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    Le bibliothécaire, l'escroc et le bibliothécaire

    Par Jean-Claude Kuperminc, Bibliothèque de l'Alliance israélite universelle
    Plaise à Dieu que cette fable fût une fiction. Elle n'est malheureusement que la transcription fidèle quoiqu'imagée d'une histoire vécue. Amis libraires, lisez ce qui suit avec attention, et ne dites plus : "Je ne savais pas ! -

    Les études et la pratique du bibliothécaire ne le prédisposent généralement pas à exercer ses talents dans le domaine policier. Certes, la recherche d'une information, d'un titre, ou d'une référence bibliographique le transforme parfois en fin limier, mais jamais il ne supposera, à l'orée de sa carrière, qu'il devra hanter les commissariats.

    Mais commençons par le commencement. Un bibliothécaire, appelons-le Monsieur K. (1) , fut fort surpris un jour d'être appelé par un libraire inquiet et inconnu. Ce dernier lui déclara avoir reçu dans sa boutique un homme qui se présentait sous le nom de Monsieur K., bibliothécaire de l'ABC (2) . Ce Monsieur K. lui aurait commandé une dizaine de volumes de "La Pléiade », promettant que l'ABC les réglerait. Prudent, le libraire a téléphoné au numéro indiqué sur le bon de commande, et il apprend de la bouche du vrai Monsieur K. que son visiteur est un imposteur. Cette fois-ci, le libraire inquiet et prudent, s'en était bien tiré.

    La machine était lancée

    Le bibliothécaire pensa d'abord qu'il s'agissait d'une plaisanterie, et chercha qui pouvait s'amuser ainsi à ses dépens.

    Il en était là de ses réflexions quand il reçut quelques jours plus tard une facture d'une autre librairie. Tout semblait clair. Le nom de la bibliothèque (ABC), le nom de l'acheteur (Monsieur K.), la somme à payer, environ deux mille francs pour des volumes de « La Pléiade » :le crime était signé, la machine était lancée. Elle n'allait plus s'arrêter.

    Et ainsi, en à peine un an, le bibliothécaire reçut une trentaine d'avis émanant de libraires parisiens, lui annonçant qu'un individu commandait des livres à sa place. L'escroc, non identifié mais dont le signalement était parfaitement connu, avait touché une trentaine de points de vente, faisant à chaque fois une démonstration de ses talents. La moitié des libraires s'étaient fait prendre, et le butin récolté se montait à environ 35 000 francs. La technique de l'escroc était très au point. Il se présentait comme une personne affable, très sympathique, et inventait des scénarios apparemment crédibles. Par exemple, il venait un matin chez un libraire pour lui commander quinze livres illustrés (600 F pièce), qu'il était chargé de remettre d'urgence en cadeau à une troupe de théâtre étrangère qui devait quitter la France l'après-midi même. Il assurait que la facture serait honorée, et devait se montrer si rassurant et convaincant que le libraire, même après quelques réticences, le laissait partir avec les livres, et une promesse de règlement. Insistons sur le fait que dans tous les cas, les libraires n'avaient jamais travaillé avec l'ABC, ni bien sûr établi de compte client. C'était donc en abusant de la bonne foi des commerçants que l'escroc parvenait à ses fins.

    Après les deux premières interventions, le bibliothécaire se dit que quelqu'un avait trouvé un moyen de se monter une collection personnelle de livres à bon compte. Mais en voyant les quantités d'un même ouvrage commandées, il s'aperçut vite que le filou devait revendre son butin à bas prix. Avouez, amis lecteurs, que vous seriez tentés si on vous proposait une remise de 50 % ou plus sur un livre neuf de valeur.

    Parmi les libraires auxquels le bibliothécaire avait dû apprendre la mauvaise nouvelle, plusieurs types humains se détachaient. Ainsi, l'Affolé qui, tel Harpagon à la recherche de sa cassette, perdait tout bon sens, et devait impérativement être calmé. Ou l'Agressif qui tenait le bibliothécaire pour responsable, et face auquel il fallait déployer des trésors d'argumentation pour lui faire comprendre que, non, l'ABC ne paierait pas, qu'il s'agissait d'une escroquerie, que le libraire était la victime et qu'il avait fort peu de chances de retrouver son bien. Ou encore le Fataliste, qui pensait que d'une manière ou d'une autre, il était toujours roulé, que ce soit par les éditeurs, les clients, le fisc, et qu'un escroc de plus ou de moins n'y changerait pas grand-chose. Ou enfin, le plus délicat, le libraire Honteux, qui avait conscience d'avoir commis une maladresse, voire une coupable légèreté, qui s'en voulait, et qui souhaitait surtout que rien ne s'ébruitât.

