Index des revues

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    Se documenter au lycée

    Par Michelle Pradourat, Professeur de lettres

    Lorsqu'en 1956, jeune professeur de lettres, je rejoignis mon premier poste en Alsace, toute heureuse d'échapper à une nomination en Algérie, je ne savais pas combien j'avais eu raison d'emporter deux valises bourrées de livres. J'ignorais presque tout de la pédagogie, et ne savais absolument rien de l'administration et de l'équipement d'un lycée - sinon par mes souvenirs de jeunesse. Animée, comme tous mes collègues, par la volonté de transmettre le mieux possible mes connaissances, je nourrissais aussi le rêve de susciter chez mes élèves cette passion de lire qui avait illuminé mon enfance et décidé du choix de ma carrière. Hélas pour moi, dès ma première visite de lycée, je dus constater l'absence de ces placards-bibliothèques encore présents dans ma mémoire, où les livres en uniforme beige avec leur numéro-matricule attendaient en rangs serrés qu'un professeur en fasse distribution à la fin d'un cours.

    Des livres et des placards

    Avec une angoisse mêlée de plaisir, je mesurai la difficulté de ma tâche, surtout dans cette région où la langue française n'était pas celle de la rue et où il m'appartenait, plus qu'ailleurs, de la faire apprécier. On enseignait, à l'époque, la littérature à coups de morceaux choisis. A peine avait-on expliqué cinq ou six pages d'un auteur majeur qu'il fallait passer à un autre, non moins important. Pour cela, les manuels suffisaient. mais comment faire pour donner à lire aux élèves des oeuvres intégrales? Pour ma classe de 4e, mes deux valises de livres furent d'un grand secours. J'y choisis ceux qui pouvaient convenir à cet âge, Le Grand Meaulnes, Le Journal d'Anne Franck, Les Enfants terribles, La Porte étroite, Olivier Twist, et quelques autres. Des élèves apportèrent leurs oeuvres favorites. Et j'organisais un «troc» qui avait lieu en fin d'après-midi. Peu à peu, un rituel s'établit : chacune de mes petites élèves présentait rapidement le livre qu'elle rapportait. Les doigts se levaient, on criait «moi, moi" et je désignai la prochaine lectrice tout en tenant le registre des ouvrages empruntés. Quand cinq ou six élèves avaient lu le même roman, elles étaient chargées de la rédaction d'une fiche de présentation avec biographie de l'auteur, résumé de l'oeuvre, et jugement personnel. J'admettais la pluralité des opinions. chaque lectrice nouvelle se rangeait à tel ou tel avis, on ajoutait son «grain de sel». Parfois, il y avait des protestations, des discussions. Bref, on ne s'ennuyait pas à ce moment-là. En Seconde, il m'était difficile de pratiquer la même méthode. J'avais moins de temps à ma disposition, un effectif très lourd, un programme chargé. Je me servis donc de la bibliothèque municipale, située près du lycée. Comme elle était bien chauffée, je m'y réfugiais chaque soir. Je pris l'habitude de donner à des groupes d'élèves des sujets d'exposés qui exigeaient une recherche en bibliothèque. Lorsque «mes disciples» faisaient irruption dans ce lieu de silence, à peu près désert, et déroutant pour eux, j'étais là pour les aider à choisir leurs documents, à établir leur demande ; et parfois je participai à ce travail avec le sentiment fugitif que je contribuais à éveiller chez eux le goût des livres qui n'est pas si naturel qu'on veut bien le croire.

    Dans les postes où je fus envoyée par la suite, en Normandie et en Seine-et-Marne, je connus des situations à peu près identiques. En Normandie, il existait un placard-bibliothèque, mais réservé aux seuls internes. Ce fut donc avec une variante que reprit mon système de troc. Chaque interne emportait un livre par quinzaine. Il le lisait rapidement et le prêtait à un externe. Je me souviens de l'un d'entre eux qui se débrouillait pour lire quatre livres par semaine ! Je perdais un peu le fil de ces échanges clandestins, mais ce système compliqué porta ses fruits. Il développa chez certains le désir de lire et réduisit la distance qui existait entre les internes et les externes. A côté de ce bon souvenir, j'ai celui, amer, d'un lycée tout neuf de Seine-et-Marne, construit parmi des HLM sur un plateau venteux. Là, aucun livre pour les élèves et une bibliothèque municipale inaccessible, à 5 ou 6 km du lycée. Il fallut une véritable pression du corps professoral pour obtenir des crédits. Et encore, ce fut au nom des quatrièmes de «transition» - j'en avais une - classes où la mise à niveau d'enfants venus du primaire et n'ayant pas suivi les cours de sixième et cinquième justifiait un traitement de faveur.

