Index des revues

  • Index des revues

La contre-culture de l'extrême-droite française

1997
    ⇓  Autres articles dans la même rubrique  ⇓

    La contre-culture de l'extrême-droite française

    Par Jean-Yves Camus, Politologue

    (1) Censeur des bibliothèques, le Front national porte pourtant aux questions culturelles un intérêt réel. En effet, la culture de l'extrême droite n'est plus réductible à quelques simplismes dépassés comme le nietzschéisme primaire, le maurrassisme impénitent ou le goût pour la littérature de terroir" faisant l'apologie d'une France rurale, patriarcale et catholique. Il existe bien, et c'est une des évolutions fondamentales du FN, une nouvelle culture des droites radicales, terme préférable à celui de droite extrême, précisément parce qu'il souligne la rupture idéologique existant entre le FN et la droite parlementaire (2) . Ce phénomène est à étudier d'autant plus près que partout où l'extrême droite progresse en Europe, elle propose une culture alternative à la culture dominante.

    Cette contre-culture a une fonction précise : en premier lieu, elle sert à démarquer les droites extrêmes du reste de la société en définissant comme "grands auteurs" des écrivains le plus souvent considérés comme marginaux par la culture dominante. Puis, dans une optique de conquête du pouvoir politique, elle a pour fonction d'armer idéologiquement les militants contre l'adversaire de gauche ou libéral de droite : l'extrême droite attribue la victoire politique de ses ennemis à leur capacité à occuper le champ médiatique et culturel. Elle cherche donc à reconquérir le terrain perdu en s'inspirant du «gramscisme de droite" qui est la tactique de la "nouvelle droite» depuis les années 70.

    Il faut donc rejeter le présupposé faux selon lequel l'extrême droite française n'aurait pas de références culturelles. Elle est précisément en train d'élaborer, dans les villes qu'elle contrôle, sa culture propre, chaque famille idéologique des droites radicales possédant ses auteurs favoris, ses maisons d'édition et librairies, ses journaux. Cette étude décrit les réseaux de diffusion de cette culture alternative (3) qui passe le plus souvent par un moyen discret et lucratif : la vente par correspondance. (4)

    Les maisons d'édition

    Le FN est aussi éditeur : les Editions Nationales, dirigées par le délégué national Damien Bariller (proche de Bruno Mégret et conseiller municipal d'Aix-en-Provence), publient les textes théoriques du parti. Leur impact est cependant considérablement moindre que celui de maisons plus anciennes dont la plupart appartient au courant catholique intégriste, qui est de loin celui privilégiant le plus la lecture. Ainsi, près de Poitiers, existe depuis Mars 1966 le plus important diffuseur par correspondance d'extrême-droite en Europe : Diffusion de la Pensée Française, éditeur sous le nom des Editions de Chiré.

    Dirigé par Jean Auguy, ce groupe compte une quinzaine de collaborateurs permanents et publie une revue vouée à la dénonciation du " complot judéo-maçonnique" (Lectures françaises, environ 10 000 ex. mensuels) ainsi qu'un bulletin littéraire et bibliographique bimestriel, Lecture et Tradition (5 000 ex.) (5) . Le fichier-clients de DPF comporte environ 40 000 noms et son catalogue plus de 4 000 ouvrages, allant des livres pour enfants (la Petite histoire de France et la Petite histoire des guerres de Vendée, de Henri Servien, destinées aux 10-16 ans, ont atteint les 25 000 exemplaires) aux récits historiques, aux ouvrages religieux édifiants (vie des Saints) jus-qu'aux négateurs de la Shoah. Comme toujours chez les éditeurs d'extrême droite, le nombre d'auteurs auto-édités est très important.

