En effet, les critiques littéraires, éditeurs et écrivains qui hantaient les séminaires du Festival du livre où l'on parlait savamment de « l'histoire contemporaine vue par les universitaires ou de « la sémiologie des collections de poche auraient bien dû venir écouter ce que pensaient ceux à qui étaient destinées leurs publications, à savoir les lecteurs.
En règle générale, ce sont les grands oubliés des manifestations littéraires et, depuis ce colloque mémorable qui remonte à vingt-trois ans (déjà !), je ne pense pas qu'ils aient jamais à nouveau été conviés à émettre leurs opinions sur leurs lectures. Il est vrai qu'il fallait de l'audace pour réunir ainsi une centaine de lecteurs « de la base dans une foire-exposition fréquentée par des professionnels du livre.
L'année 1972 était » Année internationale du livre et Étienne Dennery, directeur des bibliothèques et administrateur général de la Bibliothèque nationale, voulait, en plus de la prestigieuse et très belle exposition organisée à la BN, faire quelque chose de marquant pour la lecture publique à laquelle il était très attaché. Ce fut Jean Grosso (2) qui lui suggéra l'idée de faire se rencontrer des utilisateurs des bibliothèques centrales de prêt venus de toute la France.
Depuis 1969, Jacques Médecin, maire de Nice, organisait chaque année au mois de mai le Festival international du livre au Palais des expositions, festival qui, transféré à Paris quelques années plus tard, deviendra le célèbre Salon du livre. Ce festival, qui en était à sa quatrième année, présentait l'avantage pour les professionnels du livre d'offrir un lieu de rencontre autour des stands d'éditeurs, à l'occasion de débats ou lors des manifestations mondaines où étaient décernés divers grands prix du livre.
Introduire un colloque de plus au sein de ce festival n'était pas une idée absurde mais faire venir par le train et loger sur place des lecteurs utilisateurs du bibliobus à raison de deux par département semblait bien utopique à une administration peu habituée à régler des frais de mission à des non-fonctionnaires !
Mais, la fortune souriant aux audacieux, l'équipe du Service de lecture publique, créé en 1968 au sein de la Direction des bibliothèques et de la lecture publique et dirigé par Alice Garrigoux, se mobilisa pour trouver une solution, même non orthodoxe, à ce problème financier.
Ce fut en effet grâce à Edmond Guérin (3) , Directeur de la BCP du Pas-de-Calais, dont l'association des amis était très puissante et disposait de liquidités disponibles et suffisantes, que les sommes nécessaires à l'achat des billets de train et au règlement des repas et nuits d'hôtels furent avancées. Je revois encore, dans le train où nous avions passé la nuit, la serviette bourrée de billets de banque devant laquelle Alice Garrigoux, Edmond Guérin, Louis Yvert et moi montions la garde à tour de rôle. Et j'entends encore Alice Garrigoux sur la promenade des Anglais, peu rassurée et serrant contre elle le précieux magot, demander à Louis Yvert de ne pas la quitter jusqu'à l'arrivée au coffre de l'hôtel où nous logions...
Sur place, à Nice, nos collègues de la bibliothèque universitaire (Alban Dau-mas), de la bibliothèque municipale (Guy Rohou) et de la BCP (Marguerite Andrieux) avaient grandement aidé à la réservation des hôtels et à l'organisation matérielle. Sur le plan intellectuel, la présidence du colloque avait été confiée à l'académicien Goncourt Armand Lanoux qui, en début de première séance, sembla déconcerté par la franchise et la naïveté de certains jugements prononcés par ce public inhabituel. Par la suite, il se passionna pour ces débats colorés et fut même beau joueur quand il entendit critiquer certains prix Goncourt.
Étienne Dennery suivait les échanges de vues avec un intérêt visible et, parfois, avec un sourire amusé :
Les lecteurs, sélectionnés par chaque directeur de BCP, venaient de 51 départements sur les 54 où existait alors une BCP, les représentants des 3 départements d'Outre-mer (Guadeloupe, Martinique et Réunion) n'ayant pu être invités, compte tenu des frais trop élevés de transport.
