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Souvenirs obscurs d'un conservateur stagiaire en bécépie

1995
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    Souvenirs obscurs d'un conservateur stagiaire en bécépie

    Par Simon Cane, Médiathèque publique et universitaire de Valence

    Moi, les BCP - le sujet de cet article c'est de la bibliothégono-mie ! - dès que j'ai su qu'elles existaient, j'ai rêvé d'en diriger une : ce serait le couronnement de ma carrière, auquel un long parcours dans des bibliothèques moins exaltantes m'aurait préparé ! À l'ENSB, les programmes auraient presque pu me faire oublier ce rêve, s'il n'était bientôt devenu certain que ma carrière, comme celle de la moitié de mes condisciples, allait commencer par ce qui aurait dû être son couronnement. Alarmée par cette distorsion entre les cours et le devenir professionnel des élèves, la direction de l'école rajouta in extremis une journée de cours sur la traduction et l'indexation automatiques. Faut-il préférer une bonne vieille algorithmie ou l'intelligence artificielle (1) ? Dix ans après, la question n'est toujours pas résolue dans les BCP, pourtant devenues BDP, et si Jacqueline Gascuel n'avait pas eu l'heureuse idée de me demander un article d'hume(o)ur sur les aventures d'un néobécé-piste frais émoulu, dans une vieille BCP, elle n'aurait peut-être même pas été posée dans ce numéro, pourtant spécial !

    Avant de narrer mes rencontres avec trois des spectres qui hantaient, dans les années quatre-vingt, les cauchemars des jeunes directeurs de BCP - l'École, l'État, les Élus - sans qu'ils sachent si c'étaient des hydres réelles ou de simples terreurs nocturnes, je dois avouer que je disposais d'une formule magique pour les affronter. J'avais déniché une mince brochure intitulée Servez-vous de la BCP de Saône-et-Loire (2) . Sa lecture fut comme une vision qui me jetait à terre sur mon chemin de bécépie : l'union originairement synthétique de la lecture publique et de la documentation, la responsabilisation des communes que proposait Bertrand Calenge, c'était ce que je cherchais, j'avais trouvé ! J'allais arriver à la BCP de l'Aube avec cette conception théorique, je n'en ai pas changé.

    Premières aventures scolaires

    Pourtant, même trempée par un mois de stage pratique en Saône-et-Loire, mon armure théorique ne pouvait me protéger contre tous les périls d'une vieille BCP, fondée en 1953 et développée par un instituteur, sous forme associative d'abord, qui était devenue « pilote » pour le prêt direct scolaire. Les deux conservateurs dignes de ce nom qui m'avaient précédé avaient bien créé des services de lecture publique et entamé un « désengagement » : un bibliobus de prêt direct circulait dans une trentaine de communes, une quinzaine de « bibliothèques-relais avaient été ouvertes ; nous ne distribuions plus de séries de lecture suivie et nous venions de cesser la desserte des écoles de Troyes (60 000 habitants). La desserte des écoles représentait plus des deux tiers de notre activité. Les instituteurs cessaient de nous aimer ; le grand public ne s'était aperçu de rien, le conseil général avait pris le directeur du CDDP (3) comme conseiller culturel, le personnel de la BCP comprenait ce désengagement comme une mode parisienne nuisible, à quelques exceptions près, dont celle, notable, de l'institutrice qui avait pris la succession de notre fondateur - ancienne du mouvement Freinet, elle prenait Foucambert au sérieux et avait compris que pour déscolariser la lecture il fallait des services de lecture publique dans les villages.

    Un jour, le monstre scolaire s'attaqua vraiment à la BCP. Le directeur général des services du département me convoqua en présence du directeur du CDDP ; il fit valoir que nous n'avions pas de bâtiment convenable, que l'État qui avait promis de nous en construire ne semblait pas disposé à tenir ses engagements, qu'il était dommage que deux services aux missions si proches que le CDDP et la BCP ne fussent pas mis en synergie. Il allait nous installer dans un bâtiment contigu au CDDP, nous partagerions une partie des locaux et nous répartirions nos tâches : à la BCP, les livres, au CDDP, l'audiovisuel et l'informatique.

