En quinze années, de 1968 - année de la création, au sein de la Direction des bibliothèques et de la lecture publique (DBLP), d'un Service de la lecture publique (SLP) - jusqu'au transfert des bibliothèques centrales de prêt (BCP) aux départements en 1983, plus de 500 véhicules furent lancés sur les routes des campagnes françaises (1) .
Comment un tel accroissement du parc automobile des BCP a-t-il pu être réalisé dans des contextes d'années budgétaires difficiles ? Comment les modèles de véhicules ont-ils pu évoluer au fil de ces années ? Comment le bibliobus a-t-il pu s'imposer comme mode de diffusion incontournable du livre en milieu rural ? C'est ce que je vais essayer de résumer en me remémorant tout d'abord mon arrivée en 1968 au SLP qui venait d'être créé par Alice Garrigoux (2) à la demande d'Étienne Dennery, alors directeur des Bibliothèques (qui avait fait ajouter à ce titre et de la lecture publique »).
L'équipe, qui venait d'être recrutée pour travailler dans ce service, était composée de moins de dix personnes, dont Louis Yvert, responsable du secteur des bibliothèques municipales, qui succédera à Alice Garrigoux de 1976 à 1983. Cet effectif sera renforcé par la suite, notamment lorsque le SLP récupérera le secteur des constructions des bibliothèques municipales et des BCP. Bien que cette petite escouade fut très motivée, la tâche s'avérait considérable, face aux ambitions et aux objectifs que lui avait assignés le groupe d'études sur la lecture publique en France (3) .
En ce qui concerne les véhicules, si les bibliobus des bibliothèques municipales étaient conçus et construits par les villes, les bibliobus des BCP, services d'État, étaient entièrement réalisés et financés par la DBLP et c'était alors le directeur de la Phonothèque nationale, Roger Decollogne, qui était chargé de leur fabrication. Ayant reçu la responsabilité du secteur des BCP, c'est tout naturellement que je pris sa succession, aidé par son jeune collaborateur Dominique Guillaumont que beaucoup de bibliothécaires connaissent car il est devenu aujourd'hui, alors qu'il a quitté l'administration pour le secteur privé, un des principaux fournisseurs de bibliobus en France.
Construire un bibliobus destiné à circuler en secteur rural pose des problèmes différents de ceux des bibliobus urbains. En premier lieu, le véhicule doit être doté d'une carrosserie très résistante, posséder un moteur puissant eu égard au poids total en charge car le bibliobus parcourt chaque jour de nombreux kilomètres sur des routes qui présentent parfois de fortes déclivités. Pour la même raison, son châssis doit être suffisamment haut pour pouvoir rouler sans heurt sur voirie défoncée, parfois enneigée, et pénétrer dans le moindre lieu de dépôt en franchissant des seuils souvent redoutables pour le porteà-faux arrière.
Les véhicules étant amenés à circuler par tous les temps, leur isolation thermique devait être particulièrement étudiée et prévoir des revêtements intérieurs doublant les tôles trop légères et perméables au froid et à la chaleur. Mais ce problème fut résolu avec l'apparition, dans les années 1980, de carrosseries en panneaux sandwich auto-isolants. Les rayonnages doivent être munis de tablettes à fort degré d'inclinaison (15 degrés est considéré comme satisfaisant) afin d'éviter que les livres ne soient projetés à terre à chaque virage.
Enfin, l'autonomie du véhicule nécessite des batteries puissantes et en nombre suffisant pour la fourniture de l'éclairage, du chauffage et de la ventilation ; il n'est pas question, comme en ville, de se raccorder à des prises sur le trottoir.
Pour toutes ces raisons, un châssis de camion à cabine basculante permettant l'accès facile aux organes du moteur, fut souvent préféré au châssis-auvent ou au châssis de type autocar, trop encombrants et trop coûteux.
En 1967, à la veille de la création du SLP, 45 départements et le Territoire de Belfort (rattaché à la BCP du Doubs) étaient dotés d'une BCP ; 55 bibliobus circulaient et rares étaient les BCP comme celles du Pas-de-Calais, de l'Indre-et-Loire et du Bas-Rhin qui disposaient de plus d'un véhicule. La plupart étaient de petites dimensions (3 m de longueur), pesant environ une tonne et transportant moins de 1 000 volumes. On trouvait des camionnettes Renault ou des tubs Citroën, aux parois de tôle ondulée, aménagés intérieurement soit de rayonnages métalliques, soit même d'alvéoles destinées à recevoir des caisses en bois de dimensions normalisées garnies de 35 à 50 livres choisis à la BCP. (4)
Par la suite, on privilégia le choix de livres par le dépositaire lui-même : les bibliobus furent alors aménagés avec des rayonnages disposés le long des parois intérieures, et on abandonna progressivement les rayonnages accessibles de l'extérieur du véhicule, qui nécessitaient l'installation d'abattants articulés, soulevés au moment du choix, pour protéger les livres de la pluie.