    La police intervint

    À tous, Monsieur K. adressait un discours compatissant, désolé mais ferme, et les engageait à déposer plainte. C'est là que la police intervint. Après deux ou trois cas signalés, le bibliothécaire réalisa qu'il s'agissait de quelque chose de sérieux, et partit au commissariat pour porter plainte. Il y rencontra un inspecteur nouveau style, plus Pennac que Simenon, jeune, plein d'humour, à qui il raconta tout ce qu'il savait dans la bonne humeur. Seulement, quand d'autres cas survinrent, l'inspecteur annonça qu'il avait transmis le dossier auprès du Parquet, qui devait désigner un cabinet de délégation judiciaire. Plein de bonne volonté, le bibliothécaire essaya de suivre la trace de sa plainte dans les méandres judiciaires. Après de nombreux coups de téléphone, il apprit que ni le deuxième cabinet de délégation judiciaire, ni le troisième, certainement pas le quatrième et encore moins le cinquième ne connaissaient son affaire. À la recherche de la plainte perdue, il reçut plusieurs semaines après ces démarches une lettre du Parquet l'informant que l'affaire était classée sans suite...

    À l'heure actuelle, après dépôt de deux autres plaintes, il semblerait que l'affaire ait été confiée au fameux cinquième cabinet, qui devrait regrouper toutes les informations déjà fournies à trois reprises par le bibliothécaire épuisé. Mais loin de nous l'idée d'entraver la marche sereine de la justice.

    Prévenir tous les libraires

    Impliqué personnellement, victime d'une usurpation d'identité, le bibliothécaire passa lui aussi par plusieurs phases. D'abord, il crut à une bonne blague. Puis il devint paranoïaque - Ai-je une double vie? Suis-je Docteur Jekyll et Mister Hyde ? Pourquoi moi ? Petit à petit, la routine s'installa - Tiens, encore l'escroc. Le bibliothécaire s'initia même aux joies de l'enquête policière - Voyons, cet homme connaît la bibliothèque, il connaît mon nom, c'est donc un employé ou un lecteur, ou un ami ou un ennemi. Ai-je des amis ? des ennemis ? Et si je le connaissais, et si je le rencontrais, serais-je en danger ? Il faudrait lui tendre un piège. Il faudrait surveiller tous les bouquinistes et remonter la filière des livres volés. Il faudrait prévenir tous les libraires.

    Cette dernière idée s'avérant la moins inutile, Monsieur K. décida de contacter le maximum de libraires. Mais comment faire ? Impossible de passer ses journées au téléphone, ni de parcourir tout Paris tel un représentant de commerce. Finalement, le bibliothécaire utilisa successivement quatre vecteurs de communication. D'abord, il téléphona aux libraires de sa connaissance, leur demandant de prévenir à leur tour des collègues. Puis il adressa un fax au Syndicat des libraires, pour diffuser auprès de tous ses adhérents une mise en garde. Ceci fait, il passa une annonce professionnelle et un encart rédactionnel dans Livres Hebdo (3) . Enfin, il profita d'amis bien placés pour faire publier une dépêche par l'Agence France presse. Aux dernières nouvelles, aucun journal télévisé de vingt heures n'aurait encore annoncé l'événement.

    Ces efforts furent en partie récompensés, car deux libraires au moins refusèrent de donner des livres à l'individu après avoir lu l'annonce de Livres Hebdo. Sa conscience apaisée (mais il n'était ni responsable ni coupable !), Monsieur K. reprit ses fonctions habituelles, finalement pas mécontent de s'être vu plongé dans une aventure peu ordinaire.

    À l'heure où nous mettons sous presse, l'escroc court toujours, et il a amélioré sa technique en émettant des bons de commande à l'en-tête du consulat parisien d'une puissance étrangère. Qui l'arrêtera ? Où s'arrêtera-t-il ?

    1. L'affaire étant en cours, l'anonymat des protagonistes a été habilement préservé. retour au texte

    2. Cf. note 1. retour au texte

    3. Vérifiez dans Livres Hebdo des 5 et 12 mai 1995. NDLR - Les intertitres sont de la rédaction. retour au texte