Les dialogues furent riches d'expérience humaine, non seulement en raison de la diversité de l'origine géographique des participants, mais aussi de la variété des âges et des catégories socioprofessionnelles représentées : agriculteurs, ouvriers, artisans, commerçants, fonctionnaires, enseignants, employés, femmes au foyer. Mais ils avaient tous en commun une même passion de la lecture qui les fit s'exprimer avec beaucoup d'enthousiasme et de sincérité. Les discussions, commencées au colloque, se poursuivaient souvent après, pendant les repas, et même en soirée dans les salons des hôtels. Armand Lanoux lui-même fut très impressionné par l'étendue de la culture livresque de ces lecteurs dont beaucoup venaient de milieux très modestes.
Les débats en séances plénières étaient précédés de discussions menées en trois groupes, chacun de ceux-ci réunissant autour d'un animateur une trentaine de lecteurs.
La première journée du colloque avait pour thème Que lisez-vous et pourquoi ? » Rejoignant l'enquête qui avait été faite deux mois avant auprès des lecteurs de plus de 16 ans des 54 BCP (voir encadré page ci-contre), les utilisateurs des bibliobus ont reconnu comme incitation primordiale le besoin de détente et le plaisir de lire, tout en ne négligeant pas l'existence de motivations plus profondes comme le sentiment esthétique, la curiosité, le besoin de connaître et de comprendre le monde environnant, le désir d'apprendre. Prodesse et delectare (instruire et se divertir), la vieille maxime toujours d'actualité!
Les obstacles de la lecture » était le thème choisi pour la deuxième journée. Les conditions contraignantes de travail, le manque d'information sur le livre et son contenu, l'insuffisance de librairies et de bibliothèques ont été évidemment cités mais aussi la culpabilisation attachée à l'acte de lire dans certains milieux sociaux.
L'objet des débats de la troisième journée était « Comment améliorer l'accès aux livres ? » Si les participants se sont déclarés dans l'ensemble satisfaits des services apportés par les BCP, ils ont cependant souhaité un choix de livres plus important, tant dans les dépôts que dans les bibliobus, des relais-bibliothèques dans toutes les communes et l'extension du service des BCP à tous les départements (4) .
En accord avec les préoccupations actuelles, ils ont réclamé une véritable formation des personnes qui tenaient les relais et leur transformation progressive en bibliothèques municipales dans les locaux pouvant servir de lieux de rencontre et d'animation autour du livre.
De nombreux intervenants ont enfin demandé une meilleure information sur le livre et les bibliothèques au niveau national dans les établissements d'enseignement et les médias, ainsi qu'une meilleure coordination des différents organismes de diffusion du livre ; comme on le constate, les préoccupations des lecteurs de 1972 rejoignent en grande partie ceux de 1995.
Mais il n'y avait pas que des séances de travail. Au cours des moments de détente : excursion à Monaco, promenades dans le vieux Nice ou sur la plage (certains participants au colloque n'avaient jamais vu la mer et la majorité n'avait jamais séjourné sur la Côte d'Azur), de même qu'à la garden-party offerte par la municipalité dans le parc de Cimiez, les lecteurs avaient pu nouer de réels liens d'amitié. Cette passion de la lecture qu'ils avaient tous en commun les rapprochaient malgré les différences d'âge, de profession, de lieu de résidence. Au bout de trois jours passés à échanger leurs expériences, à s'écouter les uns les autres et à s'étonner de leurs réactions communes, ils avaient de la peine à se quitter. Voyant sur le quai de la gare de Nice une dame du Tarn embrassant en pleurant une lectrice du Loiret, je pensais à la grande famille des lecteurs des BCP dont cent représentants seulement, grâce à ce colloque, avaient pu se sentir moins seuls, moins isolés, écoutés même des intellectuels parisiens (5) , en mai, sous le soleil méditerranéen.