    En 1963, j'aboutis à un lycée de la banlieue parisienne où existait - miracle - une vraie bibliothèque, avec même de la moquette au sol : c'était le luxe. De plus, la bibliothécaire était responsable d'un SD (Service de documentation) destiné aux professeurs, qu'elle ouvrait deux fois par semaine. On y dénichait, sur les étagères d'un étroit réduit, quelques revues et des documents divers ; sur une armoire basse trônait un électrophone, avec des disques dont certains de théâtre - comme Le Cid avec Gérard Philippe. Une nouvelle ère s'ouvrait devant nous.

    En fait, cette ère nouvelle avait commencé, sur le plan national, avec la création au lycée Janson de Sailly, à Paris, du premier CLDP (Centre local de documentation pédagogique), censé offrir aux professeurs chargés de mener à bien une rénovation pédagogique, première du genre, une abondante documentation.

    Du SD au CDI (en passant par le SDI)

    En 1962, on comptait déjà 219 établissements scolaires bénéficiant de ces CLDP, rebaptisés Services de documentation ; un tiers d'entre eux se situaient dans la région parisienne et j'eus la chance d'être nommée dans un de ces lieux privilégiés. En réalité, ce fut une difficile histoire que celle de leur implantation, de leur développement et, pourrait-on dire, de leurs métamorphoses.

    1966 fut une étape décisive : il fut décidé en haut lieu que ces Services de documentation s'ouvriraient aux élèves sous le nom de Services de documentation et d'information. En 1973, les SDI connurent leur appellation définitive, CDI. Ils redevenaient des Centres, terme auquel l'inspecteur général Tallon voulut donner tout son sens au cours d'un stage à Clermont-Ferrand. Il précisait que ces nouveaux centres documentaires devaient être désormais le centre de leur établissement... devenant un des pôles de la pédagogie rénovée». Voilà qui était clairement énoncé et promettait un avenir radieux. Le CRDP (Centre régional de documentation pédagogique) devait chapeauter le tout et offrir au personnel en place, bibliothécaire ici, professeur détaché là, un semblant de formation.

    Tout n'allait pas de soi sur le terrain : des SDI se transformèrent peu ou prou, au rythme des circulaires ou selon la pression de la base, en CDI. Parallèlement, mai 1968 avait fait admettre des pratiques pédagogiques autres : la mode fut à l'étude des oeuvres intégrales, aux travaux de groupes, aux sorties avec les élèves et aux voyages scolaires. Il devenait partout nécessaire qu'il y ait des centres de documentation pour préparer les sorties et les voyages, pour approfondir telle ou telle lecture, pour nourrir le contenu des exposés. Dans mon lycée, il se faisait beaucoup de choses. Je me souviens que notre bibliothécaire-documentaliste qui adorait le théâtre se faisait un plaisir de retenir des dizaines de places. Cependant, la vie du CDI restait un peu à l'écart de celle du lycée. Elle n'apparaissait ni dans les conseils d'enseignement ni dans le bilan annuel de l'établissement.

    Quand je fus nommée, en 1973, dans un lycée comportant des classes préparatoires aux grandes écoles, je crus naïvement que son équipement serait à la hauteur de sa renommée. Or, si la bibliothèque du premier cycle avait le mérite d'exister, et si celle des classes préparatoires, ouverte aux professeurs aussi, nous offrait un fonds d'une exceptionnelle richesse, il n'existait pratiquement rien pour le second cycle, sauf une centaine de livres disparates qu'un petit groupe d'élèves «autogérait" tant bien que mal. Il est vrai qu'il existait pour les professeurs un SDI, où une documentaliste dans une vaste pièce peinte en vert semblait veiller sur nos allées et venues, craignant sans doute que les appareils de projection, magnétophones, et autres..., dont nous avions la chance de disposer, échappent à son contrôle. Enfin, une grande salle qui avait servi de foyer, avait été convertie en salle de répétition pour le groupe de théâtre, et contenait aussi un écran de télévision. La plupart des professeurs ignoraient cette salle ou se lassaient de devoir faire maintes démarches pour la retenir.