Certains bibliobus possédaient à la fois des rayonnages et des logements pour recevoir des caisses de livres. Mais la présence du dépositaire, accompagné souvent de quelques lecteurs, au choix direct sur les rayons, amena naturellement les bibliothécaires à multiplier l'accès libre aux ouvrages et à inaugurer la méthode dite de » prêt direct ». La BCP d'Indre-et-Loire lança une expérience de prêt direct aux enfants des écoles dès 1961, puis aux adultes dès 1964. Cet exemple fut repris par la BCP du Bas-Rhin en 1967.
Si l'ordonnance du 2 novembre 1945 instituant les BCP avait préconisé le dépôt de livres dans des relais tenus par des bénévoles et écarté d'emblée le prêt direct, c'est que la toute jeune Direction des bibliothèques avait bien senti qu'avec un seul bibliobus par BCP, la priorité devait être donnée à la présence du livre dans un maximum de lieux publics possible, ce que permettait un système de dépôt renouvelé à échéance relativement longue. Le prêt direct, en revanche, exigeant des temps de stationnement plus longs, nécessitait des moyens en matériel et en personnel hors de proportion avec les budgets accordés à l'époque.
Cependant, ces expériences incitèrent les membres du groupe de travail sur la lecture publique en France à préconiser l'extension du prêt direct à quelques BCP, auxquelles des moyens budgétaires supplémentaires seraient attribués. Si le succès de cette formule était constaté, elle pourrait être généralisée, à condition de venir compléter le système de dépôts qui présentait l'avantage de pouvoir fonctionner en dehors de la présence du bibliobus.
C'est ainsi qu'en 1968, sans abandonner le service des dépôts dans les lieux publics, le prêt direct scolaire fut officialisé (5) en Indre-et-Loire et étendu aux départements du Cantal, du Doubs et du Territoire de Belfort ainsi que de la Seine-et-Marne. Il en fut de même l'année suivante pour le Haut-Rhin et le Tarn. Quant au prêt direct aux adultes, il fut expérimenté dans les départements de l'Eure, du Pas-de-Calais et du Bas-Rhin. Afin de mettre en oeuvre ce nouveau mode de desserte, il fallut réaliser une douzaine de bibliobus de plus grandes dimensions dont l'aménagement intérieur devait permettre de recevoir le public. Les budgets furent augmentés en conséquence (6) .
Les bibliobus de prêt direct, équipés intérieurement de rayonnages, furent montés sur châssis-cabine Berliet, Saviem, ou Citroën de type 350 ou 450 ; d'une longueur hors-tout de 7,60 à 8,60 m, d'un poids total en charge de 5,9 tonnes, ils pouvaient contenir de 2 500 à 3 000 volumes.
À partir de cette date, tous les bibliobus furent munis de rayonnages afin de pouvoir pratiquer soit le prêt par dépôt avec choix direct par le dépositaire, soit le prêt direct au public. Les expériences se généralisèrent ainsi officieusement, chaque BCP pouvant, lorsqu'elle possédait plusieurs véhicules, spécialiser ainsi ses bibliobus selon le type de desserte choisi. Selon le prêt pratiqué mais aussi en fonction de la nature du relief et du réseau routier du département, les bibliobus attribués présentaient des tailles très différentes ; les plus petits étaient souvent réalisés à partir de fourgons dont le châssis était rallongé. Les modèles utilisés étaient des Renault SB2, des Citroën C35, des Peugeot J7 ou J9, de 6,60 m de longueur hors-tout, de 3,5 tonnes de poids total en charge et pouvant contenir de 1 800 à 2 000 livres. Les grands véhicules, montés sur châssis-cabine Citroën 350 ou 450, RVI des gammes JK ou JN puis Iveco Daily ou 65-10, rallongés à l'empattement ou au porte-à-faux arrière, mesuraient 7,60 ou 8,60 m de longueur hors-tout. Leur capacité était de 2 500 à 3 000 volumes.
Dans les années 1971, la société Sovam, carrossier à Parthenay et spécialisée dans les véhicules d'étalage des marchés ambulants, proposa un modèle de bibliobus carrossé sur châssis-auvent, éliminant ainsi le décrochement disgracieux dû à la cabine. Il fut expérimenté à la BCP de la Seine-Maritime et ensuite dans d'autres départements (Val-d'Oise, Deux-Sèvres, etc.). L'attrait de ce type de véhicule résidait dans sa ligne profilée, plus esthétique qu'un camion dont la cabine n'était pas au même format que le fourgon. Son châssis bas autorisait un accès facile au public mais constituait un inconvénient sur les routes défoncées. Par ailleurs, le moteur de faible puissance eu égard à la charge à traîner et aux distances à parcourir, était monté par le carrossier luimême ; la maintenance et les réparations ne pouvaient donc être faites qu'à Parthenay. Aussi, par la suite, Sovam fabriqua-t-il lui aussi carrosseries et aménagements intérieurs à partir de châssis-auvent ou châssis-cabine d'origine, afin de pouvoir bénéficier de l'infrastructure du réseau des concessionnaires des grandes marques nationales.