    Toujours dans le filon intégriste, les fidèles de Monseigneur Lefebvre, regroupés dans la Fraternité Saint-Pie X dont le siège est en Suisse, possèdent leur propre service de VPC : Tradiffusion (commandes également possibles via le service Minitel 3615 Tradiffusion), ainsi que les Editions Fideliter, basées en Moselle. Les livres de spiritualité, mais aussi les apologies de la monarchie, les critiques du caractère «démoniaque» de la Révolution française y abondent, comme les ouvrages anti-maçonniques des deux maîtres contemporains du genre : Jacques Ploncard d'Assac et Henry Coston (né en 1910, directeur pendant l'Occupation du journal antisémite Au Pilori). Les lecteurs du quotidien Présent sont, eux, dirigés vers la société Difralivre (6) . Celle-ci propose notamment les ouvrages de Jean Madiran, directeur de Présent et figure de proue du catholicisme intégral, mais aussi les Discours du Maréchal Pétain et la série de livres pour enfants de Serge Dalens,Le Prince Eric, très prisés dans cette famille de pensée.

    Dernier grand éditer de cette mouvance, Dominique Martin-Morin (siège dans la Mayenne) occupe un créneau identique à Difralivre, et s'est distingué en vendant le livre Paul Touvier est innocent, rédigé par son avocat Jacques Trémolet de Villers. Les éditeurs catholiques intégristes se distinguent par leur stabilité, leur ancienneté (les Nouvelles Editions Latines, qui réalisent 3,2 millions de chiffre d'affaires, existent depuis avant-guerre et restent propriété de la famille Sorlotcelle-là même qui édita le Mein Kampf de Hitler) et font attention à respecter la législation anti-raciste en vigueur.

    Leur situation contraste avec celle des petits éditeurs néo-nazis comme les Editions du Porte-Glaive, les Editions du Ragnârok (fondées par William Bonnefoy, ancien dirigeant du GUD parisien) ou les Editions des Monts d'Arrées, elles aussi liées au GUD, qui a par ailleurs des contacts étroits avec la société de communication Riwal, dont l'une des activités a été la traduction en arabe du livre de Roger Garaudy Les mythes fondateurs de la politique israélienne. Dans ce micro-milieu, les sociétés éditrices se créent et disparaissent rapidement, masquant souvent de simples structures-écran qui sont autant de sources de financement. Ces dernières années ont proliféré les éditions qui sont de simples photocopies de textes nazis d'époque, ou les livres tellement apologétiques du Ille Reich que leur interdiction à la vente a été immédiate (ainsi L'Ordre SS, produit des Editions Avalon, simple paravent de la librairie Ogmios). Pour donner une idée du volume d'affaires de telles sociétés, les Editions Gara-mond, qui ont été mises en liquidation le 20 Mars 1997 et dont le gérant était Trystan Mordrel (directeur de la revue négationniste L'Autre histoire) réalisait un chiffre d'affaires annuel de l'ordre de 2 millions de francs. Dans le milieu de la droite la plus radicale, deux autres filons prospèrent : les livres consacrés à la théorie du complot (notamment ceux d'Emmanuel Ratier, publiés par Facta ou Faits et Documents, comme Mystères et secrets du Bnai Brith) et ceux qui sont consacrés aux théoriciens hétérodoxes du fascisme (particulièrement Julius Evola, les frères Strasser ou Niekisch) dont se sont faits une spécialité les Editions ARS, dépendant du groupe national-bolchevik Nouvelle Résistance et auxquelles la mairie d'Orange a passé des commandes.

    Il faut ajouter à l'édition classique les ouvrages auto-édités : les autobiographies d'anciens SS français ont un succès particulier, ainsi celle de André Bayle (De Marseille à Novossibirsk, qui connait cette année une 5e édition) ou de Pierre Ruscone (Stoï!), sortes de versions artisanales des livres à grande diffusion de Jean Mabire.

    Reste un dernier courant dont l'activité éditoriale est ancienne et soutenue : la «nouvelle droite». Celle-ci n'est actuellement plus classable à l'extrême droite dans sa totalité, notamment son idéologue principal Alain de Benoist. D'ailleurs, les Editions du Labyrinthe, label éditorial du GRECE, qui diffusent leurs livres à travers le bimensuel Eléments, ont une activité modeste (chiffre d'affaires : 397 000 francs dont 21% à l'exportation) et ne vendent aucun titre à contenu extrémiste.