    Le DGS était tout-puissant. Au fur et à mesure qu'il parlait, les battements de mon coeur devenaient un tremblement intérieur ; je faisais des efforts désespérés pour que ce tremblement ne s'extériorise pas, j'essayais de respirer par le ventre et de faire fonctionner mon cerveau. Mon armure théorique était insuffisante et ces actions simultanées me fatiguaient très vite... Au retour, je m'arrêtai acheter un paquet de cigarettes, moi qui avais cessé de fumer depuis trois ans... Le personnel de la BCP venait me voir toutes les dix minutes comme on visite un malade à la dernière extrémité... le tabac ne résolvait rien... Finalement, j'allai voir un vieux mage nommé Gérard Thirion. Le mage cassa une bouteille, un djinn en sortit : il s'appelait Jean Gattégno. Il vint à Troyes et arrangea l'affaire.

    Le DGS ne m'a pas tenu rigueur d'avoir fait capoter son projet, j'y ai gagné une certaine considération des autres chefs de services départementaux, le personnel de la BCP a conclu que pour éviter ce genre de désagrément, il valait mieux insister sur le développement de la lecture publique que sur la desserte des écoles et m'a adoubé chevalier défenseur de la BCP, bien que mon armure théorique ne lui convînt toujours guère, la crise a soudé l'équipe.

    Rencontres avec le fantôme de l'État après la décentralisation

    Alors, faut-il considérer l'État comme le bon ange tutélaire qui continuait à veiller sur ses BCP - qu'il avait pourtant placées entre les griffes terribles des élus ?

    Je crois au contraire que l'État n'a jamais osé avoir une politique nationale pour les BCP quand il en était responsable. Qu'il ait attendu 36 ans pour se donner les moyens d'en créer une partout où il le fallait est déjà significatif. Quant à celles qui existaient, il n'a jamais pris la peine de leur permettre de s'adapter aux changements rendus nécessaires par l'évolution du monde rural et de la bibliothéconomie pendant ses quarante années de tutelle. Dans l'Aube, la fin des expériences « pilotes » de prêt direct scolaire et le début du désengagement, marqués par la « circulaire de 78 » en sont une illustration plutôt cuisante que Jean Morlot, l'instituteur fondateur du service m'avait résumée ainsi : On était bien, on était «pilotes », on était les meilleurs! Il y a eu une réunion à Paris. Quand on est revenus, c'était fini: on était des bons à rien, on était devenus d'un coup les derniers des derniers. Réaction de dépit d'un enseignant, dira-t-on. Mais quelles aides au désengagement les vieilles BCP ont-elles reçues ? Quels ont été les soutiens de la Direction du livre aux directeurs qui ont réellement cherché à appliquer la circulaire de 1978 ? Quelles explications le ministère de la Culture a-t-il données aux administrations centrale et départementales de l'Éducation nationale ? Quelles instructions fermes a-t-il données aux Préfets, coordonnateurs de l'action de l'État dans les départements ? Vraiment, les BCP ont été pour l'État une succession d'expériences, jamais les instruments d'une politique.

    Jamais jusqu'à l'ère Gattégno, c'est-à-dire, paradoxalement, jusqu'à la décentralisation - dans sa préparation et son suivi. Encore faut-il nuancer. D'un côté, il y avait la volonté de mettre toutes les BCP « à niveau,,; il y avait la volonté de les lancer dans une tâche commune, la volonté de coopération, illustrée par la base Libra ; il y avait une vision globale de ce que pouvaient et devaient être les BCP, exprimée dans la circulaire du premier août 1985 qui servira de guide à bien des directeurs de BCP après la décentralisation. D'un autre côté, il y avait les moyens de l'État, insuffisants pour les objectifs souhaités malgré leur considé- rable augmentation ; il y avait la décen- tralisation, si vite arrivée (en moins de quatre ans) qui interdisait d'engager sans retour les BCP dans une politique d'État alors qu'on demandait aux conseils géné- raux d'avoir leur propre politique de lec- ture publique. Alors, on peut justement s'inquiéter de la crédibilité de l'État qui n'avait pas terminé la « mise à niveau au moment de la décentralisation, qui s'en- gageait à la continuer, mais qui faisait susurrer par ses missidominici qu'il tien- drait mieux ses engagements si les conseils généraux participaient. Pour le reste, on peut tester la qualité des 52 bibliobus achetés avec des crédits pour 48, on trouvera à la circulaire de 1985 un air de jugement de Pilate, trop tardive pour être applicable par son auteur, on ironisera sur Libra. On montrera, j'espère, dans une des expositions de ce cinquan- tenaire, un de ces ordinateurs trop peu puissants pour servir qui ont été distri- bués à plusieurs BCP : cette ferraille, ce sont les cadavres d'une grande idée.

