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    Lire dans la classe de français

    Par Madeleine Di Meglio, Professeur de français

    Les élèves de 6e sont nombreux à « venir au CDI pour emprunter des livres, et à les lire ; mais la fréquentation diminue dès la 5e, et baisse régulièrement ensuite» : ce constat désabusé était celui d'une bibliothécaire-documentaliste de collège, qui pourtant ne ménageait ni ses initiatives ni ses efforts pour faire goûter aux élèves le plaisir de lire. Pour ma part, en tant que professeur de français dans un autre établissement secondaire parisien, il m'arrivait de me demander si la répétition de certains exercices scolaires stéréotypés - comme les figures imposées dans la chorégraphie sur glace - ne contribuait pas à expliquer, au moins partiellement, cette désaffection croissante pour la lecture de loisir. Combien de préadolescents, freinés dans leur lecture par des difficultés de tous ordres, et livrés à leurs seules ressources pour répondre à des questions préfabriquées dont la pertinence leur échappe, finissent par considérer le travail de lecture comme un douloureux pensum ! et en matière de loisirs, tant de propositions leur semblent plus attrayantes...

    Je n'ai pas été la première à penser que le professeur de français, quel que soit le niveau où il enseigne, est d'abord unpro-fesseur de lecture. Se considérer et se comporter comme tel suppose parfois une organisation de la classe et des pratiques un peu hétérodoxes ; j'en donnerai quelques exemples, après avoir précisé que ces activités de lecture ne représentaient évidemment qu'une partie de mon enseignement : il ne s'agira ici que de la première approche des textes littéraires.

    J'ajouterai que je n'ai rien inventé toute seule : les travaux de Jean Hébrard sur la lecture, les «recherches-actions» auxquelles j'ai participé à partir des années 70, et dont la revue Le Français d'au-jourd'hui se fait régulièrement l'écho, les séminaires de Jean Verrier à l'université - tout cela alimentait ma réflexion et mon travail sur le terrain. En lisant vingt ans plus tard le livre de Pennac, Comme un roman (1) , j'ai découvert que, pédagogiquement, nous étions de la même école.

    Si le plaisir de lire est d'abord celui de la découverte, et si l'on admet que ce plaisir peut être partagé (je ne dis pas qu'il doive l'être), il faut sans doute admettre aussi que les «mauvais lecteurs" ont besoin d'être accompagnés lors de leur première rencontre avec un texte pour qu'ils puissent vraiment y découvrir quelque chose. Si l'on admet également que "le sens n'est pas la somme des mots, il en est la totalité organique (2) et que pour la saisir, "il faut que le lecteur invente tout, dans un perpétuel dépassement de la chose écrite", c'est au sein du groupe-classe que peut s'opérer efficacement cet exigeant travail de «création dirigée». C'est le texte qui dirige, et non le professeur ; le repérage d'indices significatifs dans le cours de "la chose écrite» amène les lecteurs à se poser des questions, et leur permet de s'entraîner «au perpétuel dépassement» qu'exige la construction du sens.

    Apprendre à anticiper sur le texte

    La stratégie pédagogique dont je vais donner un exemple concerne ce que l'on appelle « la lecture suivie de textes narratifs, dont il s'agira de construire le sens par anticipations successives. Cette opération mentale d'anticipation, les lecteurs expérimentés la font inconsciemment ; mais ceux pour qui la lecture d'un texte long représente un parcours d'obstacles perdent le fil à tout instant et deviennent incapables de se projeter dans l'à-venir du texte, même le plus proche. C'est donc à la formulation consciente d'hypothèses sur les «possibles narratifs» que je me proposais d'entraîner mes élèves en classe. Et qu'on se rassure : les lecteurs "sans pro-blèmes" fervents de la traversée des textes en solitaires, ne renâclent pas à ce type d'activité collective, et leur coopération est précieuse. Voici comment je faisais ma petite cuisine :

    Ingrédients : pour une séance de deux ou trois heures (pas nécessairement consécutives), choisissez le texte d'une nouvelle, par exemple Le Grand Michu, dans Les Contes à Ninon (3) d'Emile Zola. Prédécoupez-la en épisodes (qui ne correspondront pas toujours à des paragraphes) en plaçant la coupure à l'endroit précis où la curiosité du lecteur est piquée au vif, où il est impatient de mettre fin à son attente en lisant «la suite". Cette préparation achevée, si l'établissement où vous enseignez est doté d'ordinateurs, confiez à la mémoire centrale ces épisodes séparés, dans l'ordre de leur succession, de manière à les faire apparaître un à un sur les écrans individuels au moment de la lecture en classe. (Sans ordinateurs, comme c'était le cas il y a une vingtaine d'années, les préparatifs étaient plus longs et plus compliqués : il fallait avoir des crédits de photocopie - un exemplaire par élève - et découper le tout au cutter).