    Les librairies grand public

    Les librairies d'extrême droite ouvertes au public sont peu nombreuses. La principale est la librairie parisienne Aencre, négationniste et néo-nazie, qui vend nombre de rééditions d'ouvrages allemands de la période hitlérienne, prenant la succession de la librairie Ogmios fermée pour faillite frauduleuse. Aencre a été reprise en avril 1997 par une société dirigée par Gilles Soulas, militant parisien du FN et vend désormais aussi par Minitel (code 3615 Boukin). En 1996, elle a ouvert une succursale à Toulon, la Librairie Alaïs. Dans la capitale existe une librairie de la même veine, la Joyeuse Garde (7) , d'inspiration néopaïenne.

    Dans l'optique catholique intégriste existe, dépendant de l'église lefebvriste Saint-Nicolas-du-Chardonnet, la librairie Saint-Nicolas, ouverte en novembre 1993 (8) . Elle est moins importante que Duquesne Diffusion, branche parisienne de Diffusion de la Pensée Française, qui est la plus fréquentée des librairies d'extrême droite, accueillant à la fois des auteurs royalistes et catholiques et des écrivains négationnistes et paganisants.

    En province, existe dans le même registre la librairie Dobrée à Nantes (9) , qui propose trois types d'ouvrages : ceux consacrés au prétendu complot judéo-maçonnique, qui défendent les thèses théologiques intégristes, dont l'anti-judaïsme et, proximité de la Vendée oblige, ceux qui réécrivent l'histoire de la Révolution au bénéfice de la royauté, des chouans et de la Contre-Révolution.

    A Bordeaux depuis 1983, la librairie Ulysse (10) (également éditeur) vend 5 000 titres dans l'optique catholique intégriste ou dans celle de la «tradition et de la civilisation européenne», ce qui dans le vocabulaire des droites radicales désigne l'idéologie néo-païenne racialisante. On vérifie ainsi une tendance commune à la majorité des éditeurs et libraires de ce courant : quelle que soit l'idéologie dont ils se réclament, ils vendent sans ostracisme aucun les auteurs des tendances les plus opposées à la leur.

    Le nombre des librairies d'extrême droite peut paraître très restreint : c'est toutefois en France qu'il est le plus élevé de tous les pays d'Europe occidentale.

    Bibliothèques et bulletins bibliographiques

    L'un des aspects les plus surprenants de la contre-culture extrémiste est l'existence de deux bibliothèques ouvertes au public et financées par fonds privés, n'offrant que des ouvrages appartenant à la culture d'extrême droite. La première est la bibliothèque Saint-Michel, à Toulon, qui se rattache à la mouvance catholique traditionaliste et vient de publier le 7e catalogue de ses ouvrages (11) . La seconde est la bibliothèque Jeanne d'Arc, à Paris, qui propose depuis 1989 1 200 ouvrages contre-révolutionnaires ainsi que les oeuvres des négationnistes Faurisson et Bardèche. Son statut légal est celui d'une association loi de 1901.

    Enfin, il existe un bulletin bibliographique recensant les ouvrages acceptables dans une optique catholique traditionnelle et maurrassienne . le bimestriel Legenda, publié dans l'Indre par Gérard Bedel (12) , ancien gérant de la Librairie des Cahiers, face à la Sor-bonne, qui fut celle des Cahiers de la Quinzaine, de Charles Péguy.

    Les associations littéraires

    La culture d'extrême droite se diffuse aussi par l'intermédiaire d'associations vouées au souvenir d'écrivains disparus d'obédiance nationaliste et très souvent anciens collaborateurs pendant la Seconde Guerre mondiale. L'extrême droite, qui vénère les écrivains maudits et politiquement incorrects, communie ainsi dans le culte de ces réprouvés qui cimentent l'union entre les courants de cette mouvance. C'est dans cet esprit que le Centre Charlier, dirigé par Bernard Antony (député européen FN), a organisé en avril dernier à Paris une journée de vente de livres et dédicaces réservée à ces associations : y étaient honorés Brasillach, Drieu La Rochelle et Céline, l'écrivain lyonnais Henri Béraud et Pierre Gripari qui, à côté de ses écrits politiques, était un conteur pour enfants au talent reconnu (13) . Ces associations jouent un rôle clé, car elles permettent à des militants de la droite la plus radicale de se retrouver aux côtés d'écrivains reconnus, certes classés à droite mais non comme extrémistes, et donc de jeter des passerelles» avec le milieu littéraire. L'Association des amis de Robert Brasillach, fondée en Suisse en 1948, comptait de la sorte parmi ses adhérents tant des anciens de Je suis partout que les écrivains Anouilh, Nimier ou Jouhandeau.

