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L'être humain n'est pas qu'une ressource, il est bien plus

1994
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    L'être humain n'est pas qu'une ressource, il est bien plus

    Par Odile Nublat, Bibliothèque de La Rochelle

    A l'heure fatale où tous les élèves de la promotion 1990-1991 de l'ex-ENSB se devaient de choisir un sujet de mémoire sur lequel travailler l'année durant, je me suis trouvée fort dépourvue. De fait, généraliste de formation, sans expérience professionnelle, les questions brûlantes de bibliothéconomie classique n'évoquaient rien en moi, ainsi ai-je rejoint la cohorte des indécis.

    Puis l'idée est née à la croisée d'un goût certain pour la recherche d'information, d'une vieille passion pour la sociologie, et des recherches de certains enseignants de l'école : étudier la gestion des ressources humaines en bibliothèques françaises et anglo-saxonnes, vue par les bibliothécaires, telle qu'ils la relatent dans leurs organes de presse associatifs ou officiels.

    C'était parti pour des jours et des nuits de dépouillement de la presse bibliothéconomique anglophone et francophone, au fil des index, des revues de revues et des bases de données, ce sur une période de dix ans, 1981-1991, prolongée certes jusqu'en 1994, et portant sur les titres suivants, que l'on peut consulter à la bibliothèque de l'ENSSIB: American Libraries, American Library Association; Argus, Montréal : Corporation des bibliothécaires professionnels du Québec ; Bulletin des bibliothèques de France, Villeurbanne : École nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques ; Bulletin d'informations de l'ABF, Paris : Association des bibliothécaires français ; Documentaliste: science de l'information, Paris : Association des documentalistes et des bibliothécaires spécialisés ; Documentalistes et bibliothèques, Montréal : Association pour l'avancement des sciences et techniques de la documentation ; Journal of Documentation, Londres : Aslib, the Association for Information Management ; Journal of Library Administration, New York : Haworth Press ; Library Trends, Urbana-Champaign : University of Illinois, Graduate School of Library and Information Science.

    Dans l'inconscience de la jeunesse et du non-practicien, j'ai dépouillé, fait des résumés, relevé des expressions idiomatiques, voire symptomatiques avant de me livrer à des analyses comparatives parfois hasardeuses par manque d'information sur la réalité des bibliothèques de chacun des pays étudiés. Il en ressort néanmoins des tendances lourdes que les faits sont venus confirmer. Ce qui m'intéressait effectivement, c'était de montrer l'évolution qu'étaient en train de vivre les bibliothèques et les bibliothécaires au cours des années 1980, dont nous voyons les incidences et mesurons désormais les effets.

    Vécu, métier, fonction, rôle, image

    Dans ce sens, ce qui apparaît comme essentiel en matière de gestion des ressources humaines en bibliothèque, c'est moins de lister et classifier les différentes techniques de gestion testées et pratiquées que de dégager le contexte, les conditions d'émergence et d'applications de ces techniques dans chacun des pays. Dès lors le champ d'étude est déterminé, il sera question du contexte économique, politique, technologique, culturel et social dans lequel le bibliothécaire travaille et tel qu'il le décrit. Effectivement, l'étude comparée de la littérature bibliothéconomique des quatre pays considérés, États-Unis, France, Grande-Bretagne et Canada, nous a permis de cerner certains facteurs déclencheurs d'un réveil des réflexions sur la gestion du personnel et plus généralement des ressources humaines.

    Ère électronique, rigueur budgétaire et crise identitaire

    Trois facteurs se dégagent nettement et servent régulièrement d'introduction à la relation des expériences de pratiques nouvelles de gestion des ressources humaines : les évolutions induites par la généralisation de l'outil informatique, le passage d'une ère de production et de consommation à une ère de services et d'information, l'installation des sociétés occidentales dans la crise.

    De fait les professionnels des bibliothèques et les documentalistes, quel que soit le pays considéré, évoquent tout le passage à l'ère électronique, et plus spécifiquement le traitement automatisé, numérisé de l'information qui la rend polymorphe, multisectorielle, multisup-port et accessible à distance - bref traitement qui l'extrayant du support écrit et des lieux de stockage de documents la transfère vers d'autres lieux et d'autres supports dont le bibliothécaire-documentaliste n'est pas forcément dépositaire ou garant.

    Dès lors sont remis en question les fondements mêmes du métier, les critères principaux de professionnalité, voire l'existence même des bibliothécaires dans la mesure où les nouvelles technologies semblent permettre un stockage, un traitement, un repérage, une localisation et un accès au document et à l'information en dehors des bibliothèques et des bibliothécaires.