    Procédure: lancez le premier fragment (à l'écran, ou sur papier), et faites-le lire silencieusement. En voici le texte :

    « Un après-midi, à la récréation de quatre heures, le grand Michu me prit à part, dans un coin de la cour. Il avait un air grave qui me frappa d'une certaine crainte, car le grand Michu était un gaillard aux poings énormes que, pour rien au monde, je n'aurais voulu avoir pour ennemi. 'Ecoute, me dit-il, de sa voix grasse de paysan à peine dégrossi, écoute, veux-tu en être ?"je répondis carrément: "Oui! "flatté d'être de quelque chose avec le grand Michu. »

    Lorsque tous ont achevé la lecture de ce court passage demandez à la cantonade : "Que voudrait-on savoir maintenant? Tous vous répondront que le mystère à éclaircir, c'est ce «quelque chose,, que le grand Michu propose à son (sa) camarade de classe (personne ne s'interroge sur «cette voix grasse de paysan à peine dégrossi »). Invitez alors chaque élève à formuler par écrit - ce sera la seule fois où vous aurez cette exigence, toute la suite du travail se faisant oralement - son ou ses hypothèse(s), puis de les exprimer à haute voix. Vous obtiendrez à l'unanimité, avec des variantes lexicales et syntaxiques, que le grand Michu invite son interlocuteur à «faire partie de sa bande» ; en prime, on vous offrira des hypothèses beaucoup plus élaborées, dont vous ignorerez toujours où et comment elles ont pris naissance : aller avec le grand Michu «faire un coup dans un supermarché, peut-être pour commettre un vol (sic) ; monter une expédition, sous la conduite du grand Michu, pour faire peur à quelqu'un en jetant des pierres dans ses volets (re-sic). Abstenez-vous de tout commentaire ; contentez vous de fournir aux lecteurs le deuxième fragment, qui commence ainsi : Alors, il m'expliqua qu'il s'agissait d'être d'un complot.

    Ce premier succès (on était tombé juste encourage à poursuivre, en faisant alterner les temps de lecture silencieuse et la formulation orale d'hypothèses, que l'on valide ou invalide à mesure en les confrontant avec le texte, et qu'on est parfois obligé de laisser provisoirement en suspens, jusqu'à la découverte du prochain indice significatif. Car certains passages ne font pas progresser le récit, et semblent au contraire prolonger l'attente tout exprès pour faire enrager le lecteur ; ils rendent impossible l'établissement de suppositions plausibles. Il arrive aussi que le «décor temporel» dans lequel le lecteur avait installé ses personnages se trouve démoli : ainsi d'une date énigmatique («en 51 »), que certains n'avaient d'ailleurs pas lue, ou qu'ils avaient interprétée de travers comme signifiant «1951» ; à quoi vient bientôt s'ajouter l'information selon laquelle le grand Michu...

    avait près de dix-huit ans, bien qu'il ne se trouvât encore qu'en quatrième. »

    Voilà qui oblige à situer le récit avant l'apparition des supermarchés, et à faire le lien entre des phrases, dispersées dans le texte, pour imaginer en quoi consistera le « complot» organisé par les meneurs : la révolte devait éclater au réfectoire», où l'assiette du «petit pion, un jeune gringalet», était garnie d'une double portion - spectacle insupportable pour son voisin le grand Michu, qui «avait toujours faim». Il est clairement admis par tous que se tromper, tâtonner à la recherche du sens, n'est pas répréhensible ; une erreur de lecture, une incompréhension momentanée ne laissent pas le goût amer d'un échec que viendrait sanctionner une mauvaise note ou une appréciation négative du professeur. Il suffit de persévérer dans la lecture jusqu'au bout du texte pour en avoir les clés, et les autres - vos pairs dans la classe - vous aident à les découvrir.