    Conclusion

    Pour l'extrême droite française, la formation culturelle des cadres et militants est une priorité. L'hebdomadaire officieux du FN comprend chaque semaine une rubrique littéraire confiée à Jean Mabire, qui indique aux lecteurs quels sont les écrivains dont l'oeuvre recoupe au moins partiellement les idées de la «droite nationale» (14) . Le quotidien Présent publie pour sa part chaque vendredi un supplément littéraire. Ce qui est nouveau, c'est que le lectorat de ces journaux (respectivement autour de 30 000 et 20 000 ex. vendus) et l'audience électorale du FN permettent aux idées de la droite extrême de toucher un large public qui en retrouve aussi les grands thèmes dans le discours de Le Pen ou de Mégret, donc dans tous les grands médias. Cette culture d'extrême droite développe une vision paranoïaque et manichéenne de la société qui renforce le sentiment de persécution et d'exclusion caractérisant l'électorat frontiste. De sorte que, peu à peu, c'est tout un pan de la société qui devient autiste, n'entendant plus le discours des partis traditionnels et devient insensible aux formes normales d'expression culturelle.

    1. 'Auteur de Le Front national, histoire et analyses Nouvelles éditions Laurens, 1997. retour au texte

    2. Rupture qui se fait sur la question de l'acceptation formelle de la démocratie et des valeurs républicaines: pour l'extrême droite. Même lorsqu'elle joue le jeu parlementaire, celles-ci ne sont qu'instrumentales. retour au texte

    3. Il existe d'ailleurs des contre-cultures d'extrême droite dans tous les pays européens où se développe ce courant politique. Pour un panorama complet, je renvoie à l'ouvrage que j'ai dirigé : Les extrémismes en Europe, CERA-Editions de l'Aube, 1997,409p. retour au texte

    4. Il s'agit du moyen le plus utilisé partout en Europe occidentale et aux Etats-Unis. En Europe de l'Est, le biais est autre : c'est la vente à l'étalage, dans les grands squares et aux abords des lieux publics. retour au texte

    5. La société anonyme DPF a déclaré en 1995 un chiffre d'affaires de 11,092 millions, qui croît continûment. Un de ses administrateurs principaux est Jean-Baptiste Geffroy, maître de conférences (droit) à la faculté de Poitiers. retour au texte

    6. Fondée en 1985. Chiffre d'affaires 1995 : 766 000 francs. retour au texte

    7. Qui fut longtemps la seule à proposer au catalogue les Protocoles des Sages de Sion . retour au texte

    8. Pour aussi imparfait que soit ce mode de calcul ,on peut estimer sa clientèle potentielle d'après le tirage du bulletin paroissial de St-Nicolas, Le Cbardonnet , soit 5 500 exemplaires en mars 1997. retour au texte

    9. Chiffre d'affaires 1996 : 1,285 million de francs. retour au texte

    10. Mise en liquidation judiciaire le 17 avril 1996, elle continue son activité et fait de la publicité dans le journal des étudiants FN de Bordeaux: Nous, mai 1997. retour au texte

    11. 201, rue Sainte-Christine 83 000 Toulon. Catalogue contre 30 francs en timbres. retour au texte

    12. Legenda: 28 Route du Blanc, 36 220 Tournon Saint-Martin. Abonnement annuel : 75 francs. retour au texte

    13. Gripari a collaboré à la revue Défense de l'Occident, précurseur français du négationnisme, ainsi qu'à la revue néo-pétainiste Ecrits de Paris. retour au texte

    14. Ces chroniques sont éditées sous le titre Que /ire? dans deux volumes publiés aux éditions National-Hebdo. retour au texte