri d'ennui, enfermée dans un bureau en tête-à-tête avec mes fiches et mes inventaires. Je ne suis pas sûre que certaines de mes collègues, à cette époque, aient été heureuses.

    Le grand branle bas de combat était donné à l'occasion de la fermeture annuelle de la BN. On en parlait des semaines avant et des semaines après. Les mêmes collègues qui gîtaient dans la salle d'accueil en étaient malades, car il est évident que le remue-ménage était décuplé et qu'elles sortaient chaque soir avec des migraines carabinées. Moi pas ! cela me donnait l'occasion de connaître d'autres lecteurs.

    Je serais presque tentée de dire : enfin la révolution arriva, en l'occurrence mai 68 avec ses cortèges et ses barricades. La bibliothèque ferma immédiatement, quelle aubaine ! et comme je l'ai dit, une bibliothèque sans lecteurs n'offrant strictement aucun intérêt à mes yeux, je cherchais à m'employer plus utilement. Le comité révolutionnaire de la Bibliothèque nationale se forma. Tous les matins, je m'y rendais consciencieusement. Aucun de mes collègues de l'Arsenal ne vint jamais m'y rejoindre sauf, les derniers jours - divine surprise - notre conservateur en chef en personne, Jacques Guignard : il fut acclamé. Ce fut très bénéfique pour notre bibliothèque. Les hostilités terminées, chacun reprit sa place, mais le vent qui avait soufflé ne se calma pas tout de suite, et l'on vit poindre le temps de la concertation. Les membres du personnel échangeaient quelques mots, donnaient leurs idées sur la bibliothèque et le conservateur en chef organisa chaque mois une réunion ouverte à tous et l'on discuta enfin de l'orientation de la bibliothèque, des achats à faire, bref de notre avenir. Il y eut un semblant d'équipe, et il faut être reconnaissant à mai 68 d'avoir renversé quelques barrières et quelques tabous. On avait maintenant à faire à des êtres humains et pas simplement à des mécaniques qui remplissaient leur tâche.

    La suite vous la connaissez. On vit normalement, comme partout à l'Arsenal. Oh bien sûr, il y a toujours des clans, des grincements de dents. Mais on peut se faire entendre.

    Je n'ai pris aucune note durant mes années de travail à l'Arsenal. Tout ce que je dis est ce qui m'est resté en mémoire. C'est l'écume de mes jours à l'Arsenal.