    Le texte, que des relectures partielles, puis intégrales et ininterrompues, auront rendu familier, pourra alors faire l'objet de travaux plus «canoniques» : l'analyse de la construction narrative, l'établissement de la différence entre auteur, narrateur et personnage, l'étude du point de vue adopté dans la narration, celle des procédés d'écriture...

    Bien sûr, cette élaboration collective du sens, au cours de séances qui mobilisent, dans une atmosphère à la fois sérieuse et détendue, l'ensemble des élèves (quelles que soient leurs compétences) ne peut constituer l'ordinaire des cours de français ; d'ailleurs, tous les textes de nouvelles ne se prêtent pas également à de telles manipulations. Je crois cependant (et bien que les effets de cette pédagogie de la réception des textes ne soient pas mesurables) qu'elle aide les élèves à aborder, dans la suite de leur parcours scolaire, les oeuvres de plus longue haleine, qui par avance leur prennent la tête». Encore faut-il sans doute laisser un peu flotter les rênes - au moins pour commencer : il suffit pour cela d'autoriser expressément les lecteurs à exercer quelques uns de leurs droits.

    En seconde : première lecture d'un roman

    Ayant programmé, à l'intention d'une classe de seconde, l'étude de La Peau de Chagrin, j'ai d'abord incité les élèves à tracer tout seuls leur chemin dans le texte, quitte à ne pas tout lire, ni en « bon » ordre. Vous pouvez, leur ai-je dit, sauter des passages, à la seule condition de noter à quel endroit du texte vous vous serez interrompus, à quel autre vous aurez repris votre lecture, et sur quels indices. Il était convenu que notre première séance de travail serait consacrée au repérage de leurs impasses, et aux justifications qu'ils en fourniraient.

    L'expérience m'ayant appris que Balzac n'a pas très bonne presse auprès des adolescents, notamment « à cause des descriptions », je me doutais que dès le premier chapitre, l'énumération des objets que recèle la boutique du brocanteur (une bonne dizaine de pages) ferait l'objet de coupes claires. Je ne m'étais pas trompée : aucun élève n'avait résisté plus d'une ou deux pages à cet inventaire ; la lecture avait repris soit au début du paragraphe qui signale l'entrée en scène du marchand:

    «Figurez-vous un petit vieillard sec et maigre, vêtu d'une robe en velours noir...

    soit, plus souvent encore, à la page où apparaissent dans une typographie très particulière - en caractères arabes - les mots du talisman gravé sur la peau de chagrin, et leur traduction en français, qui dessine une forme triangulaire.

    Ce que tous les élèves voulaient savoir, c'était si le jeune héros, Raphaël, allait ou non se jeter à la Seine, et ce qu'était cette mystérieuse peau de chagrin qui donne au roman son titre (ils ignoraient et l'origine et le sens du mot "chagrin", quand il désigne selon Balzac une «peau d'onagre»). De telles interrogations me semblent très naturelles : il s'agissait bien de « vouloir connaître la suite », et Dieu sait que Balzac l'avait fait attendre ! Pour expliquer la longueur des pages précédentes, un élève réaliste a suggéré que, comme Balzac publiait ses romans en feuilletons et qu'il était sans doute payé à la pige, on pouvait comprendre qu'il augmente le nombre de lignes de chaque livraison. Mais un autre, qui avait repris sa lecture sur la foi de guillemets annonçant (enfin !) un dialogue, avait été frappé par l'opposition entre les deux trésors que le brocanteur propose à l'admiration et à la convoitise de son jeune client : le portrait du Christ par Raphaël, et la peau de chagrin diabolique ; cette opposition avait lait sens et le lecteur avait compris que le face-à-face entre les deux objets mettait le héros devant un choix capital ce qu'il a expliqué à ses camarades.

    C'est pourquoi je pense que l'enseignant a tout intérêt à prendre en compte les premières réactions de lecture de son public avant de s'atteler à lui faire découvrir, par une démarche construite, les étapes d'un roman d'apprentissage ou la fonction des descriptions dans le récit balzacien.

    1. Ed. Gallimard, Paris,1992. retour au texte

    2. Cette citation, ainsi que les suivantes, est extraite de Jean-Paul Sartre, «Pourquoi écrire ?» in Qu'est-ce que la littérature ? Paris, Gallimard, 1948, (coll. Idées) pp. 55 à 58. retour au texte

    3. Le texte du Grand Michu figure dans le recueil de Récits et nouvelles choisis pas J. Gouttenoire, Paris, Hachette, 1978, pp. 229 à 236. retour au texte