    Le métier, la fonction, le fonctionnement de l'organisme, l'image et l'avenir de la profession paraissent alors fort compromis. Ce qui s'est traduit par une réelle crise identitaire, aggravée encore par la crise budgétaire, et posée de manière aiguë et sensible dans la presse professionnelle. Elle s'est manifestée et se manifeste encore par des prises de conscience formulées en interrogations et réflexions, par des tentatives pour remotiver et préparer l'équipe aux changements et par des néologismes, délicieusement imagés, sensés désigner la profession ou en couvrir les nouvelles activités : médiathécaire, courtier en information, information manager, bibliothécaire-ingénieur, biblio-octet-caire.

    Soit autant de termes qui rendent compte des tensions et des doutes des professionnels devant plusieurs phénomènes découlant du traitement automatisé de l'information et les touchant directement:

    • le fait que certaines des fonctions, dont le catalogage, puissent être effectuées par des non-professionnels, unlibrarian, ou par des catégories plus larges de personnel plus ou moins qualifié ;
    • la boornization ou nomination à la direction des bibliothèques de personnes extérieures à la profession, telle que le rapportent nos confrères canadiens et américains ;
    • l'apparition du chômage, du licenciement de personnel qualifié, l'emploi de personnel non formé, la réduction des effectifs ;
    • la transformation de la relation du bibliothécaire à son environnement immédiat (lecteurs et partenaires) et général (société, marché de l'information) et du rôle qu'il estime avoir à y jouer ;
    • celle de l'image qu'a le bibliothécaire de lui-même confrontée à celle que le public et ses interlocuteurs lui renvoient ;
    • les attentes des usagers et de la manière dont le bibliothécaire est à même de les satisfaire, au prix parfois d'une reconsidération de sa conception de ses fonctions, de son métier ;
    • le vécu au quotidien des bibliothécaires, de leurs réponses organisationnelles en termes de gestion d'équipe et de relations internes dans un contexte budgétaire plus ou moins favorable ;
    • les réflexions et changements induits en matière de formation.

    Ainsi avons-nous tenté d'avoir une approche dynamique et systémique, construite sur la trame de dix années de littérature bibliothéconomique, et de raisonner en termes de profession, de métier, de fonction, d'organisation du travail, de formation, de rôle, d'image et de réalité pour une catégorie professionnelle donnée : celle des professionnels de l'information, bibliothécaires territoriaux et d'État confondus, bibliothécaires et documentalistes rassemblés.

    Pour une recontextualisation de la gestion des ressources

    La lecture de la presse professionnelle permet un retour sur nous-mêmes et une mise en perspective fort éclairants. Un exemple: on réalise que la notion de gestion des ressources humaines est relativement récente, le milieu des années 1970 dans les revues américaines, le début des années 1980 en France. Nous parlons ici de l'apparition du terme et non de l'existence de réflexions sur la question de la gestion du personnel qui certes a été le souci de nos prédécesseurs, y compris les plus lointains. N'y voyons pas non plus un quelconque retard français mais plutôt le rappel que les idées et les termes ne surgissent pas ex nihilo.

    Ainsi peut-on difficilement envisager de mener une analyse comparative des pratiques de gestion des ressources sans avoir rassemblé au préalable un minimum d'informations sur la situation économique, sociale et technologique du pays étudié, et sur l'organisation, la structure, le fonctionnement, la formation, le recrutement des bibliothèques concernées.

    Pour des éléments sur l'organisation et la typologie des bibliothèques dans chacun des pays, nous avons dû lire entre les lignes, les monographies récapitulatives et comparatives faisant singulièrement défaut sur la question ; pour la formation et le recrutement nous nous sommes servis des pages de la revue Documentaliste consacrées à la formation des bibliothécaires et documentalistes.

    De la même façon les pratiques en matière de gestion des ressources humaines sont fondamentalement liées à la taille, la structure administrative, au type de public de l'établissement étudié. A ce propos, il est symptomatique de voir que la question des ressources humaines et de leur gestion a été posée surtout par des responsables de grandes bibliothèques municipales et universitaires et plutôt au moment de leur informatisation.

    Il existe de nouveaux métiers de l'information auxquels les bibliothécairesdocumentalistes pourraient prétendre : dans les entreprises pour la veille technologique, dans le domaine de l'information scientifique et technique ou en free-lance pour une information individualisée.

