Index des revues

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    La mémoire courte

    Par Franck Caputo, Ancien acteur
    Faire en sorte que le public perde le sens de ce qui est réel et de ce qui ne l'est pas John CARPENTER (L'Antre de la folie)

    A la lecture des dossiers sur « les bibliothèques acteurs de l'économie du livre et sur « la gestion des collections », dans le dernier Bulletin de l'ABF (premier trimestre 1995), la tentation est forte de rapporter ces résultats et analyses à sa propre expérience. Après avoir travaillé bientôt vingt ans à la constitution et la gestion d'une bibliothèque, au choix des livres, à l'accueil du public, à la formation du personnel (et « militer un temps à l'ABF), le résultat apparaît globalement négatif.

    Vingt ans de travail, c'est aussi la période d'expansion des bibliothèques et de la lecture publique. Tous ces investissements, tous ces efforts pour permettre à 8 % de la population des plus de quinze ans d'être en contact avec le livre ! Soit à peine 440 000 lecteurs inscrits qui empruntent mais qui n'achètent pas de livres. Pas de quoi affoler à la hausse les résultats du SNE, tant le fameux rapport qualité/prix est faible.

    La première réaction, c'est de se sentir lentement envahir par un sentiment de culpabilité : toujours un bon tiers de Français qui n'achètent ni empruntent de livres, plus de cinquante-huit millions de livres qui ne sortent pas ou peu, à peine vingt heures d'ouverture hebdomadaire, un nombre de lecteurs qui stagne, un choix de livre empirique, il y a bien de quoi mener une réflexion « idéologique au moment où on assiste à une baisse tendancielle des budgets, des embauches, des promotions, du rapport niveau de formation/niveau de responsabilité, conjuguée à une hausse des recrutements de non-titulaires, contractuels, vacataires.

    Même la fameuse intégration par la culture se porte mal. On dit que la culture, c'est ce qui reste quand on a tout perdu, on sait aussi qu'il est difficile d'assumer sa survie quand on a effectivement tout perdu.

    Face à ce constat et passées les élections (celles de juin), il deviendra presque impossible de parler budget ou personnel sans un plan de restructuration.

    Dans les années soixante-dix nous misions tous sur la coopération, les années quatre-vingt dix seront celles du réseau. (Je ne sais pas nommer les suivantes : les années zéro des bibliothèques !)

    C'est toujours les mêmes qui culpabilisent, aussi la deuxième réaction consistera à se mêler à la réflexion. A l'heure des enquêtes, audits et autres évaluations, comment rendre compte des activités d'une bibliothèque en dehors des seuls chiffres d'inscrits et de prêts ? Comment mesurer l'utilité sociale dans le temps ? Pour reprendre une analyse de type « néolithique la bibliothèque échappe maintenant à sa valeur d'usage, la pratique montre que seule une valeur d'échange correspond aux critères statistiques et économiques.

    La bibliothèque est un compromis entre désir et besoin, répondre en partie aux besoins, satisfaire en partie les désirs. Il y a bien de l'attente et de la frustration mais il y a aussi jouissance. En termes de marketing, le désir est suspect parce que infini et individuel. Seul le besoin est quantifiable. Légitimer ses choix de livres non plus par la pensée mais en réponse aux besoins, c'est rassurant et surtout plus économique. Choisir entre médiateur du savoir et médiateur de l'information, c'est choisir une conception du monde.

    Les livres se répartissent en deux catégories : ceux qui se consultent, ceux qui se lisent. Les livres qui se consultent sous forme imprimée ou sur écran avec ou sans impression numérique, correspondent au choix de livres légitimes puisque satisfaisant les besoins du public. Restent les livres qui se lisent, qui se manipulent. Ils correspondent à cet « obscur objet du désir qui fait chuter nos statistiques et encombrent nos rayons. Trouver un chemin dans ces deux catégories de livres crée un lien. Que peut ce lien quand il faut gérer comme partout ailleurs : trop de livres, trop de personnel ! Gageons que dans quelque temps nous réclamerons aussi notre « exception culturelle » et des « quotas d'imprimés et qu'il sera trop tard.