    Enfin, le CDI

    Je ne me souviens plus exactement quand les choses changèrent. On nomma une documentaliste, chargée de créer un CDI. Elle avait été initiée aux techniques documentaires et ne cessa de compléter, au cours de stages, sa formation professionnelle. Toujours est-il que son enthousiasme et son intelligence firent merveille. Le CDI naquit. Il fut ouvert aux élèves de second cycle et occupa bientôt trois salles. Il s'enrichit d'un nombre impressionnant de documents écrits et audiovisuels. Les professeurs, peu à peu, s'intéressèrent à ce nouvel outil d'enseignement. En début de seconde, on organisait des visites du CDI. La documentaliste expliquait aux jeunes son fonctionnement. L'étude de la Renaissance (1) se prêtait à la mise en oeuvre d'exposés sur la peinture, par exemple : ainsi des élèves par petits groupes se voyaient conduits à explorer les ressources documentaires. On espérait ainsi créer chez eux l'habitude de fréquenter le centre de documentation. A partir des années 80, le vent novateur qui soufflait sur l'enseignement, et parvint un peu affaibli dans ce lycée traditionnel, consacra le rôle du CDI et des documentalistes. Il y eut pendant trois ans un essai d'application de la circulaire selon laquelle 10% du temps d'enseignement devait être consacré à des activités libres : revues de presse, éducation du citoyen, conférences et discussions sur des sujets variés... Mais si plus d'une moitié des professeurs s'engagèrent à fond dans ce type de travail en collaboration avec les documentalistes, peu d'élèves finalement participèrent vraiment à ces cours d'un genre nouveau : on les abandonna. Mais il y eut dans mon lycée de remarquables projets d'action éducative qui multipliaient les occasions de travaux interdisciplinaires.

    En fin de compte...

    Enfin, l'instauration des enseignements modulaires semblait devoir donner aux documentalistes l'occasion de jouer à plein, en liaison avec les professeurs, un rôle pédagogique. En fin de compte... ...que se passe-t-il aujourd'hui, dans nos CDI dont beaucoup sont déjà branchés sur Internet ? Quelles que soient les perspectives d'avenir, les locaux d'un CDI, si spacieux qu'ils soient, n'offrent qu'une cinquantaine de places pour un effectif de mille élèves environ. D'où l'obligation pour une documentaliste de refuser tous ceux qui prendraient le CDI pour une aire de repos. Or, on s'aperçoit qu'il y a différents types de «chercheurs». Les uns sont réellement plongés dans une documentation, que ce soit pour établir une biographie, faire un exposé ou se renseigner sur l'orientation possible de leurs études.

    D'autres feuillettent des revues diverses. La multiplication des annales corrigées" et de fascicules où un livre se trouve résumé et analysé explique la présence d'un certain nombre de jeunes. (Bien des dissertations reproduisent à l'identique des paragraphes "tout-écrits" issus de la fameuse collection Profil d'une oeuvre). Et il y a bien sûr des malins qui, sous couvert de consulter des manuels d'histoire ou des dictionnaires, font leurs devoirs de mathématique, à l'abri des intempéries et des bousculades de la cour. Comment les blâmer puisqu'il n'y a pas de salle d'études ouverte au moment du déjeuner ?

    Peu importe... J'ai toujours pensé qu'être là, parmi des livres et des dossiers, a une valeur en soi. Si absorbé qu'on soit par la résolution d'une équation, vient le moment où on repère un titre, ou l'on ouvre le dictionnaire qu'on a posé devant soi comme un alibi ; on regarde une illustration, on lit la définition d'un mot ; on se lève pour voir ce que fait le voisin planté devant son écran et on participe un moment à sa recherche. L'essentiel est qu'on s'imbibe d'une atmosphère et qu'on reparte avec l'impression qu'il doit exister partout - comme les parcs dans une ville - des lieux où il est toujours possible de satisfaire une curiosité ou de butiner de livre en livre.

    1. La littérature du XVIesiècle était inscrite au programme de seconde. retour au texte