    La crise qui s'étend et qui perdure vient relancer la réflexion sur les ressources humaines en bibliothèque. Les textes parlent de « croissance zéro », de gérer la croissance dans la décroissance Tour à tour, les pays et les bibliothèques s'enfoncent dans la crise tandis que la demande des usagers se montre de plus en plus pressante, variée et exigeante.

    L'enjeu est vital ; il s'agit de mener l'adaptation, l'intégration de la nouvelle donne technologique et sociétale dans les bibliothèques et centres de documentation avec des moyens financiers et humains en diminution, au risque de manquer le virage de la modernisation des structures.

    A chaque pays une réponse adaptée

    Face au défi posé par le déplacement possible de la fourniture d'information sur d'autres lieux et par d'autres acteurs, dans un contexte budgétaire difficile, les bibliothécaires ont réagi en temps et heure de manière différente et spécifique.

    • « Aux États-Unis, les professionnels des bibliothèques ont été les premiers confrontés à cette concurrence et à la nécessité d'une modernisation rapide. La réponse qu'ils ont donnée est plutôt exhaustive. Sensibilisés par une culture de travail qui leur est propre, ils se sont efforcés de transposer de la manière la plus adéquate possible des techniques de gestion des ressources humaines déjà éprouvées dans d'autres milieux de travail. En ce sens, ils ont largement contribué à l'institution de la gestion des ressources humaines en une science appliquée, issue des sciences humaines et sociales, pour laquelle ils auraient été le laboratoire d'expérimentation de certaines techniques et de validation de principes fondateurs : évaluation, motivation, gestion par objectifs...
    • « Nos confrères britanniques, suivant les traces de leurs homologues d'outre-Atlantique, ont eu une approche très pragmatique avec pour figure de proue le manager qui gère cette modernisation et ses hommes selon un mode directorial pour lequel des compétences particulières, skills, sont requises et sans cesse réactualisées.
    • « Les bibliothécaires-documentalistes canadiens ont une approche humaine de la crise identitaire et de la nécessaire adaptation aux mutations et changements : participation, collaboration, satisfaction du personnel, qualité de travail, formation et responsabilisation de l'usager, solidarité et éthique sont les maîtres mots de ce virage humain venu accompagner le virage technologique.
    • « Les professionnels français sont partagés dans cette réflexion selon l'ancien clivage bibliothécaire-documentaliste qui correspond à des structures et des modes d'organisation sensiblement différents. Ainsi les documentalistes et bibliothécaires spécialisés se sont-ils reconnus dans les réflexions et les réponses apportées par leur homologues américains et canadiens parce que confrontés en avant-garde aux mêmes exigences du public d'une information toujours plus fraîche, toujours plus fluide.

    Pour leur part, les bibliothécaires ont abordé la question des ressources humaines d'un point de vue statutaire, en termes de fonctions, de qualification et de formation, suivant de près la refonte des statuts dans le sens d'une reconnaissance du métier effectivement pratiqué, de la prise en compte des transformations de la profession au-delà du schéma hiérarchique traditionnel. Quant aux pratiques de gestion des ressources humaines, d'une autre approche de l'organisation du travail, elles semblent avoir été engagées de l'extérieur: par la DLL ou la DPDU avec l'expérience des tableaux de bord ou celle de la gestion par objectifs. Aussitôt testées, aussitôt abandonnées.

    Néanmoins les écarts technologiques et culturels tendant à se niveler, nous assistons à un recentrage des choix en matière de gestion des ressources humaines, quel que soit le pays considéré, autour de la question fondamentale de l'usager, autour des notions de service et de relations publiques.

    Soit un double positionnement visant à optimiser les relations internes mais également les relations avec l'usager, les autorités de tutelle, les autres professionnels de l'information. On parle alors d'éthique, de déontologie de l'usager, de communication.

    La boucle semble alors bouclée, l'identité retrouvée, la place dans le cité reconquise, la modernité acquise, puisque les réflexions s'organisent désormais autour du service rendu au lecteur devenu entre temps usager, d'une information individualisée, l'informatique et les technologies dites nouvelles redevenant de simples moyens de stockage et de traitement d'informations, le bibliothécairedocumentaliste ou consultant en information assumant un rôle de médiation entre l'outil et l'usager pour l'accès à l'information la plus pertinente possible. Du robinet à la fiole selon l'expression heureuse de Denis Varloot.

    La formation de ce consultant moderne doit intégrer ces nouveaux champs de compétence : notions de gestion financière, administrative et humaine, initiation à l'informatique et aux nouvelles technologies de stockage de l'information, sociologie des publics, communication.