Bien que plus adaptés aux bibliobus urbains (7) qu'à ceux des BCP, les véhicules Sovam incitèrent à soigner davantage l'aspect esthétique, surtout important en prêt direct pour attirer le public. Par ailleurs, prenant en compte les défauts du matériel proposé par cette société, des carrossiers créèrent un nouveau concept de véhicules à carrosserie intégrée profilée sur base de châssis-cabine.
Les BCP étant des services d'État - relevant de la DBLP au ministère de l'Éducation nationale, puis de la Direction du livre et de la lecture au ministère de la Culture à partir de 1976 (8) -les commandes étaient groupées, ce qui permettait d'obtenir des tarifs très ajustés. Au début, on économisait jusqu'à la peinture extérieure en peignant le nom de la BCP directement sur la peinture d'origine du véhicule. On choisit ensuite une couleur officielle, vert turquoise avec ceinture et lettres orange puis, au fil des ans, cet uniforme fut modernisé : les véhicules de teinte blanc cassé furent peints en vermillon en bas de caisse et en bande sous pavillon, avec lettres de même couleur.
On a du mal à imaginer aujourd'hui combien il fallait de marchandages et d'astuces techniques, compte tenu de l'étroitesse des budgets d'acquisition, pour tirer les prix au maximum tout en ayant les meilleures prestations possibles. Il nous est même arrivé de jouer des différents articles des chapitres budgétaires du matériel automobile en utilisant le moindre reliquat de crédits d'entretien disponibles pour les transférer vers la fabrication du maximum de bibliobus.
Chaque année, en fonction du nombre de bibliobus à renouveler (9) et du nombre de bibliobus nouveaux à acquérir pour les BCP venant d'être créées, ou pour l'extension du parc des BCP existantes, le processus de mise en oeuvre des véhicules passait par trois étapes :
Chaque bibliobus, au moment d'être livré, était revêtu sur ses flancs extérieurs de la dénomination officielle : « ministère de l'Éducation nationale (devenu ministère de la Culture en 1976) et, au-dessous, « Bibliothèque centrale de prêt de... » suivie du nom du département. À l'avant et à l'arrière du véhicule figuraient l'indication "Bibliobus de... " suivie, également, du nom du département. Il n'a malheureusement pas été possible de décorer les bibliobus comme ce fut le cas en 1983 pour celui de la Gironde (voir encadré page ci-contre).
Les délais de fabrication, de la commande à la livraison clé en main, étaient généralement de 6 mois minimum. Ce n'est qu'à l'orée des années 1980 que certains carrossiers réalisèrent à la fois la seconde et la troisième opération.
Signalons pour mémoire la réalisation d'autres types de véhicules pour les BCP :
Ainsi, sur quinze années budgétaires en dents de scie, les bibliobus des BCP (12) se multiplièrent et s'imposèrent comme un mode de distribution indispensable pour la diffusion de la lecture en zone rurale.
Certains collègues ont contesté le bibliobus, notamment le rédacteur en chef d'une revue aujourd'hui disparue, d'une lecture passionnante car impertinente parfois jusqu'à l'injustice, Lecture et bibliothèques. Il est certain que le bibliobus n'assure pas les mêmes fonctions qu'une bibliothèque en dur ». Le fonds de livres est nécessairement limité, l'accueil du public difficile, le temps de stationnement réduit, mais c'est aussi une évidence d'écrire que de nombreux services apportés par le bibliobus ne peuvent être fournis par un local fixe. Il lui est complémentaire par sa mobilité et sa capacité à aller au devant du lecteur. Les statistiques actuelles relatives aux véhicules des BDP et des BM prouvent l'excellente santé du concept de bibliobus dont la mort annoncée semble relever du domaine de la fiction.
Il est en effet utopique de penser que les 36 000 communes françaises puissent être toutes dotées à égalité d'un véritable service de bibliothèque. Mais si, dans les petites communes, de plus en plus de petites bibliothèques ont pu être créées et fonctionner valablement, c'est bien grâce au soutien logistique apporté par la BCP et ses bibliobus. Dans beaucoup de villages, on pouvait apercevoir, accrochée à l'entrée de petites bibliothèques ou dépôts, une plaque illustrée sur fond de bibliobus orange et blanc, réalisée en 1982 par la Direction du livre, sur laquelle on lisait Relais du bibliobus ". Le bibliobus est devenu la charpente et le trait d'union du réseau créé par la BCP, même si, aujourd'hui, on tend à développer les dépôts fixes très importants, préfigurant les bibliothèques municipales.
En 1983, l'ensemble du territoire français était doté de BCP, à l'exception de la Guyane où elle ne sera créée qu'en 1985. Elles furent décentralisées - par une loi qui n'avait certainement pas prévu toutes les conséquences positives, mais aussi négatives d'un tel bouleversement - et, ayant été transférées aux départements, changèrent leur dénomination en Bibliothèques départementales de prêt.
Les bibliobus, dorénavant commandés, construits et financés par les départements, pouvaient continuer à assurer et à amplifier une mission que l'État avait rendue irréversible.