    Je vois dans la politique de la Direction du livre de 1982 à 1992 le résultat d'une dialectique subtile entre ces deux aspects : abondance de volonté et manque de moyens, chaleur de l'élan » gattégnesque " et indifférence du plus froid de tous les monstres froids L'étonnant, finalement, c'est que, dans l'ensemble, l'idée se soit imposée à la réalité. La clé de cette réussite, c'est sans doute que Jean Gattégno et les siens ont utilisé la décentralisation comme un atout dans leur jeu.

    Dans l'haleine des monstres tièdes

    Pourtant, et « l'affaire CDDP n'en est qu'une illustration, ni la grande masse des BCP ni celle des élus n'étaient encore mûrs pour cette décentralisation. Chez nous - dans l'Aube - une génération d'élus vieillissants s'en remettait à un fonctionnaire dont la toute puissance excédait la compétence, et si sa largeur de vues lui a permis de dépasser sa bourde initiale, notre DGS restait limité par le fait que son pouvoir découlait du désintérêt de celui dont il le tenait. Lors de ma première entrevue avec lui, le président du conseil général me posa la seule question qui lui tenait vraiment à coeur : Doit-on vous appeler Monsieur le directeur» ou «Monsieur le conservateur » ?

    Peu de temps après » l'affaire CDDP le maire communiste d'une ville de 17 000 habitants lança une campagne pour dénoncer l'insuffisance de l'aide départementale à la lecture publique dans sa commune (où la BCP passait encore dans toutes les écoles). Je rappelai au président que j'existais. Il vint pour la première fois à la BCP, accompagné du DGS qui avait peur de se faire « doubler C'est alors que j'appris que le président ne lisait pas le courrier qu'il signait. En tous cas, je fus chargé de rédiger mon premier rapport au conseil général. Il s'agissait de défendre ceux qui se désintéressaient totalement de la lecture publique contre quelqu'un qui présentait des revendications peu justifiées, certes, mais qui au moins manifestait son souci. Le communiste n'apprécia pas du tout mon travail ; le Président jugea utile d'annoncer qu'il était excellent et que j'en étais l'auteur. Cela me valut immédiatement la considération politique des 28 conseillers généraux de droite (sur 32) que comptait (et compte encore) l'assemblée départementale auboise. Le président de la commission culturelle prit l'habitude de m'offrir à boire à la fin des rapports de sa commission, et ce furent nos principales relations de travail : Pssstt ! T'appelles le grand Benoît (c'était l'archiviste) et on sort discrètement. On va fêter ça !

    L'intégration progressive à la petite famille du conseil général - fonctionnaires et élus - mettait de l'huile dans les rouages, du beurre dans les épinards et du champagne dans le gosier du directeur de la BCP, mais pas une politique de lecture publique sur le papier. Il a fallu l'arrivée d'un nouveau président, jeune et ambitieux pour son département pour que la situation puisse vraiment évoluer. Mais c'est une autre histoire que je n'ai pas à raconter ici, une aventure plus belle que connaîtront sans doute toutes les BCP qui ne l'ont pas encore vécue : les BCP changent quand les élus prennent leurs responsabilités.

    Dans l'Aube, 1992 fut l'année du bouleversement. Au moment même où la loi mettait un point final à la décentralisation, faisant des BCP des BDP, le conseil général votait enfin une politique de la lecture publique. Aujourd'hui, la BDP de l'Aube est encore loin de correspondre à mes conceptions de la lecture publique, mais elle s'en est rapprochée et elle a les possibilités d'évoluer ; ce n'est pas une page blanche, mais un palimpseste pas trop mal gratté sur lequel mon successeur pourra écrire...

    1. Cela ne signifie pas que ce type de formation soit inutile à un directeur de BDP ! retour au texte

    2. J'écris mes mémoires sans documentation ! Je ne peux préciser les références. retour au texte

    3. CDDP : Centre départemental de documentation pédagogique. retour au texte