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Les bibliothèques font-elles acheter des livres ?

1997
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    Les bibliothèques font-elles acheter des livres ?

    Par Bruno Van Dooren, Président Association des directeurs de la documentation et des bibliothèques universitaires (ADBU 10, Place du Panthéon 75005 Paris

    Il m'est d'emblée apparu que cette question revêtait l'aspect d'une interrogation rhétorique. C'est-à-dire d'une interrogation qui n'exprime pas le doute, l'ignorance ou la curiosité par laquelle on est uniquement posée pour suggérer à l'auditeur une réponse mentale évidente.

    C'est une figure de pensée très habile car la vérité que trouve l'auditeur, ou qu'il a l'illusion de trouver, s'impose avec plus de force à son esprit que celle qu'on prétend lui dicter.

    La vérité, en l'occurrence, que la question sous-tend, c'est bien entendu : «Il faut le savoir : les bibliothèques ne font pas acheter de livres, bien au contraire, elles les prêtent et gratuitement de surcroît. »

    Plusieurs enquêtes

    Je préférerais que la rhétorique soit employée à meilleur escient : celui de défendre une thèse et de l'argumenter. Actuellement une opinion se répand : les ventes baissent parce que les prêts gratuits augmentent, donc les auteurs sont floués.

    Je pense que ce syllogisme reflète une méconnaissance de la réalité de la lecture en bibliothèque.

    Sur la corrélation entre achat et emprunt et plus largement sur les pratiques de lecture plusieurs enquêtes statistiques sont à notre disposition

    • par l'Observatoire de l'économie du livre («Les Bibliothèques, acteurs de l'économie du livre », in Bulletin d'information de l'ABF, (166), 1er trimestre 1995; Hervé Renard, « Achat et emprunt de livres : concurrence ou complémentarité? », Bulletin des bibliothèques de France, t. 40, (5), 1995);
    • par le Groupe universitaire de documentation et d'enquêtes sociologiques, Trois enquêtes sur la lecture Sous la dir. de J.-C. Passeron en 1980;
    • plusieurs enquêtes ont été conduites par la Mission lecture étudiante du ministère de l'Enseignement supérieur entre 1992 et 1993 dont, avec Le Monde, un sondage SCP Communication

    Il en existe évidemment d'autres mais celles-ci ont l'avantage de fournir des éléments susceptibles de nourrir notre discussion.

    Que montrent ces enquêtes relatives à la lecture en bibliothèque universitaire et en bibliothèque publique?

    D'abord qu'on raisonne sur une population minoritaire : les personnes qui fréquentent les bibliothèques constituent 30% de la population des plus de 15 ans.

    Ensuite, ces enquêtes indiquent également qu'il existe une corrélation entre emprunt et achat mais que le lien de causalité entre les deux n'existe pas : autrement dit, les bibliothécaires ne peuvent pas dire que majoritairement l'emprunt fait acheter en jouant comme préselection de l'achat et les éditeurs ne peuvent pas dire que la hausse des emprunts est la cause de la baisse des achats, en effet la baisse des achats concernent autant ceux qui n'empruntent pas que ceux qui empruntent en bibliothèque.

    Ces enquêtes montrent aussi que les prescripteurs sont d'abord les amis et les professeurs et non les libraires (5%) et les bibliothécaires (4%).

    Que ces deux pratiques ne s'excluent pas mais qu'elles se confortent mutuellement et qu'au bout du compte le plus grave est qu'il existe une population socialement et culturellement favorisée, qui sont les emprunteurs acheteurs, et une population réfractaire à l'achat comme à l'emprunt.

    A partir de là, que faisons-nous?

    Une bataille rangée de chiffres et de pourcentages, ignorant que la décision relèvera d'un débat et d'un choix d'ordre politique et non économique? comme nous le suggèrent les enquêtes?

    Et aussi Paul Valéry... tant ce type de débat n'est pas nouveau : - Pour que le matériel de la culture soit un capital, il exige l'existence d'hommes qui aient soifs de connaissance et de puissance de transformations intérieures, de discipline intellectuelle, de conventions et de pratiques pour utiliser l'arsenal de documents et d'instruments que les siècles ont accumulé. »

    Une prime au livre médiatisé

    Or dans notre système universitaire, cette soif de connaissance et de transformation intérieure est-elle à l'oeuvre?

    A l'évidence, l'étudiant est d'abord un consommateur de diplôme parce qu'il y a un primat du cours comme élément exclusif du savoir, peu importe le nombre de livres lus. Les étudiants l'ont compris mais ils n'ont pas le choix : ils sont pris dans la spirale d'une pédagogie qui impose le livre prescrit.

    Instaurer le prêt payant c'est confirmer le choix du livre prescrit et utile à l'exclusion des autres livres. En lecture publique, c'est renforcer le choix du livre médiatisé.