    Mythes et réalités de la gestion des ressources humaines en bibliothèques

    Nous nous sommes livré à une étude jusqu'ici très factuelle de la gestion des ressources humaines en bibliothèques. D'autres lectures des mêmes documents sont aisément envisageables : une lecture historique des modes d'organisation du travail en bibliothèque, de l'évolution du concept de bibliothèque, de celle des politiques culturelles et des métiers de la bibliothèque. Nous pourrions également parler des bibliothèques et du changement, de révolution par le savoir. Mais les bibliothécaires-agents de conservation d'aujourd'hui pourront-ils être les révolutionnaires de demain ?

    Sans vouloir être polémique certaines questions restent en suspens, parfois aussi pesantes qu'une épée de Damoclès. De fait, que relate cette étude sinon le passage des bibliothèques et centres de documentation d'une organisation tayloriste du travail à une conception plus ouverte de l'organisation du travail, très proche, voire très liée à celle en vigueur actuellement dans l'ensemble du monde du travail ?

    Ce qui se traduit en bibliothèques par une approche moins statutaire, plus fonctionnelle des ressources humaines et de l'organisation dans le sens de la reconnaissance des compétences de chacun, du travail en équipe, du projet commun, d'une qualité de service proposé à l'usager. Et ceci dans une logique requalifiante et revalorisante d'échange, de partenariat et d'écoute.

    Cette approche est très nettement perceptible, à l'heure actuelle, dans les comptes rendus de construction ou de réaménagement de bibliothèque ; en témoigne notamment la consultation pour la Bibliothèque de France d'une société de conseil censée établir avec le personnel le futur schéma fonctionnel.

    « Les mutations professionnelles découlent presque toujours d'autres changements. Elles accompagnent les transformations socio-économiques et les options technologiques. Les bibliothécaires n'échappent pas à cette règle », disait très justement Cécil Guitart. Nous n'échappons décidément pas à la règle. Est-ce là le prix de toute modernisation ? Laissons là l'approche factuelle et tentons quelques investigations plus analytiques. Interrogeons-nous par exemple sur les auteurs des articles sur lesquels nous avons appuyé notre étude et sur leur expérience concrète de la gestion des ressources humaines.

    Paroles de conservateurs, de directeurs, de membres associatifs actifs, de professionnels des télécommunications et de l'information, ces articles sont rédigés par ceux-là mêmes qui pensent et mènent le changement des bibliothèques. C'est-à-dire une approche conceptuelle inspirée certes par la situation réelle, mais également nourrie par une littérature florissante sur la gestion du changement et par des stages de management, de techniques d'encadrement proposés allégrement par les organismes de formation continue.

    Or des discussions, des récits sont singulièrement absents ceux qu'il s'agit de motiver, de former, de responsabiliser, les acteurs principaux : les bibliothécaires. Personnages en quête d'auteur ou auteurs en quête de personnage ?

    Où se situe la réalité de la gestion des ressources humaines ? Comment les bibliothécaires, les individus perçoivent-ils la restructuration des services et des équipes ? Comment conçoivent-ils la bibliothèque de demain? Qu'en aperçoivent-ils ? A quels phénomènes d'inertie ou d'emballement, de réticence, de mécompréhension les responsables de bibliothèques se trouvent-ils confrontés et que l'écriture pudique ne dit pas ?

    Gestion des ressources humaines et devenir des bibliothèques

    Un chercheur du CNRS consulté par l'ABF parlait de politique culturelle et de bibliothèques relevant de modèles successivement monarcho-patrimonial, libéralo-créatif, et démocratique, d'autres des différents paradigmes du concept de bibliothèque. Celui qui se dessine aujourd'hui dépendra du positionnement de bibliothèques publiques et de bibliothécaires ayant des moyens financiers en réduction sur un marché de l'information où les innovations sont rapides et coûteuses et la concurrence rude.

    Devant de telles perspectives, les réflexions en matière de gestion des ressources humaines devraient s'articuler selon deux axes symétriques et interdépendants : intra muros sur la manière dont les directeurs et leurs équipes vont concevoir, mettre en place et faire fonctionner la bibliothèque de demain ; extra muros sur la manière dont les bibliothécaires se positionneront sur le marché de l'information, sur le moment où ils interviendront dans la chaîne de production et de transmission du savoir à l'usager - médiateurs transparents ou associés à l'élaboration d'une information individualisée sur d'autres canaux ?