    Je veux dire par là, que privilégier le facteur économique dans l'offre de lecture enclenche des spirales tout aussi néfastes que celles dénoncées par les éditeurs :

    • il modifie le rapport au lecteur dans la mesure où il le transforme en consommateur, en client et non plus en usager qui est la notion par laquelle se définit le service public. C'est transformer le prêt à domicile en service à forte valeur ajoutée et non plus comme service de base, on privilégie la demande sur l'offre et l'offre s'adaptera à la demande;
    • ce renforcement de la lecture utilitaire joue au détriment d'une lecture critique, de culture et de plaisir qui ne parvient pas à s'imposer en raison de l'étroitesse des locaux de BU et de la faible part des ouvrages disposés en libre accès (moins de 20% des collections);
    • comme on l'a constaté dans d'autres services publics (la SNCF, la Poste ou la santé notamment) les services payants seront plus valorisés par l'entreprise parce que l'usa-ger/client exerce un droit et une attente plus exigeante vis-à-vis d'un service payant. Cela peut conduire les bibliothèques à privilégier en investissement des services de prêt performant. Il ne faut pas exclure la constitution de collections rentables et répétitives exclusivement ciblées sur les ouvrages au programme ou à la mode, rétrécissant l'éventail des achats;
    • dans cette entreprise, il n'est pas exclu que le service public se tourne vers les éditeurs pour financer les surcoûts d'adaptation et de fonctionnement des logiciels de prêt liés à leur demande spécifique, ainsi que les surcoûts liés à la facturation;
    • il n'est pas exclu que cette mesure influe sur le comportement des prescripteurs, et que tous les auteurs ne s'y retrouvent pas forcément quand on sait qu'il existe une forte concentration des prêts par maison d'éditions : 10 éditeurs font 50% des prêts et l'éditeur fait 14% des prêts.

    La globalité du problème

    Face à ces spirales, qui sont aussi dangereuses, il convient de considérer l'offre de lecture dans sa globalité :

    Il est patent que l'édition française se porte moins bien que l'édition américaine et allemande mais il est non moins évident que c'est l'offre de lecture qui se porte également moins bien en France : comparez le confort des librairies allemandes et des librairies françaises. Comparez les bibliothèques, britanniques, allemandes et les BU françaises : cinq fois plus d'ouvrages achetés et conservés, une place pour cinq étudiants contre une place pour dix-huit.

    Quelle part peut-on faire, dans ces conditions, à la lecture plaisir, au "butinage"(broivsing), à l'apprentissage de la lecture critique? Comment favoriser une démocratisation de plus en plus grande de l'accès à la culture? Comment familiariser à la lecture, autre que celle liée au diplôme, l'ensemble des étudiants et particulièrement les 25% d'enfants d'ouvriers et d'employés à l'Université si les bibliothèques universitaires ne sont que des comptoirs de prêt d'ouvrages prescrits à 5 ou 10 francs l'emprunt comme certains le souhaiteraient?

    Répétons-le une fois encore : à l'heure actuelle, nous raisonnons sur la base, le comportement et les représentations d'une population minoritaire, celle des usagers de bibliothèque. Les gains économiques à dégager seront à somme égale : faire payer cette population c'est entamer une peau de chagrin sans gain supplémentaire de lecteurs et c'est appauvrir l'offre de lecture.

    Tout cela se fera au détriment de la frange de public gagnée au livre par les bibliothèques mais qui n'achète pas (catégories sociales peu favorisées). Pour qu'ils se transforment en acheteurs, et pour gagner des lecteurs d'une manière générale, il y faut du temps et ce temps, effectivement, n'est pas celui d'un bilan financier annuel.

    Je terminerai par deux souhaits, celui que les éditeurs se rendent dans les universités et qu'ils observent ce qu'il s'y passe . qu'ils demandent aux bibliothécaires de les renseigner sur les ouvrages qui sont demandés et exclus du prêt parce qu'indisponibles sur le marché, qu'ils aillent à la rencontre des universitaires pour leur demander leurs bibliographies, qu'ils discutent avec eux de pédagogie et d'autoformation, qu'ils élargissent les expériences d'animation autour du livre auxquelles certains participent déjà, qu'ils se rendent compte que les bibliothécaires persuadent les étudiants de constituer leur bibliothèque personnelle et que ces mêmes bibliothécaires privilégient la constitution de fonds cohérents et diversifiés et que la fonction à laquelle ils tiennent le plus conseiller et orienter les lecteurs, ils n'ont pas les moyens matériels de l'accomplir convenablement, faute de locaux et de personnels.

    Le deuxième souhait serait celui-ci : que le prochain Salon du livre n'organise pas une table ronde sur le thème :' «Les éditeurs font-ils construire des bibliothèques? » Et qu'une réponse négative les conduise à reconstituer les cabinets de lecture d'autrefois avec droit d'entrée et droit de location, remontant à une époque où la démocratisation de plus en plus grande de l'accès à la culture en était à ses balbutiements.